Penser alla prima

alla-prima

La peinture alla prima est une technique qui consiste à saisir son sujet « sur le vif », en une seule séquence et une seule couche.

En littérature, on pourrait dire que l’époque où l’on écrivait de façon manuscrite était un alla prima. L’écriture manuscrite, pour l’intellectuel ou l’écrivain, avait pour effet de générer une tension de la pensée afin que l’idée se formule immédiatement sous la plume, du premier jet ou presque. Le brouillon et la rature, sur papier, sont évidemment possibles, mais dans l’ensemble, on écrit « sans filet », avec l’intention de toucher au but du premier coup.

Les choses sont différentes avec le clavier et le traitement de texte, où tout ce qui se transcrit sur la page blanche a un caractère provisoire et peut être manié, remanié, déplacé, copié-collé à l’envi jusqu’à ce que la formulation satisfasse. La différence peut sembler anodine mais elle influence peut-être sur le long terme la façon d’écrire et surtout de penser. Face à la page Word, l’esprit peut se permettre d’être relâché, rien n’est grave, n’a de conséquence définitive, et rien n’impose de faire jaillir sa vérité du premier coup : la pensée est autorisée à poser des bribes d’idées, dont l’ordonnancement viendra dans un second temps.

Avec le développement de la vidéo comme moyen d’expression personnelle, on assiste peut-être à un revirement, au retour de cette pensée alla prima que forgeait la contrainte manuscrite. On trouve aujourd’hui sur YouTube des personnes qui réfléchissent en plan séquence, freestylers de la pensée – certes, ils ont pu préparer leur intervention avant d’appuyer sur REC, toujours est-il qu’ils se lancent sans filet et fixent leurs idées d’un seul tenant, en une seule prise.

Ces personnages de tableaux qui ont réussi

Pour reprendre en légèreté  après quelques jours de vacances… Peut-être vous est-il déjà arrivé de reconnaître les traits d’une célébrité contemporaine dans une peinture d’époque ? La découverte d’un nouveau « sosie » dans un musée italien m’a donné envie de rassembler ceux dont j’ai connaissance :

Christophe-Colomb

Le plus connu : Christophe Coluche…

sylvester

Le plus international : Sylvester Stallone, représenté dans une fresque vaticane de Raphaël de 1511.

louis-xvi

Louis XVI aka Michel Boujenah…

doug
… et ma dernière trouvaille, Michael Douglas tel qu’on ne l’avait jamais vu.

L’explication du phénomène ? Elle est simple : les stars sont des êtres immortels traversant les âges ; ils étaient déjà présents en ces temps où ces peintures furent prises, et vivaient alors une autre vie.

N’hésitez pas à me les indiquer si vous en connaissez d’autres…

Recettes qui marchent à tous les coups

Il y a quelques années, je m’étais amusé, une après-midi d’ennui, à prendre en photo différentes choses dans la rue que je pointais avec la télécommande de ma télévision. Idée merdique s’il en est. Sauf que, mises bout-à-bout, regardées en série, ces photos finissaient par produire un effet : tout à coup, il y avait concept ; l’idée merdique, appliquée en série, devenait quelque chose d’intéressant en soi comme peuvent l’être ces démarches-artistiques-qui-interpellent-le-spectateur. Tout à coup, v’là t’y-pas que j’avais produit une critique sans concession de la société du zapping, de la marchandisation du monde, ou de tout ce qu’on veut bien y voir d’autre. Le résultat, s’il n’avait aucune valeur à mes yeux, avait tout à fait sa place dans une petite galerie contemporaine.

trouver une idée-concept + la décliner en série
= démarche intellectuelle et artistique

Il y a comme cela, à l’usage de qui veut,  des recettes qui marchent à tous les coups :

Pour produire une œuvre chargée de sens et qui invite à la rêverie : faites un tableau relativement vide et ajoutez 2 ou 3 mots inscrits, sans rapport entre eux qui flottent sur la toile.

Pour produire une  œuvre qui dérange : faites un tableau naïf et coloré et ajoutez un détail salace ou une croix gammée. Variante pour une œuvre qui questionne la morale judéo-chrétienne : associez une bible ou un Jésus à de l’urine, de la merde, ou de la pornographie.

“cheeseburger+télé+bible+bidon d’essence” :
voilà un sacré coup porté à la société de consommation !

Pour faire un portrait profond : peignez ou photographiez quelqu’un qui fait la gueule.

Pour obtenir la sensation de malaise : faites entrer dans le jeu un enfant bizarre (blême, triste, muet, exceptionnellement intelligent…).

Pour un récit poignant plein d’humanité et de vérité sur la vie : montez une histoire autour d’un débile léger. >> Démonstration en images : Simple Jack, la bande-annonce

Pour donner l’illusion que vos petites compos rock ont du relief : intercalez au milieu de votre morceau une pause soudaine où les instruments s’arrêtent 1 ou 2 secondes… puis repartez de plus belle.

Etc.

Les recettes qui marchent à tous les coups, comme leur nom l’indique, marchent à tous les coups : c’est-à-dire que, de la même manière que si je me cache derrière vous et que je fais « bouh », vous allez mécaniquement sursauter, ces recettes produisent un effet automatique sans avoir à convoquer le moindre talent de réalisation. Juste « Bouh ».

La perfection de l’œuvre d’art

Vu The Radiant Child, film documentaire sur le peintre Jean-Michel Basquiat.

Toujours impressionnant de regarder les images sur le vif d’un peintre à l’œuvre : on se retrouve face à la sûreté du geste, à l’infaillibilité du mouvement… Même pour Basquiat et ses griffonnages : à le voir travailler, rien n’est laissé au hasard. Le pinceau bave à juste titre, dérape à bon escient, à un endroit précis et pas ailleurs… Et lorsqu’il revient sur telle et telle lettre d’un mot inscrit pour la raturer, il paraît soudain évident que c’était précisément celle-là qu’il fallait raturer pour rendre effet, et pas une autre ! Petit à petit, par touche, sous nos yeux, l’œuvre tend vers sa forme parfaite dans le moindre détail.

Et pourtant… Cette perfection n’existe que dans l’œil du public : pour le public seulement, l’œuvre revêt ce caractère sacré, intouchable, parfait. L’artiste, lui, y trouve à redire, il la referait dix fois, et dix fois différemment. Le bruit et la fureur, par exemple, le chef-d’œuvre de Faulkner : il semble avoir été écrit d’une traite, comme dicté par la grâce ou par la foudre. Mais il est en réalité une succession de versions insatisfaites de la même histoire : l’auteur l’a écrit et réécrit trois, quatre, cinq fois sans jamais être repu. Ce que l’on prend pour « parfait » n’est que l’une des versions de l’oeuvre qui pouvait être écrite. Son caractère parfait, arrêté et définitif tient simplement à ce qu’on l’a figée arbitrairement en l’imprimant et l’éditant dans cet état. Mais qui sait si Faulkner n’aurait pas réécrit infiniment l’histoire qui le hantait sous une forme toujours nouvelle ? Et le peintre, lui aussi, a toutes les raisons de ré-envisager sa toile sitôt qu’il croit l’avoir finie.

Ainsi, là où dans l’œuvre, le public voit une perfection éternelle capturée, l’artiste, lui, ne voit jamais qu’un reflet trouble de son idée initiale. Idée par nature vivante, fuyante, qui très vite ne se reconnaît plus dans l’empreinte qu’elle a laissée la veille. Idée qui ne perdure dans son intégrité que dans l’esprit du génie qui l’a enfantée. Et nous devons lui apparaître, à ce génie, comme de sauvages idolâtres, nous qui nous accrochons pauvrement aux signes visibles, nous qui croyons avoir vu la bête fabuleuse là où il n’y a qu’une trace de pas fossilisée dans la roche…

La perfection n’est pas dans l’œuvre ; elle l’a depuis longtemps désertée. Et il y a tout lieu de revenir de la découverte d’un artiste comme une touriste coréenne revient du musée de l’Orangerie : de retour à Daejeon, il lui faut bien constater que sa médiocre photo numérique n’a en rien immortalisé son impression des Nymphéas !

Artistes et artistes

Notre époque use du même mot pour nommer Rembrandt et Beigbedder. Ingmar Bergman et Keanu Reeves. Les Rolling Stones et François Bégaudeau. Le même nom pour celui qui, de la matière, fait naître un morceau de vérité humaine, et pour celui qui occupe la scène et jouit de la frivolité de ses fréquentations. Le même nom à l’artiste et à celui qui se proclame comme tel.

Chef d’oeuvre                                                  Chef d’oeuvre

Les 2 notions sont pourtant distinctes, je suis certain que les artistes de la 2ème catégorie pourraient en convenir, et choisir un autre mot pour peu qu’on leur explique clairement. La confusion vient avant tout de l’image attachée au mot « artiste » dans la représentation collective.

  • Au 19ème siècle, le rêve des bonnes gens était d’être notable, d’avoir une « bonne vie ». Les hommes aspiraient à s’occuper correctement de leur affaire. Par contraste, l’artiste était maudit, damné du fait de son imprévision. On le suspectait d’idées louches et d’avoir mal grandi. S’il parvenait à se faire une place, ce n’était que malgré lui, sous la clémence du Destin, et quand cela arrivait on ne faisait que constater a posteriori que l’art, le vrai, venait d’entrer par effraction.
  • Aujourd’hui, après plus d’1 siècle ½ durant lequel l’artiste est devenu l’individualité quasi-divine à laquelle la postérité donne raison contre tous les autres, ce statut est devenu non seulement désirable mais fort reconnu et encouragé. La phrase de Warhol que toute la société du spectacle reprend en cœur à la moindre occasion – « tout le monde sera célèbre pendant ¼ d’heure » – n’est pas une prophétie mais une injonction ! Mieux vaut être artiste quitte à être pathétique, ridicule, vaniteux, arriviste, déloyal, ambitieux à crever, mais « artiste ».

Malgré cette inversion, nous nous laissons croire qu’on vit encore dans cette conception 19ème : nous ne voulons pas renoncer à ce fantasme où « artiste » est le privilège de quelques âmes maudites par une société conservatrice, quand bien même il est évident que l’art est désormais encadré, encouragé, vénéré… Non, nous voulons continuer à croire qu’il y a encore de la subversion à faire jaillir à la face des rats. L’artiste veut conserver, en plus de ses nouveaux avantages, l’ancien prestige de la fonction.

Oeuvre cinématographique      Oeuvre cinématographique

C’est ainsi qu’on voit défiler ces « artistes » : ces personnes qui nous bassinent, non pas avec des créations qu’elles tenteraient de faire valoir à tout prix, mais avant tout par ce qu’elles n’ont justement rien d’autre à produire que la revendication de leur état d’artiste. L’imposture étant facilitée par 50 ans d’art « contemporain », on voit célébrés comme artistes des gens sans aucune activité ni création, juste une envie de se proclamer laissant après eux un vide béant. En fait d’art, ces personnes n’offrent en général qu’une vague habileté à un passe-temps, ou à rien du tout dans le pire des cas. Elles n’ont manifestement rien à proposer au monde que cette velléité impétueuse d’être artiste.

Ceux-là se nomment artistes mais sont au fond moins fascinés par l’art lui-même que par les artistes qu’ils ont pu voir et leur mode de vie. Ils sont artist-istes, si l’on peut dire. Dès lors, ils s’efforcent de relever les traits caractéristiques de l’artiste pour les singer. L’artiste est en général maître d’une technique ? Alors la technicité est la finalité de l’art. Certaines œuvres d’art ont choqué ? Alors la subversion est le propos de l’art, etc. Pour le reste, ils ne font que parler : ils ont des théories et des airs inspirés, vous parlent de leur roman en cours, de leur prochain concert, du projet sur lequel ils veulent travailler… Ils mettent l’art dans la conversation, le réduisant la plupart du temps à une question binaire (émotion/froideur, violence/douceur, brut/sophistiqué, etc.) et finissent par parler d’eux.

Pendant ce temps l’artiste travaille dans le silence de son atelier : il passe son temps à l’être plutôt qu’à le crier sur les toits. Lui n’est artiste qu’au sens plus simple d’artisan, il ne se fait pas une telle idée de sa fonction. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de se féliciter de son talent plus qu’un plombier de réparer une chasse d’eau (à ce sujet, Audiard raconte avec drôlerie l’abîme qui séparait 2 mondes : la prétentieuse Nouvelle Vague d’un côté qui entendait faire de l’art et crachait sur son cinéma à lui, et lui qui faisait des films sans prendre son art pour autre chose qu’un simple gagne-pain).

Génial                                                  Génial

Le cirque des artistes-imposteurs ne serait pas bien méchant s’ils n’étaient pas par là-même d’importuns bousilleurs : se croyant adeptes de leur art, ils en agitent la vase depuis la surface, moyennant quoi les véritables artisans qui explorent les profondeurs passent inaperçus et l’art en question, dans son ensemble, est gâché. Il est important de ne pas subventionner ces gens de quelque manière que ce soit, même « pour rire ». Aidons au contraire à ce qu’ils vivent chichement, et avant tout rassurons-les sur le fait que, quoi qu’ils fassent, ils ne sont pas « normaux » : non, ils ne sont pas « comme les autres », oui ils dérangent ! Voilà ce qu’ils recherchent. Persuadez-les que l’art est devenu une banalité qui ne les distinguent pas plus qu’un autre métier et ils abandonneront aussitôt leur marotte pour la laisser à ceux qui ont leur vérité à créer !