« Dormir sur la banquette arrière »

Baudouin de Bodinat dans Au fond de la couche gazeuse :

« Compulsant les pages Science & Progrès, à retrouver les annonces disséminées d’un proche futur robotique dont les voix de l’expansion nous vantent l’inéluctabilité très attrayante ; très occupée à nous prendre en charge, à nous faire une vie comme avant elle se réservait à la haute classe : les voitures s’y conduisent toutes seules en connaissant le chemin, se garant elles-mêmes à l’arrivée dans Smart City, dans une magie quotidienne d’objets connectés à entremêler pour nous leurs sollicitudes ; où il suffit de parler aux appareils domestiques pour qu’ils obéissent à travailler (…), et c’est l’écran plasma qui importe une série nouvelle qui nous plaira sûrement ; où le logement sera comme une entité murmurante attentive à notre confort et le dressing fait des suggestions le matin d’après la météo, la balance s’adresse à l’optiphone afin qu’il vous coache en cuisine minceur en accord avec le logiciel de suivi médical inclus dans la police d’assurance, etc., et dehors c’est le robot serveur qui vous identifie dans le cloud et connaît alors vos penchants et peut conseiller le vin ; où un discret wearable contrôle les pulsations et la glycémie, calcule les calories brûlées et peut appeler en cas de malaise, etc. Tous ces enfantillages dont on se vexerait qu’on nous en suppose ravis si nous avions encore notre tête. Mais plus sérieusement où (…) ce sont déjà des algorithmes gérant les fonds spéculatifs sans s’occuper des conséquences pour nous ; et de gentils automates « dotés d’éléments de conscience » pour donner de l’empathie aux âgés et veillant qu’ils prennent leurs gélules, et c’est un logiciel comportementaliste analysant vos tensions faciales devant l’écran pour poser les bonnes questions sans jugement moral, (…) mais plus généralement où ce sera nous dit-on des robots intelligents et infatigables à endosser les tâches pénibles à notre place, le répétitif, le peu créatif, à piloter les processus simples ou complexes et s’occuper des réassorts pendant qu’on aura mieux à faire. Tout à fait comme des adultes s’activent et règlent les problèmes durant que les enfants sont plongés dans leurs jeux tactiles ou dorment sur la banquette arrière. »

Fait accompli

L’actualité économique et numérique nous apprend qu’il faudrait se hâter de développer les réseaux bas débit longue portée dès aujourd’hui si l’on veut supporter le trafic grandissant des objets connectés, « qui seront 38 milliards en 2020 ».

En fonction de l’article qu’on lit, ce 38 milliards devient 80 milliards, ou 115 milliards… Normal : personne ne peut savoir combien il y aura d’objets connectés en 2020.

Le raisonnement, en tout cas, est idiot et revient à dire : « il faut construire une autoroute 4 voies devant chez vous, et vite ! car en 2020, deux millions de véhicules passeront chaque jour ! ». En réalité, il ne peut matériellement pas passer deux millions de véhicules devant chez vous, ni aujourd’hui ni en 2020. A moins qu’on ait construit une autoroute pour cela.

shad

C’est le tour de passe-passe qu’utilise un « progrès » quand il veut forcer le barrage. Fait énoncé. Fait annoncé. Sans argument mais sur un ton impérieux. « Hâtons-vous ou bien nous accumulerons du retard ! ». « Nous sommes le dernier pays à n’avoir pas encore… ». Culpabilisation, empressement, afin que s’auto-réalise la prophétie.

En réalité, l’horizon de 38 milliards d’objets connectés en 2020 n’a rien d’une fatalité, pas plus que n’importe quel horizon présenté comme inéluctable. Je ne m’y connais pas mais enfin, si l’on commençait par ne pas développer ces réseaux qui leur sont dédiés, si l’on n’enclenchait pas les moyens, si l’on se faisait à l’idée que ces petits objets se cognent un jour le nez contre les limites de capacité du réseau… ne se pourrait-il pas alors que nous n’arrivions pas à 38 milliards d’objets connectés en 2020 ? Il s’agit en fin de compte d’un choix de société, comme on dit, à faire en faveur d’une atmosphère qui ne serait pas infestée de nuées de bidules détecteurs, mesureurs, scanneurs, filmeurs, signaleurs…

Est-on réellement excité par le frigo qui envoie un SMS quand on a oublié de le fermer, autant que le sont les industriels qui espèrent nous le vendre ? Pour un objet connecté qui sauvera la vie ou fera du bien, combien seront là pour mesurer notre travail, contrôler nos gestes ? Désire-je vraiment que les objets, les machines, s’échangent et communiquent toujours plus d’informations à mon sujet ? La multiplication à outrance de ces gadgets électroniques – objets connectés et plus généralement mouchards « tech » comme ceux que présente cet article du Dernier Blog – a ceci de particulier que sa malfaisance n’épargnera personne, surtout pas l’objecteur de conscience qui aura cru choisir de s’en passer. Il suffit que son voisin soit par exemple l’un de ces crétins équipés d’une caméra volante, qui trouve amusant de survoler son jardin, puis le quartier et ses habitations. C’est donc pour que ce bonhomme puisse continuer à jouer, à cela et à autre chose, qu’il faudrait « développer les réseaux » ou les capacités de stockage informatique sans mesure.

Les objets connectés seront 38 milliards (ou 80 milliards, ou 115 milliards) en 2020. Quels que soient la demande et l’engouement. La planète dût-elle s’y épuiser ! En dépit des semblants de débats qu’on fera mine d’organiser sur les conséquences éthiques du phénomène. Les objets connectés seront des milliards, c’est décidé ! La quincaillerie électronique a ses raisons que la raison ignore.