La musique et son attirail

870x489_louis-armstrong-16

Il est très rare que la musique soit uniquement de la musique. La plupart du temps, elle est l’attribut d’un ensemble plus vaste, la bande son de tout un « univers », de toute une esthétique, de tout un style vestimentaire quand ce n’est pas d’une philosophie. Ainsi : le rock’n’roll ne se résume pas à une musique mais à un art de vivre ; le punk-rock, si on lui retranche les crêtes iroquoises et les épingles à nourrice et qu’on l’allonge simplement sur une partition, ne représente plus qu’un faible intérêt ; la disco sans les fanfreluches et les clips n’aurait pas la même saveur ; et dans le rap : paroles, gesticulations de doigts, vêtements, bijoux, fessiers de danseuses… tout ou presque passe avant la musique.

Il en est ainsi de toutes les musiques modernes : il est très difficile d’apprécier la seule musicalité d’un genre en faisant abstraction de toute la « culture » qui va avec. Pourtant, cette amusante vidéo que je dégote affirme le contraire.

D’après cette amatrice, les fans de metal ne seraient intéressés que par la musique, la pure musique, le reste – l’attrait pour le cirque cadavérique qui va autour : culte de la mort, satanisme, occultisme… n’étant que des clichés qu’on leur colle à la peau. Pour y croire, il faut donc penser que c’est une coïncidence si tous ces mélomanes, par ailleurs, partagent aussi de l’intérêt pour les t-shirts à zombies, les chaînes dans le nez, les signes de diable avec la langue et les doigts, les longues tignasses, les bracelets à clous et les amulettes à cornes et têtes de mort.

Le metal ne serait que musique, et la plus variée qui soit qui plus est : il y en aurait, à en croire cette demoiselle, pour tous les goûts. Et en effet, la fiche Wikipédia expose une variété hallucinante de styles, de ramifications de genres et sous-genres. Pour être tout à fait honnête, il semble qu’il suffise d’un rien, en metal, pour qu’une branche fasse sécession et fonde une nouvelle école à part. Jouer un peu plus rapidement que les prédécesseurs occasionne un nouveau style ; associer un instrument auquel ses camarades n’ont pas pensé inaugure carrément un nouveau champ des possibles. Hurler ou pas, avec une voix caverneuse ou pas, engendre autant de genres différents… On se retrouve ainsi avec du black metal (qui n’est pas le dark metal), du war metal (aux antipodes du metalcore), du metalcore symphonique (variété de metalcore où le guitariste détient des rudiments de solfège), du cello metal (lorsqu’on joue Metallica sur un violoncelle plutôt qu’une guitare), du death’n’roll, du death-doom (je l’imagine comme un savant mélange de death metal et de doom metal), du sludge metal ou encore du grindcore : ensemble éclectique qui englobe deathgrind, goregrind et pornogrind).

hqdefault

Difficile de ne pas éprouver de tendresse à l’écoute de cette juvénile plaidoirie. Que l’on soit passé au cours de sa jeunesse par le metal ou un autre genre, nous nous sommes nous aussi complus et enfermés, un jour et plusieurs années durant, dans une bulle musicale objectivement pauvre, étroite, terriblement balisée, mais qui nous paraissait alors un champ infini se suffisant à lui-même.

Ce qui est plus mystérieux en revanche, c’est de déplorer les clichés dont on est victime tout en les collectionnant sur soi un par un sans exception. Les punks d’hier cultivaient l’outrance et la provocation dans le but précis d’être jugés, et mal jugés. Ceux d’aujourd’hui font de même, mais revendiquent le droit à une certaine présomption d’innocence. « Ce n’est pas parce que je porte une croix renversée que je ne suis pas un concitoyen charmant qui participera volontiers à la Fête des voisins« . Pas parce que je suis habillé en cuir de pied en cape qu’il faut me réduire à quelqu’un d’habillé en cuir de pied en cape. Pas parce que j’arbore un tatouage “Fuck the system” qu’il faut écarter ma candidature au poste d’employé des Postes. Pas parce que je choisis délibérément la marge qu’il faut me marginaliser.

Réhabilitation du préjugé

ob_344d95_guerre-du-feu-06-g

Les préjugés sont régulièrement victimes de préjugés fort injustes : ils passent pour nécessairement faux, stupides, aberrants, on estime qu’ils sont automatiquement une superstition imbécile, une affirmation infondée, une erreur fondamentale ancrée dans l’esprit de l’idiot, venue d’on ne sait où et solidement accrochée. 

Pourtant, un préjugé n’est jamais complètement fantaisiste : il est toujours hérité d’une certaine expérience, vécue ou transmise – expérience que le préjugé extrapole sans doute à tort, mais qui est bien réelle initialement. Si l’on pense par exemple que les chats sont égoïstes, c’est qu’on a pu le constater, plus souvent qu’on a rencontré de chats altruistes. Ce qui ne veut pas dire que ces derniers n’existent pas, eux non plus.  

Les préjugés traversent les âges, et je crois même que certains peuvent être le vestige d’un réflexe face à une réalité aujourd’hui disparue, mais qui a pu exister durant des millénaires dans le passé.  

Prenons l’exemple du préjugé qui frappe l’étranger : celui arrivé hier en ville, celui dont on ne sait rien et dont on se demande ce qu’il vient faire, celui dont on suppute qu’il mijote quelque chose ou qu’on suspecte d’être l’auteur du vol de ce matin…  Dans le monde d’aujourd’hui, où l’on est tous assez nomades, où l’on déménage plusieurs fois dans une vie, où l’étranger est souvent le voyageur, le touriste, le nouveau voisin, l’automobiliste qui fait étape… cette méfiance paraît injuste, méprisable si l’on considère au contraire l’étranger comme une occasion de rencontre, de nouveauté, de découverte… Et pourtant, pendant des millénaires, l’étranger fut quelqu’un à craindre effectivement : dans le monde où l’on ne voyage pas ou très peu – pas sans raison sérieuse comme celle de fuir une réputation déshonorante, dans le monde où l’on appartient à une communauté restreinte où chacun se connaît et ne survit que par sa relation à ce cercle immédiat, dans le monde où une nouvelle rencontre au détour d’un chemin peut finir en coup de surin… il est évident que l’étranger est d’abord un oiseau de mauvaise augure, synonyme de risque ou d’emmerdes, avant qu’il puisse convaincre de son intention inoffensive. 

Ce type de réalités, disparues aujourd‘hui mais qui furent valables durant des millénaires et sous de nombreuses latitudes, laissent-elles sans doute des traces dans le cerveau reptilien. Le préjugé, dans certains cas, serait alors la marque de ce passé, le vestige d’un enseignement durement acquis, d’une sagesse ancienne aujourd’hui caduque, que l’humain conserve au cas où, sous cette forme dormante et atrophiée.   

Tout comme nous conservons l’appendice caudal de notre passé de singe, le préjugé est peut-être le résidu d’une expérience de la vie primaire, aujourd’hui oubliée mais qui un jour fut cruciale pour la survie. 

Ne pas juger

étagère de la pensée

Voilà une prière qui est régulièrement faite et que nous n’avons jamais réellement comprise. « Ne pas juger ». Quand nous l’entendons, nous hochons la tête et feignons d’obtempérer car nous sentons bien, au ton, que « juger » est alors perçu comme une abomination. Mais en réalité, nous tremblons à l’idée que l’interlocuteur repère notre manège, et s’aperçoive que nous ne savons absolument pas de quoi il parle.

Quelle commande neuronale faut-il enclencher pour désactiver cette fonction ? Je n’en ai aucune idée tant au contraire, « juger » me semble la fonction première voire unique de l’intelligence. Il y a des gens qui peuvent ne pas juger ? Et que font-ils alors ? La chose traverse leur cerveau sans n’y rien ranger ni déranger ?

Le problème n’est pas de juger, mais de juger juste. Le problème n’est pas de coller des étiquettes aux choses, de ranger les gens dans des catégories… mais que ces étiquettes et ces catégories soient mal faites, mal conçues, trop simples, désuètes, trop rigides ou au contraire trop poreuses…

Le cerveau est une machine à classer, à juger, à ranger… et l’intelligence est l’art de bien concevoir les étagères de sa pensée.

Oui, je juge !

La peur de l’étiquette

L’une des raisons pour lesquelles l’engagement politique est aujourd’hui interdit à un jeune homme de bon goût, c’est que personne ne souhaite plus appartenir à un parti. Personne n’a plus envie de se ranger dans une case, dans une catégorie, fut-elle celle des rebelles et des inclassables.

Demandez à une personne quelle est la musique qu’elle aime. Là où auparavant on affirmait bêtement « du rap », « du rock progressif », « du classique »… aujourd’hui la personne vous répond : « oh, un peu de tout », suite à quoi elle déploie une palette impressionnante de genres musicaux (et si possible des sous-genres fusionnant d’autres genres) attestant son ouverture d’esprit, son « éclectisme », mais surtout son caractère imprévisible, indéfinissable. Vous comprenez, vous n’allez pas le « cerner » comme ça le gars, vous n’allez pas le « juger » sur une simple question. Les autres, peut-être et sûrement, mais lui non : il est beaucoup plus complexe que vous pensez, le gars.

Désormais on veut échapper à la définition. C’est une question d’esthétique : entrer dans une case à côté d’autres personnes du même genre, être semblable à un autre, est un sacrifice qu’on n’est plus prêt à faire. Renoncer à son infime différence, faire une croix sur sa singularité individuelle, sur sa façon personnelle de voir les choses pour être assimilé à une généralité quelle qu’elle soit, n’est plus considéré comme valant le coup par rapport au bénéfice qu’on peut en espérer. On lit et on entend ainsi en permanence des gens qui « détestent les catégories », qui s’offusquent d’être jugés en fonction de ce qu’on croit connaître d’eux.

Exemple fascinant du type qui a construit sa carrière exclusivement sur l’humour idiot, et qui s’étonne qu’on le croit idiot :

Le domaine des goûts musicaux est encore bénin. Imaginez ce que donne ce « refus d’être catégorisé » en matière de politique, de philosophie et de tout ce qui structure plus sérieusement la personnalité. Aujourd’hui, on veut bien reconnaître qu’on adhère à des idées, mais pas qu’on adhère à un parti, car s’assimiler à un parti, naturellement, nous simplifie, nous réduit, nous pousse à abandonner les petites particularités et les nuances de nos convictions pour rallier un standard de pensée. Inenvisageable. Alors on admet tout au plus « qu’on a le cœur à gauche », mais on rejette l’ensemble des partis qui recouvrent le spectre de la gauche. On ne veut pas s’incarner et se reconnaître dans une machinerie barbare qui s’appellerait « PS », « PCF » ou « RPR », tout au plus peut-on s’enticher provisoirement de la bannière orange-fun d’une chose conviviale et conceptuelle qui s’appellerait « MoDEM ».

Plus fort encore, ces gens-qui-ne-veulent-pas-être-catégorisés, s’ils finissent par ne plus voter, refusent également d’être catégorisés comme « ceux qui ne votent pas ». On ne vote pas mais attention, on ne veut pas être assimilé à la masse des abstentionnistes. N’imposez pas ce sens à leur non-vote, vous déformeriez l’originalité de leur position !

D’où nous vient cette lubie de se distinguer ? Peut-on croire que dans le passé, les gens étaient plus simplets, moins complexes et moins raffinés, entraient plus facilement dans les cases ? Les gens n’étaient sans doute pas moins individualistes, pas moins attachés à leur singularité. Mais peut-être avaient-ils un sens pratique et politique plus développé : ils acceptaient d’être caricaturés par l’appartenance à une classe, à un parti, à une mouvance, ils voulaient bien faire entrer leur complexité dans des cases, si cela pouvait syndiquer une force collective à même de faire avancer leurs idées.