Le langage agit comme un révélateur : il libère une réalité qui était emprisonnée à l’intérieur, les mots donnent corps aux choses, forme à ce que nous sommes, ils sont le pont entre les hommes. Les mots disent. Ils sont le passage du lancinant à l’existant. Ils sont le remède à tous les maux : femmes battues, traumatisés, victimes d’attentats, il importe avant tout, pour réparer la souffrance, de mettre des mots sur les violences qu’on a subies, n’est-ce pas.
Cette image – le langage comme accoucheur, défricheur du réel non-dit, vecteur de compréhension – est tronquée. Le langage n’est pas ce révélateur mais ce dissimulateur. Il se développe pour combler l’insuffisance du réel. Partout où les choses sont limpides, le langage est surperflu et le silence s’impose. Les mots n’interviennent que lorsqu’apparaît la nécessité de travestir ou d’augmenter ce qui est en train de se passer. C’est là qu’ils trouvent leur justification.
Les mots sont cette béquille aux choses, cette prothèse. Ils disent ce que la chose n’est pas pour l’équilibrer dans son mensonge. Ce qu’on croit nécessaire d’ajouter par la parole achève de construire le mensonge dans sa globalité.
C’est ainsi que :
- une dictature aura toujours le soin de s’appeller « république démocratique et populaire de… »,
- une entreprise qui inonde des villages pour construire des barrages hydroélectriques se dotera d’un dispositif de communication stipulant que « le développement durable est au cœur de sa stratégie »,
- un monochrome de Klein aura besoin de théories et de longs discours pour qu’on puisse apprécier sa « complexité »,
- et nous-mêmes, les mots « je t’aime » sortent de notre bouche le plus naturellement au moment précis où l’on doute de notre amour.
Les mots mentent, et ont probablement été inventés pour cet usage, à une époque où l’on se fiait aux faits seulement, au tangible, à ce que l’on voyait et ce que l’on voyait seulement.