Passion d’apparat

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« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour ». Et ce que La Rochefoucault dit de l’amour est certainement plus vrai encore pour les passions plus secondaires. Certains ont la passion du bricolage, mais beaucoup d’autres se sont bricolé leur passion. Ils se la sont improvisée, faute d’avoir pu en détecter une suffisamment saillante en leur for intérieur.

J’ai ainsi le souvenir d’un garçon du lycée qui s’affirmait tintinophile. Dans les faits, il ne connaissait pas beaucoup mieux Tintin que vous et moi, n’avait rien de spécial à vous apprendre sur le sujet, simplement il en parlait beaucoup et souvent. Il ne parlait pas tant, d’ailleurs, de Tintin et de son univers que de sa tintinophilie elle-même, dont il donnait des gages visibles de temps à autres en se faisant l’acquéreur d’un gadget, d’un cahier à spirales, d’un gant de toilette ou autre accessoire siglé.

Se donner une passion ostensible est un moyen simple et efficace pour se positionner dans l’esprit des amis et de la foule. Une passion affirmée est en quelque sorte un positionnement marketing à destination des autres. Vous n’êtes plus un élève lambda parmi les autres, vous êtes celui qui est dingue de Tintin. Votre monde intérieur est immédiatement visible et identifiable. Pas besoin de longues conversations pour vous situer aux yeux de tous ou pour vous révéler : sans que l’on ait à vous connaître, on sait au moins cela de vous.

Beaucoup de ces passions d’apparat se bricolent à l’adolescence, mais elles peuvent naître et exister aussi plus tard dans la vie. Celles-ci existent de plus en plus d’ailleurs, tant notre société demande à chacun de « suivre sa passion » comme si chacun devait naturellement en posséder une. Le consultant Accenture en mal de personnalité aura à cœur de rehausser le ton parme de sa cravate par une passion déclarée, par exemple l’œnologie. Le voici ainsi doté d’une spécificité. A la machine à café, à la cantine le midi, il sera Monsieur Vin. On sait de quoi parler et plaisanter avec lui. Et l’on croira tomber juste en lui offrant une belle bouteille lors de son pot de départ.

Pour que la passion d’apparat fonctionne, deux règles à observer. D’abord, il est important qu’elle ne prenne pas le pas sur le reste, sans quoi l’on passerait simplement pour un type obsessionnel et un peu limité. La passion doit rester la couleur de fond de sa personnalité (ce qui n’est pas difficile lorsqu’on n’est pas véritablement passionné). Seconde règle élémentaire : l’objet de la passion doit être suffisamment commun et partagé. Rien ne sert de se faire le passionné d’une discipline par trop confidentielle ou trop pointue, que personne ou trop peu de monde n’aurait aisance à évoquer. L’objet de la passion doit « ne pas manger de pain » comme on dit. Il sera plus ou moins connu de tous et trouvera maintes occasions de se caser dans la conversation courante. Votre singularité ou votre expertise résidant dans le fait d’en parler souvent, ou beaucoup.

Etre précurseur

Parce qu’il est né à Marseille, parce que c’était en 1927, parce qu’avant tout il avait l’étrange passion de plonger sous l’eau, Albert Falco est devenu au fil de ses rencontres ni plus ni moins un pionnier de l’océanographie et l’un des inventeurs du monde sous-marin tel qu’on le connait. Une sorte de Christophe Colomb des profondeurs, en somme.

Etre pionnier d’une aventure historique, cela demande parfois simplement d’être au bon endroit au bon moment : né 50 ans plus tôt ou plus tard, Falco aurait été simple pêcheur de poulpes, ou bien maître-nageur… Né à Lons-le-Saulnier, sa passion et ses économies auraient peut-être été englouties dans l’équipement d’une Renault 5 Sport… Bon endroit, bon moment, et surtout détenir cette petite folie, cette petite bêtise qui pousse à trouver son épanouissement dans une activité aussi « futile » que la plongée, à une époque où cela ne constituait ni un loisir ni un débouché professionnel, où le reste du monde avait autre chose à faire…

Ce n’est pas nous, c’est certain, qui pourrions être pionniers de quoi que ce soit, avec notre manie de déplorer tout ce qui est nouveau. Ce n’est pas nous qui ferions émerger quelque discipline nouvelle pour lui donner ses lettres de noblesse. A l’époque, nous serions restés sur la digue, à observer Falco enfiler son masque et ses bouteilles en nous gaussant de la vacuité de son destin, nous demandant à quoi il rimait… Nous serions passés complètement à côté comme nous passons à côté des audaces contemporaines.

Toute nouveauté, toute lubie, tout caprice moderne se présente à nos yeux d’abord sous les habits du ridicule et de l’absurde. Nous finissons parfois par les adopter, plus tard, bien plus tard, lorsqu’ils sont répandus et qu’il n’est plus temps de briller dans ce domaine par sa précocité ; nous les adoptons plus tard, trop tard, lorsque la conformité l’exige, et en clopinant encore !

La Découverte de Lons-le-Saulnier (39)

C’est ainsi. Nous ne sommes découvreur ni précurseur en rien. Nous laissons filer devant nous les modes, les technologies, les nouveaux usages, les nouvelles formes, en un mot le neuf ; kite-surf, interfaces numériques, TV on Demand, théories scientifiques ou sociales… Nous sommes ce qu’il convient d’appeler un « vieux con » (et c’est malheureux quand on connaît notre âge !). C’est ainsi et nous n’avons ni tort ni raison : comme il y a des myopes et des presbytes, nous voyons trop loin ou trop près. Le neuf de la nouveauté nous semble toujours plus artificiel que celui de l’éternité. Nous cherchons la sève dans les racines et les vieilles branches et piétinons les jeunes pousses et les fleurs. L’attrait, nous le trouvons dans un vieux riff de blues qui revient éternellement raconter la même histoire, plus que dans les derniers rythmes et trouvailles électroniques.

C’est ainsi et ce n’est pas grave. Je n’ai ni tort ni raison. Ne m’attendez simplement pas pour inventer la roue : je vais être un peu en retard !

L’illusion possessive

Parmi les meilleures blagues que nous ait concoctées l’univers, il y a celle qui veut que les belles choses soient insaisissables : qu’elles disparaissent ou s’éteignent quand nous les approchons.

  • Le collectionneur court après le spécimen, le timbre ou le papillon ultime ; mais à l’instant précis où il l’épingle dans sa collection, son intérêt pour lui disparaît.
  • Le passionné de cheval achète un fougueux pur-sang pour piéger le sentiment de liberté et de sauvagerie ; et dès lors il n’a plus à observer qu’un canasson enfermé dans un enclos.
  • L’amant conquiert une femme après qui il courait depuis des mois ; et parce qu’ils sont ensemble désormais, il annule l’objet de sa quête et le rêve qu’il entretenait.

Voilà la loi de l’illusion possessive. Les choses que nous trouvons belles ont quelque chose de fuyant qui tient du mirage. Les choses sont en fait belles de loin, belles dans leur ensemble, dans leur vibration et leur mouvement, mais cette beauté s’évapore dès que nous tentons de l’isoler ou de la capturer. Elle s’effrite comme la poudre des ailes d’un papillon.

Ainsi, celui qui est par exemple amoureux d’un art, veut légitimement vivre le plus immergé possible dans cet art. Mais ce faisant, il dissipe ce qu’il aime vraiment. Le cinéphile, en visionnant toujours plus de films, en élargissant sa culture, en connaissant les trucs et les techniques derrière les films, croit s’enfoncer dans sa passion mais s’en éloigne : il baigne dans la cinématographie et non pas dans l’enthousiasme premier que lui procure un film. Le passionné de théâtre croit se rapprocher de sa passion en décrochant un emploi dans une institution de la Culture, mais ce faisant il s’en éloigne : il se destine au contraire à côtoyer le monde cynique et désillusionné qui régit le théâtre et qui le salit en n’y ayant naturellement rien compris. Et enfin, celui qui par-dessus tout aime peindre sous un saule au bord d’une rivière entreprend des études artistiques, et voilà que parmi les étudiants en art et leurs piercings, leurs débats stériles, les professeurs et les cours du soir, notre peintre n’a jamais été aussi loin de ces instants et de cette rivière qu’il aime peindre…

Tous ceux-là ont voulu capter la beauté, immortaliser son instant, et ce faisant l’ont dissipée. Tous poursuivent des choses vivantes et vibrantes, et ne font qu’emmagasiner des choses mortes.

Dès que nous nous intéressons à un sujet et que nous l’isolons pour l’explorer et l’admirer mieux, on le réduit et on le dénature. Dès que nous nous en faisons le spécialiste, que nous l’approchons avec les yeux de l’expert, ce sujet se flétrit. L’atmosphère de mystère qui entoure une chose fait partie de son charme, de sa « vérité ». De la même façon que l’esquisse a cette force supérieure que ne parvient jamais à enfermer le dessin achevé et encré, certaines choses sont faites pour être survolées : elles sont à rêver ou à poursuivre plutôt qu’à vivre. Il faut savoir, parfois, ne pas franchir le cap de l’illusion possessive.

Quand « comme par hasard », tout concorde

Dans son essai sur l’amour (De l’amour), Stendhal évoque le phénomène intéressant de cristallisation : ce moment de la rencontre amoureuse où tout, chez l’être aimé, devient charmant. Sa chevelure, son sourire, le moindre de ses traits, mais aussi ses défauts : son travers caractériel, son grain de beauté au milieu du nez…

Ce n’est pas tout à fait que l’amoureux perd sa capacité critique, c’est qu’il est comme fasciné, il aime la personne dans son essence et il n’est plus temps de faire un tri mesquin, de minauder, de raffiner son choix…

Stendhal note par ailleurs que :

  • la cristallisation est réversible. Quand on a pris quelqu’un en grippe, quand on a décidé de le détester, le moindre de ses gestes nous devient intolérable. Le même mot, anodin dans la bouche d’un autre, écorche notre oreille quand il vient de la personne qu’on a dans le pif !
  • le phénomène dépasse le cadre purement sentimental. Telle musique, par exemple, qu’on écoute sous un certain aspect, devient tout à coup génialissime, transcendante dans la moindre de ses notes… Ou tel personnage qu’on découvre devient « le plus grand génie de tous les temps », jusque dans sa façon de tenir son journal, etc.

C’est là que ça devient intéressant : car il est vrai qu’on peut reconnaître la cristallisation chez toute personne qui « s’entiche de… ». Le jeune esprit qui découvre Marx voit tout à coup des spoliations partout autour. L’étudiant qui s’intéresse à la psychanalyse aperçoit tout à coup des symboles incestueux et castrateurs dans chaque recoin de la réalité. Et si vous avez découvert une façon de voir les choses qui vous a séduite, vous allez, dans les jours ou les semaines qui suivent, en trouver de nombreuses confirmations « objectives » dans le quotidien.

On fait un constat, on s’intéresse à un aspect des choses, et tout à coup cet aspect ressurgit partout dans la nature. « Comme par hasard ! » Et n’importe quel bouquin, n’importe quelle discussion semble alors nous parler justement de cela. On se dit alors « c’est bien vrai, tout cela se retrouve dans la réalité »… Alors que rien n’est dans la réalité et tout est dans le prisme à travers lequel on regarde le monde désormais.

Stendhal nous dit que notre passion « cristallise » ainsi tant qu’on ne connait pas son « pourquoi ».