
Nous ne goûtons guère les rengaines philosophiques à la Albert Jacquard, qui imputent la misère du monde à l’esprit de compétition entre les hommes. Mais tenons-nous en aux faits : la compétition nous a toujours fait fuir, nous avons délaissé toute activité dans laquelle elle a voulu fourrer son nez.
Les sports que nos parents nous ont poussés à pratiquer sont devenus définitivement intolérables le jour où il a fallu participer à des compétitions. Nous étions disposés à maîtriser un art, une technique, mais pas à prendre le car avec des crétins jusqu’au patelin alentour. Pas à passer le dimanche dans un gymnase sentant la sueur séchée. Pas à pointer sur des listes, à s’inscrire dans des « poules », à entendre appeler son nom dans un haut-parleur… Et ramener une grosse médaille nous est indifférent. Sentir le contact glacé du fer jauni sur la poitrine ne nous est d’aucun confort, bien au contraire.
Sur l’autoroute et au travail, nous laissons également le champ libre à l’abruti klaxonneur ou à l’excité aux dents longues. Nous préférons mille fois qu’il nous passe devant et qu’il s’éloigne plutôt que de ferrailler ou composer avec lui. Et ceux qui nous l’ont mis dans les pattes croyant nous faire aller de l’avant – croyant créer l’émulation – n’ont pas été déçus : devant le compétiteur excité, nous nous sommes figés comme avec la guêpe qui tourne autour de notre assiette. Nous avons attendu qu’il passe son chemin. Tous les champs de bataille où il s’est présenté, nous les avons déserté pour nous redéployer ailleurs, là où il n’est pas. Une sorte de politique de la terre brûlée. Tout pour ne jamais avoir à faire avec lui. Et voilà l’émulation.
Et même quand la compétition n’est pas organisée, institutionnelle, professionnelle, même quand elle est sympathique et spontanée, nous ne nous prenons pas au jeu. Aux jeux vidéos entre amis par exemple, nous ne sommes pas de ceux qui bidouillent les paramètres pour grappiller des centièmes, qui apprennent les subtilités des combinaisons ou qui finissent le championnat en une après-midi. Nous nous lassons plutôt au bout d’un ou deux tours. Nous rendons les manettes dès que le jeu devient trop sérieux. Ou bien nous le détournons : faire la course en sens inverse, découvrir le décor ou créer de beaux carambolages… Trouver un autre jeu dans le jeu. C’est ainsi : la compétition ne nous intéresse pas.

On peut comprendre cette attitude comme :
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une
histoire de perception : en toute vraisemblance, nous ne voyons pas la compétition du même œil que le compétiteur, nous ne mettons pas la même chose derrière la « perte » ou le « gain ». Perdre un match, se faire doubler au feu rouge, être au dessus ou en dessous d’un collègue… Nous ne voyons là qu’un jeu social qui n’engage aucunement notre
valeur réelle, tandis que le compétiteur lui, croit réellement au jeu. Il nous perçoit comme
une menace sur son chemin et pense véritablement qu’il
doit nous battre. Nous, dans toutes ces situations, nous ne nous sentons pas véritablement en danger, nous ne prenons pas l’enjeu au sérieux. Nous ne croyons pas que nous allons vraiment
perdre ou gagner quelque chose. Ma foi, nous sommes assez confiants en nous, nous ne nous sentons rien à prouver. Ce qui nous intéresse, c’est de faire notre « truc » et de le faire bien, sans se soucier de
ce qui se passe autour,
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une question de frilosité. Ne nous le cachons pas :
refuser de jouer le jeu de la compétition est une
stratégie d’animal faible, de lézard à collerette. Il s’agit de se protéger. Ne pas s’impliquer, se disqualifier d’office pour amortir l’effet du revers. Mettre en question le bien-fondé de la compétition, rabaisser le prestige du vainqueur pour éviter de faire le saut, de se mettre à l’épreuve. Parce que l’on croit savoir d’avance que l’on serait perdant.
