Boussoles inversées

Une personne – avec qui je m’entends pourtant bien – a le talent pour adorer les films que je déteste et pour dénigrer ceux que j’ai appréciés. C’en est au point où cela s’est vérifié suffisamment de fois pour m’en faire une règle. A savoir : éviter ses films « coup de cœur » et se précipiter plutôt sur ceux qu’il ne recommande pas.

Certaines personnes comme cela sont nos boussoles inversées. Nous n’avons plus vraiment besoin de savoir pourquoi elles aiment ceci ni comment elles pensent cela, mais simplement de connaître quel est le nord qu’elles désignent, afin de tracer tout droit vers le sud, d’un pas assuré.

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La seule autre personne qui ait pour moi cette fiabilité de mécanisme, c’est Bernard Henri-Lévy. Lorsque se présente sur la scène internationale un nouveau conflit un peu complexe dont je ne sais que penser, j’attends que BHL se prononce. Puis je prends le parti inverse. Je suis alors à peu près sûr de ne pas me tromper, j’ai le confort de savoir que je suis grosso modo dans le juste.

Et comme en général mon cinéphile va beaucoup au cinéma, et comme en général BHL donne son avis sur tout, ce sont des personnes bien pratiques à avoir près de soi de ce point de vue.

La pensée conséquente

Si l’on s’en tenait à ce que pensent les gens, une grande partie des maux du monde serait réglée. Car les gens pensent globalement juste. Mais cela ne mène à rien puisque cette pensée est tout à fait inconséquente : non seulement on n’accomplit pas ce que l’on pense, mais on accomplit parfois l’inverse.

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Ainsi, tout le monde est d’accord pour penser du mal de la télévision (a-t-on jamais croisé une personne qui s’en fasse l’avocat inconditionnel ?), tout le monde s’entend à la calomnier mais chacun la regarde – avec une distance critique s’il le faut – et la télé et toute l’horreur qui s’y rattache continuent d’exister.

Tout le monde s’entend à déplorer le mannequinat, la sexualisation de la publicité, de la consommation, le tort que cela fait à l’image de la femme… Tout le monde pense ça mais lorsque cette « dégradation de la femme » s’incarne, lorsqu’elle se matérialise sur le trottoir d’en face sous l’apparence d’une femme obscène et bariolée, alors là n’allez surtout pas juger ! On défendra son droit le plus strict à faire ainsi. Battez-vous contre des moulins à vent (« la mode », « les marques » ou « la société marchande »…) mais pour rien au monde ne portez atteinte à la liberté de chacun de faire exactement ce qu’il veut. Moralisez « l’entreprise », « la société », « le capitalisme » si vous voulez, mais pas les hommes et les femmes que nous sommes.

C’est avec cette même inconséquence que, si vous tendez l’oreille, tout le monde se dit prêt à « changer de système ». La ménagère vote Mélenchon, le JT de TF1 répète qu’il serait bon de purger le capitalisme de ses excès, et chacun finit par reconnaître que le modèle de consommation, de production, de gaspillage outranciers… doit être mis en question. Mais ces mêmes qui se prononcent pour une certaine forme de croissance nulle, in the other hand, n’imaginent pas devoir renoncer pour cela à leur modèle de Progrès : ils sont ok pour réduire les profits, la croissance, le gaspillage, ils sont ok mais à condition de maintenir toutes les autres choses égales par ailleurs ! Hormis quelques exceptions qui seront allés au bout de leur réflexion et se seront sans doute faits berger dans le Tarn, tous ces gens de bonne volonté qui ne demandent pas mieux de… ne réalisent pas ce que cela implique vraiment, au-delà de la formule.

Limiter la croissance, ce serait aussi limiter l’idéologie du Progrès. Accepter de revenir à une société stationnaire, où l’on apprécie de s’ennuyer, de stagner, où l’on ne progresse pas, ni dans son emploi, ni dans son salaire, ni dans son statut. Pas d’ascension, pas d’acquisitions, moins de confort, moins de santé, moins de science, moins de spectacle et de fanfreluche. Plus de travail. Qui est partant ? Qui vote pour ? Qui saurait trouver là son bonheur ? Certainement pas la masse.

Qui attend de la vie une moisson de bonheur et de bien-être n’aura qu’à prendre un autre chemin que celui de la culture supérieure. – Friedrich Nietzsche

« Un philosophe n’a jamais exprimé ses opinions véritables dans un livre »

L’ermite ne croit pas qu’un philosophe ait jamais exprimé ses opinions véritables et ultimes dans des livres : n’écrit-on pas des livres précisément pour cacher ce que l’on porte en soi ? Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions « ultimes et véritables », qu’il n’y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne une autre caverne plus profonde. Un arrière-fond d’abîme derrière toute « fondation ». Toute philosophie est une philosophie de surface : il y a de l’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici, ait regardé en arrière et alentour, qu’il n’ait pas creusé plus profondément ici et ait remisé sa bêche, il y a aussi de la méfiance là-dedans. Toute philosophie cache une philosophie ; toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque.

Nietzsche, dans je-ne-sais-vraiment-plus-quel livre.

La peur de l’étiquette

L’une des raisons pour lesquelles l’engagement politique est aujourd’hui interdit à un jeune homme de bon goût, c’est que personne ne souhaite plus appartenir à un parti. Personne n’a plus envie de se ranger dans une case, dans une catégorie, fut-elle celle des rebelles et des inclassables.

Demandez à une personne quelle est la musique qu’elle aime. Là où auparavant on affirmait bêtement « du rap », « du rock progressif », « du classique »… aujourd’hui la personne vous répond : « oh, un peu de tout », suite à quoi elle déploie une palette impressionnante de genres musicaux (et si possible des sous-genres fusionnant d’autres genres) attestant son ouverture d’esprit, son « éclectisme », mais surtout son caractère imprévisible, indéfinissable. Vous comprenez, vous n’allez pas le « cerner » comme ça le gars, vous n’allez pas le « juger » sur une simple question. Les autres, peut-être et sûrement, mais lui non : il est beaucoup plus complexe que vous pensez, le gars.

Désormais on veut échapper à la définition. C’est une question d’esthétique : entrer dans une case à côté d’autres personnes du même genre, être semblable à un autre, est un sacrifice qu’on n’est plus prêt à faire. Renoncer à son infime différence, faire une croix sur sa singularité individuelle, sur sa façon personnelle de voir les choses pour être assimilé à une généralité quelle qu’elle soit, n’est plus considéré comme valant le coup par rapport au bénéfice qu’on peut en espérer. On lit et on entend ainsi en permanence des gens qui « détestent les catégories », qui s’offusquent d’être jugés en fonction de ce qu’on croit connaître d’eux.

Exemple fascinant du type qui a construit sa carrière exclusivement sur l’humour idiot, et qui s’étonne qu’on le croit idiot :

Le domaine des goûts musicaux est encore bénin. Imaginez ce que donne ce « refus d’être catégorisé » en matière de politique, de philosophie et de tout ce qui structure plus sérieusement la personnalité. Aujourd’hui, on veut bien reconnaître qu’on adhère à des idées, mais pas qu’on adhère à un parti, car s’assimiler à un parti, naturellement, nous simplifie, nous réduit, nous pousse à abandonner les petites particularités et les nuances de nos convictions pour rallier un standard de pensée. Inenvisageable. Alors on admet tout au plus « qu’on a le cœur à gauche », mais on rejette l’ensemble des partis qui recouvrent le spectre de la gauche. On ne veut pas s’incarner et se reconnaître dans une machinerie barbare qui s’appellerait « PS », « PCF » ou « RPR », tout au plus peut-on s’enticher provisoirement de la bannière orange-fun d’une chose conviviale et conceptuelle qui s’appellerait « MoDEM ».

Plus fort encore, ces gens-qui-ne-veulent-pas-être-catégorisés, s’ils finissent par ne plus voter, refusent également d’être catégorisés comme « ceux qui ne votent pas ». On ne vote pas mais attention, on ne veut pas être assimilé à la masse des abstentionnistes. N’imposez pas ce sens à leur non-vote, vous déformeriez l’originalité de leur position !

D’où nous vient cette lubie de se distinguer ? Peut-on croire que dans le passé, les gens étaient plus simplets, moins complexes et moins raffinés, entraient plus facilement dans les cases ? Les gens n’étaient sans doute pas moins individualistes, pas moins attachés à leur singularité. Mais peut-être avaient-ils un sens pratique et politique plus développé : ils acceptaient d’être caricaturés par l’appartenance à une classe, à un parti, à une mouvance, ils voulaient bien faire entrer leur complexité dans des cases, si cela pouvait syndiquer une force collective à même de faire avancer leurs idées.

Creuser sa tombe de connaissance

On découvre une vérité avec le même préssentiment et la même jubilation qu’un paranoïaque découvre un complot monté contre lui. La vérité soi-disant découverte, en réalité, existait déjà à notre insu, au plus profond de nous, sous la forme d’une conviction embryonnaire ; cette vérité, on veut bien la découvrir car elle fait déjà partie de ce qu’on est, elle nous rassure, elle nous confirme.

Ainsi, on croit avoir des idées, se forger une opinion à force de raison, mais il faut bien admettre que ce sont ces idées qui nous détiennent, que tel type d’idées va imprégner tel type de personnes tandis qu’elles resteront à jamais étrangères à d’autres…

En termes d’exploration de la connaissance, l’étendue du possible n’est jamais la découverte de territoires inconnus mais seulement l’approfondissement de ce que nous sommes déjà, de ce qui constitue notre personne et nos opinions. En fait de découvertes extérieures et de trophées, il n’y a que des convictions intérieures qui étaient là depuis le départ – ce qu’on savait sans le savoir – et que nous avons simplement mises à jour.

La seule latitude est de creuser plus profond, de délimiter plus nettement les contours de notre idiotie et de notre cécité. Car tout ce que nous pourrons trouver, à la fin, est la croûte plus ou moins durcie de certitude et de bêtise contre laquelle nous buttons et qui constitue notre noyau.