Ce qui résiste à la science

Nous croyons volontiers à la menace d’une science toute puissante : cette science désenchanteresse, défricheuse des mystères et des charmes de l’univers. Cette science des 20 et 21ème siècles qui illustrait nos manuels de physique, en des tons rose et bleu et des images d’éprouvettes fluorescentes, de rayon laser, de fusée en érection et de jeune fille en blouse, l’œil alerte et vissé au microscope…

Car c’est ainsi que nous sont présentées les choses : rien n’échappe à cet œil. Tout se dissèque, tout se manipule, tout se comprend. Tout tient dans une équation. Infiniment petit ou infiniment grand, le monde est résolu : c’est une question d’atome, de satellite, d’ADN, de nanotechnologie, ou de complexe d’Œdipe. Vous n’y connaissez rien mais d’autres savent. D’autres sauront. C’est l’affaire de quelques années, de quelques millions d’investissement. Et s’il subsiste des problèmes pour lesquels on n’entrevoit pas encore de solution, on peut au moins dire dans combien de temps cette solution sera trouvée : Mars c’est pour 2050, le cancer c’est une histoire d’une trentaine d’années, etc.

Heureusement, les choses ne sont pas si nettes, nous le constatons avec stupéfaction dès que nous croisons cette science sur les domaines qui sont à notre portée : là, rares sont les occasions où l’on peut vraiment obtenir le fin mot, l’argument scientifique imparable qui mettrait fin au débat. Malgré l’apparat technologique, les instituts et les éminents spécialistes, il reste toujours une place incompressible pour l’interprétation, la mise en cause, les pourparlers…

C’est ainsi que, malgré la science toute puissante qui détecte la présence d’eau sur une planète où personne n’a encore mis les pieds, personne n’est fichu de savoir avec certitude ce qui fait se réchauffer le climat de notre planète. Personne ne peut même affirmer catégoriquement si le climat se réchauffe effectivement : il se trouve des scientifiques des deux côtés, avec le même sérieux et la même bonne foi, pour aboutir à la conclusion opposée. Y compris sur des sujets apparemment simples, le consensus parascientifique change de camp selon l’envie. Tantôt la science puéricultrice, par exemple, décrète qu’il est mauvais de faire dormir un bébé sur le dos. Puis les dix années suivantes, cette même science vous conjure de ne jamais coucher un bébé sur le ventre ! Et voilà qu’au terme de milliers d’années, nous ne savons toujours pas dans quel sens coucher nos enfants, par contre nous pourrions dire la température qu’il faisait à cette époque ou s’il y a des traces d’eau à l’autre bout de l’univers !

Il en est ainsi dans de nombreux domaines : penchez-vous sur un sujet d’un peu près, et la petite ingénieur blonde en blouse et microscope se débine. Elle a foutu le camp et vous laisse là, incapable de trancher, sans autre choix que vous en remettre à l’un ou l’autre son de cloche scientifique. C’est à cela, au final, que nous sommes réduits : accorder notre foi à l’un ou l’autre parti, céder au plus convaincant, à celui qui nous fait la meilleure impression, et qui peut aussi bien être le meilleur comédien. Car il n’est pas loin, le temps des médecins de Molière.

Non, la science ne défrichera pas tout le mystère du monde. Tout au plus peut-elle être un moyen de traquer le faux inexplicable, le toc, faire tomber les fausses idoles, en vue de réduire l’étendue du mystère. Mieux le délimiter pour nous permettre de situer plus précisément l’autel du véritable Irrésolu.

La fin des fausses conversations

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Pendant longtemps, on a risqué à tout moment de se retrouver face à une personne peu bavarde ou peu intéressante, à devoir lui faire la conversation bien qu’on n’ait rien à lui dire. Pendant longtemps, il a fallu ruser, broder une discussion de façade, s’emparer de n’importe quel détail pour monter un sujet de conversation… Et quand la mince étincelle se produisait, il fallait ne pas relâcher l’effort : il fallait souffler sur les braises pour ne pas que la discussion s’éteigne.

Dans le futur, on a mis fin aux fausses conversations par un moyen astucieux : les smart phones. On a équipé les gens de ces petites encyclopédies qu’on peut emporter partout avec soi et consulter à tout moment. On leur a ainsi offert une échappatoire, un moyen de remplir leurs conversations. Grâce aux applications et autres gadgets, les fausses discussions ont trouvé de quoi rebondir. Le déjeuner le plus emmerdant s’est transformé en un moment convivial, exempt de tout embarras, pendant lequel on peut partager des vidéos hilarantes ou piocher dans les derniers sujets d’actualité quand le débat s’essouffle.

Mais rapidement, les choses ont dérapé. A la table de midi, il n’a plus été possible de papoter sans que quelqu’un s’empare de son téléphone pour vérifier ou étayer l’argument. Dès qu’une personne prenait la parole, avançait une affirmation, une autre se précipitait sur internet pour trouver la preuve qu’il avait tort ou raison. Rapidement les conversations se sont réduites à cela : une affirmation que l’interlocuteur valide ou invalide par Wikipédia. Fin de la discussion.

Des trous béants se sont ainsi déposés dans la conversation, et la gêne est réapparue, encore plus grave et plus angoissante cette fois-ci, ne laissant d’autre issue qu’une fuite en avant. Car désormais, celui qui, pour échapper au pesant silence, fait diversion sur le beau ou le mauvais temps qu’il fait aujourd’hui, se voit donner sous 15 secondes la température exacte et l’évolution prévue pour l’après-midi par Météofrance.com. Fin de la discussion.