« Chez Flicoteaux »

Flicoteaux est un nom inscrit dans bien des mémoires. Il est peu d’étudiants logés au Quartier Latin pendant les douze années de la Restauration qui n’aient fréquenté ce temple de la faim et de la misère. Le dîner, composé de trois plats, coûtait dix-huit sous, avec un carafon de vin ou une bouteille de bière (…). Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père nourricier. Certes le coeur de plus d’un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l’aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu, (…) ces teintes brunes, cet air ancien et respectable qui annonçait un profond dédain pour le charlatanisme des dehors, espèce d’annonce faite pour les yeux aux dépens du ventre par presque tous les restaurateurs d’aujourd’hui. Au lieu de ces tas de gibiers empaillés destinés à ne pas cuire (…), au lieu de ces primeurs exposées en de fallacieux étalages (…), l’honnête Flicoteaux exposait des saladiers ornés de maint raccommodages où des tas de pruneaux cuits réjouissaient le regard du consommateur (…). Les pains de six livres, coupés en quatre tronçons, rassuraient sur la promesse du pain à discrétion. (…)

Flicoteaux subsiste, il vivra tant que les étudiants voudront vivre. On y mange, rien de moins, rien de plus (…). Chacun en sort promptement. Au-dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous utiles, tous nécessaires. Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle (…). Les côtes de mouton, les filets de boeuf, sont à la carte de cet établissement des mets extraordinaires qui exigent la commande dès le matin. Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l’agriculture et les caprices des saisons françaises. On y apprend des choses dont ne se doutent pas les riches, les oisifs, les indifférents aux phases de la nature. L’étudiant parqué dans le Quartier Latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde et si la betterave a manqué. (…) Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n’y manquent pas. Les costumes sont généralement négligés. Aussi, remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. (…)

Ceux qui ont cultivé Flicoteaux peuvent se rappeler plusieurs personnages sombres et mystérieux, enveloppés dans les brumes de la plus froide misère, qui ont pu dîner là pendant deux ans, et disparaître sans qu’aucune lumière ait éclairé ces farfadets parisiens aux yeux des plus curieux habitués. Les amitiés ébauchées chez Flicoteaux se scellaient dans les cafés voisins, aux flammes d’un punch liquoreux ou à la chaleur d’une demi-tasse de café bénie par un gloria quelconque.

Balzac dans Illusions perdues.

Lieux à densité photographique

A une certaine époque, j’aimais passer du temps au Trocadéro où, outre la belle situation, on observe le spectacle des skateurs et des rollers, le cirque des vendeurs à la sauvette, et surtout les groupes de touristes prenant la tour Eiffel et Paris en photo.

tour-piseLa béatitude du touriste qui croit avoir l’idée géniale de tenir
la tour de Pise ou la pyramide du Louvre dans sa main

J’ai toujours apprécié me trouver dans ces endroits « obligatoires » où affluent les touristes. Sentiment d’être privilégié, flatté du fait que l’on arpente tous les jours ou presque des lieux qui pour d’autres, constituent l’aboutissement d’un voyage de milliers de kilomètres, voire le rêve de plusieurs années et pourquoi pas d’une vie…

Qui plus est, la très forte densité touristique et photographique de ces endroits autorise à s’imaginer que, à la longue, on figure certainement à l’arrière-plan d’une photo, rangée dans un album au fin fond d’une bourgade chinoise, russe, brésilienne ou japonaise, dans un foyer ou une famille que l’on ne connaît absolument pas…

Dériver avec Debord

« Suivant le progrès de l’accumulation des produits séparés et de la concentration du processus productif, l’unité et la communication deviennent l’attribut exclusif de la direction du système ».

Ou encore :

« La division des tâches spectaculaires qui conserve la généralité de l’ordre existant, conserve principalement le pôle dominant de son développement ».

C’est dans cette langue ouatée et assez illisible (on pourrait dire « indigeste » si seulement on avait réussi à en avaler les gros morceaux) qu’est écrite toute l’œuvre phare de Guy Debord : La Société du Spectacle. Si je m’attendais… Voici des années que ce titre apparait aux intersections de mes autres lectures, que ce nom m’est soufflé et que je savais qu’il devait logiquement me plaire, et c’est un petit choc de découvrir qu’il ne parle pas du tout ma langue. Est-ce que je lui étais trop facilement acquis ? C’est en tout cas une surprise, sinon une déception. Il y a des auteurs que l’on a peut-être trop attendu pour lire, avec qui l’on a peut-être manqué son rendez-vous

dérive paris

Ceci dit, certains écrits plus anciens (car ce sont en réalité les œuvres complètes que j’ai lues), la période de jeunesse avec Potlatch et l’internationale lettriste notamment, ont un véritable intérêt. Je retiens principalement l’approche psycho-géographique et sa théorie de la dérive : sous un abord urbanistique et scientifique, il s’agit d’explorer les villes sous un jour nouveau et d’en cartographier les « unités d’ambiance », c’est-à-dire de dessiner la géographie réelle des quartiers, indépendamment des formes que l’administration, le cadastre ou l’histoire ont pu leur donner. Une « unité d’ambiance », on l’imagine, tire son existence d’un ensemble associant un décor, une atmosphère de quartier, une ambiance sociale, des souvenirs…

La dérive est donc cette discipline de relevé topographique qui consiste à déambuler de façon plus ou moins aléatoire dans la ville pour répertorier les îlots de vie caractéristiques, pour trouver les « passages » d’un quartier à l’autre… Et il faut en réalité arriver au premier compte rendu de dérive pour s’apercevoir que, sous le vernis méthodique, cela consiste simplement à errer dans Paris plus ou moins ivre avec ses compagnons !

germain des présPour finir sur l’anecdotique, ces comptes rendus de dérive observent une règle amusante qui est de retirer la désignation « saint » à tous les noms de lieux qui en sont affublés. On se promène ainsi à travers le quartier Sulpice, la rue de la Montagne Geneviève, le boulevard Michel, ou Germain, ou encore la commune de Denis… Des lieux qui par cette astuce, semblent reprendre un peu de leur virginité et de leur mystère.

>> Un bon article sur la dérive ici

Les commerciaux dans le métro

J’aime, dans le métro, tomber sur la délégation des 3 ou 4 commerciaux montés à la ville pour représenter leur entreprise à un salon ou un rendez-vous important.

Aucun snobisme, aucune méchanceté : j’aime simplement observer les choses microscopiques qui se passent à ce moment.

Entre eux. Entre les autres. Entre eux et les autres.

Ils sont debout, au milieu du wagon. Ils tiennent la barre. Ce sont les forces de vente.

Ils parlent à voix haute. Trop haute. Ils ne se doutent pas immédiatement que la foule les a détectés du premier regard. Ils croient d’abord s’être fondus dans la masse et l’anonymat urbain.

On a l’impression de lire en eux par transparence :

  • l’hôtel standard qui leur a été réservé dans le quartier de la gare,
  • la chemisette repassée, pliée et soigneusement glissée par leur petite femme dans le bagage à roues,
  • la bavette et le ballon de rouge pris le midi dans la brasserie la plus proche du Palais des Congrès,
  • dans la sacoche en cuir : le PowerPoint soigneusement agrémenté de titres arc-en-ciel en 3D…

Entre eux se passent énormément de choses également. L’impression individuelle et silencieuse qu’on les observe sans savoir à quoi ça tient. L’hésitation entre les attitudes à adopter. Le jeu du « seuls contre tous » : ils sont solidaires et resserrent le cercle qu’ils forment, jettent leurs regards par-dessus l’épaule, comme pour se protéger. Le jeu du « chacun pour soi » : malgré l’adversité, il faut continuer à en imposer devant les collègues, chacun faire semblant qu’il est à l’aise ici. Garder un œil régulier et discret sur le plan des stations sans lorgner avec trop d’insistance. Comme si l’on savait dans combien de stations on descendait !

J’aime les observer car ils sont une sorte de figure romanesque et éternelle : celle du personnage monté réussir à la capitale. Ces gens sont les descendants des paysans ou gentilshommes montés à Paris tenter le tout pour le tout.

Allez savoir : sous cette chemisette orange à cravate, il y a peut-être un Napoléon !

Le retour en taxi

Jeune, on rentre de soirée à pied plutôt qu’en taxi si ça permet de se payer un verre de plus. On croit alors que c’est une question d’argent, qu’un jour on aura les moyens.

Vieux, on se paye un verre de moins et on écourte la soirée si ça permet de payer le taxi du retour. On croit que c’est une question d’avoir vieilli, qu’on n’a plus les moyens de ce « verre de trop ».