Le mot « progressiste »

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Comment ce mot, qu’il me déplait d’utiliser, s’est malgré tout fait une place parmi les termes de ma réflexion ? C’est qu’en réalité, il s’est bel et bien passé quelque chose avec : on se met à l’employer dans la vie courante, et surtout à l’employer pour soi. Des personnes se nomment ainsi, se réclament progressistes, alors que le qualificatif était davantage celui de l’observateur extérieur, voire de l’adversaire qui le teintait d’une note condescendante jusqu’à présent. Dans les deux cas, il s’agissait de situer quelqu’un d’autre que soi.

Se nommer progressiste, non pas l’être mais se désigner comme tel individuellement, voilà une chose récente autant qu’inouïe. Cela implique tout d’abord une insensibilité totale à la laideur de la sonorité. Cela implique surtout de passer complètement à côté de ce que le mot suppose de sottise et d’illusion sur soi.

Être progressiste, c’est croire en un Progrès. Un sens de l’Histoire. Le progressiste y croit avec tant de fièvre qu’il ne juge d’ailleurs jamais utile de préciser lequel. Son Progrès est évident, coule de source. Son Progrès est évident et il est pour tous. Contrairement aux marxistes qui restaient conscients que leur Bonheur se ferait au détriment de la classe bourgeoise par la dictature du prolétariat, le progressiste, lui, roule pour tout le monde. Dans son paradigme, il n’y a pas d’ennemis ni d’intérêts divergents : le Progrès est pour tous et par conséquent, il serait bien idiot de s’y opposer. Dans son paradigme, il n’y a pas d’opposants : il y a les clairvoyants et ceux qu’il faut évangéliser. Les réfractaires ne peuvent être que des gens qui, typiquement, n’ont pas encore compris.

Être progressiste, c’est croire en une marche du monde et que sur cette marche rapide, il importe de ne jamais prendre de retard. Pour le progressiste, le monde est une course de fond et les pays des champions ou des retardataires. Et il y a même quelques coureurs dangereux qui évoluent à contre-sens et qu’il convient de disqualifier.

Être progressiste, c’est forcément se croire un peu pionnier. Avoir une vision du temps fondamentalement linéaire, où l’on se tient sur la haute marche de l’escalator historique. Le progressiste foule un chemin que personne avant lui n’a jamais foulé. Ceux qui se situent avant lui sont moins avancés ; ce qui arrive devant lui est neuf, inédit. Ainsi, le progressiste est très fier d’être en 2019. Puis en 2020. Lorsqu’il rencontre un élément de son espace-temps qui n’est pas aux normes ISO2019, il s’écrie : “C’est dingue de voir encore des choses comme cela, en 2019 !”. A ses yeux, 2019 supplante 2018 (2018 étant déjà un net progrès par rapport à 2017). Très fier d’être en 2019, le progressiste s’attend à ce qu’en 2020, un certain nombre de progrès aient été effectués, sans quoi il n’aurait pas son compte.

Se sentir progressiste en son âme et conscience, s’appeler de cette façon, voilà une chose récente, inouïe, et si terrible ! Cela en dit tellement long sur la perception qu’on a de soi et des autres. Car quelle place laisse-t-on, lorsqu’on s’affirme progressiste, à celui qui ne l’est pas ? Quel autre choix lui laisse-t-on que d’être régressiste ? « Je suis progressiste » revient en somme à dire « Je suis Gentil ». A la différence que ce Gentil naïf dont on pouvait autrefois déplorer les « bons sentiments », est devenu un vindicatif, qui menace et montre du doigt, qui s’indigne et interdit, et n’a plus grand chose de sentimental ni de gentil.

Se sentir progressiste, cela dit tellement une absence de doute, de possible remise en question. Une absence de distance, un premier degré affligeant… Il faut, pour en arriver là, avoir grandi, je crois, dans un milieu protégé de toute contradiction, d’où aucune friction sociale ne pouvait être ressentie. Il faut avoir grandi dans un milieu parfaitement aligné sur les présupposés de la culture commune de son temps, où aucune aspérité du vécu personnel ou familial n’entre en conflit avec ce que l’on apprend à l’école ou à la télévision. Il faut avoir été à bonne école, précisément. Avoir le sentiment de Raison. Il faut avoir grandi dans une famille lisse de la classe moyenne supérieure où les opinions convenues des parents ne rencontrent aucune raison de ne pas devenir celles des enfants. Il faut aussi ne pas avoir d’humour très profond par rapport à la vie. Il faut sans doute avoir peu lu. Ou alors beaucoup mais parmi un nombre restreint de rayons.

Partout ailleurs, la vie nous dote d’un minimum de circonspection, elle casse tôt nos certitudes pour en travailler l’élasticité, elle apprend l’indulgence et le doute pour soi-même, la complexité et la mixité des formes, la frustration et la nécessité d’envisager autrement… Partout ailleurs, on acquiert la contenance suffisante pour ressentir la personne qui se reconnaît avec satisfaction dans le mot « progressiste », comme un complet mutant.

Amis, prenez dans le progressisme toutes les convictions que vous voudrez, mais de grâce, ne prenez pas le mot !

Le progressisme blasé 

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Assis à table avec cinq autres personnes, j’écoute le récit pour le moins déroutant d’une personne dont l’amie traverse « une période difficile”. Jugez plutôt : en couple depuis quelques temps, voilà que son homme se met en tête de “changer de sexe ». Il prend des hormones pour développer sa poitrine, exige qu’on l’appelle par le prénom “Elie” (?), se montre irascible avec quiconque commet une maladresse en s’adressant à lui…

Au lieu de fondre en larmes ou de se décontenancer, cette fille continue vraisemblablement à vivre comme si de rien n’était : elle continue à se mettre au lit le soir aux côtés de cet homme qui est resté le même physiquement nonobstant cette masse adipeuse qui se forme sous son torse ; et plutôt que de maudire son sort, elle cherche comment accepter ce qui lui arrive.

C’est un peu compliqué pour elle”, croit bon de préciser la personne qui nous conte l’histoire comme si on ne se l’était pas figuré, “parce que du coup ça la questionne sur ce qu’elle est : est-elle lesbienne, bisexuelle en étant avec lui ?« .

Quelle résilience. C’est une énorme preuve d’amour et de compréhension que de remettre ainsi en cause sa propre personne plutôt que la démarche soudaine de l’autre, et de continuer à l’aimer exactement comme avant. Une preuve d’abnégation exceptionnelle, héroïque. Si cette histoire m’arrivait, je ne pense pas que je m’en sortirais avec un « c’est un peu compliqué” ; je jugerais plutôt que c’est un véritable cauchemar ! Et j’attendrais d’un ami qu’il me secoue pour que je m’extraie de ce bourbier plutôt qu’il me demande des nouvelles de la mutation de mon compagnon ou qu’il s’épuise à comprendre comment il faut l’appeler afin d’éviter qu’il ne se froisse.

C’est une attitude exceptionnelle, héroïque, dont à mon avis très peu d’individus sont capables. Et pourtant cette exemplarité ne sembla étonner personne outre mesure autour de la table : j’étais seul à ciller, à me frotter les yeux, tous semblaient rencontrer des cas de figure comme celui-ci tous les jours, et d’autre part trouver que la réaction de la femme était la moindre des choses. Ils exprimèrent même du mépris pour les quelques personnes ou pays dans le monde qui persistent à ne pas accepter qu’on se promène ainsi à son aise entre les genres, en toute liberté. Quelqu’un nous apprit qu’il existait cinquante-deux genres différents dans la nature – le fait avait été établi par un article de Slate. Là encore, personne ne s’en émut. Je fus le seul pour qui cette affirmation venait détruire une croyance élémentaire qui m’avait jusque-là toujours été apprise dans les livres et qui m’emprisonnait depuis l’âge le plus tendre.

C’est en cela que je comprends mal les adeptes de la théorie du genre : ils sont à l’origine d’une découverte scientifique monumentale, la plus importante du 21ème siècle, mais n’en tirent aucune vanité. Ils font comme si cette découverte devait échapper à la trajectoire habituelle des révolutions coperniciennes, ne sidérer personne et se répandre comme banale et évidente d’entrée de jeu auprès du premier quidam venu du fond de sa banlieue résidentielle. Il y a pourtant de quoi faire le fier à bras. J’imagine Galilée excité par sa trouvaille, désireux de la partager, armé de patience pour en convaincre ses pairs… Je l’imagine se retrousser les manches pour se mettre à la portée de ceux restés dans l’ignorance. Je ne l’imagine pas s’agacer ou se révolter parce que sa crémière n’a pas saisi du premier coup sa révélation cosmologique.

Le manant

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J’apprends avec délectation que le terme manant, aujourd’hui péjoratif et qualifiant le cul-terreux, signifie en réalité « celui qui demeure ». C’est-à-dire celui qui reste à sa place, dans le temps et dans l’espace.

Alors que l’Ermite implique une démarche volontaire de retrait, d’isolement et d’exil, le Manant est simplement celui qui est là depuis le début, qui s’y trouve bien et qui entend y rester, entravant probablement par son immobilité la progression des agités qui ont maintenant atteint le seuil de sa chaumière et dont il gêne les velléités de vitesse, de mouvement, de déplacement ou de modification.

Dans le contexte actuel, le manant entrave aussi bien le projet libéral des Attali et autres Macron, appelant au village global, à la mobilité, à l’adaptation au « monde nouveau », que celui des forces du progrès, dites « de gauche », qui s’évertuent à changer les mentalités (de préférence celles des autres, pas les leurs). Sur la demeure du manant s’abattent les bourrasques de l’esprit entrepreneurial et celui de la bougeotte jeune, alliée pour l’occasion à la logorrhée libérale vantant les bienfaits de la remise en question, du qui-vive, de la souplesse, de la flexibilité, de la réinvention perpétuelle…

L’époque conjure le Manant de changer, de participer, de voyager, d’apprendre une troisième langue, de modifier ses pratiques, de se challenger, d’être malin.fr, de mettre son appartement en location sur AirBnb, de changer sa conception des choses ainsi que ses ampoules trop consommatrices, de lâcher la proie pour l’ombre et de saisir une offre tant qu’elle se présente… On l’y invite, on l’y enjoint, et cela sonne comme des sommations avant avis d’expulsion s’il persiste.

C’est en réalité la plupart des gens que le Manant trouve face à lui, tambourinant à son carreau. La plupart des gens ont besoin d’être animés d’un « projet », et d’en animer les autres ; le projet consistant à rester chez soi sans embêter personne ne suffisant pas à les contenter. C’est de la plupart des gens qu’il s’agit, depuis le généralissime embarquant les peuples dans ses aventures mortelles jusqu’à l’oncle emmerdeur qui, durant les vacances d’été dans la maison familiale, vient couper la télé aux enfants, parce que « avec le temps qu’il fait dehors ! », parce que « allez donc faire une promenade ! », parce que « il faut prendre l’air ! »…

En réalité, il ne faut rien du tout, naturellement. C’est simplement l’un de ces ordres crétins et incompréhensibles contre lesquels on ne peut rien.

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Dans Au fond de la couche gazeuse, Bodinat cite Benjamin Constant :

« Les habitudes ne sont pas une simple répétition machinale des manières de vivre, mais le degré de fidélité que nous portons à notre passé et à notre existence… Il n’y a pas d’habitudes si l’être n’a pas le sentiment de pouvoir les appliquer au-delà du présent : l’avenir est un élément de l’habitude non moins nécessaire que le passé ».

Et Bodinat ajoute de lui-même :

« Le bouleversement continuel du milieu ambiant ne détruit pas seulement les habitudes qui nous liaient ensemble et au monde, mais aussi les sentiments qui nous liaient à elles, qui nous liaient au monde et à nous-mêmes ; l’âge de l’Accélération détruit le monde commun où être ensemble les uns avec les autres, mais aussi ensemble avec soi-même ».

Fait accompli

L’actualité économique et numérique nous apprend qu’il faudrait se hâter de développer les réseaux bas débit longue portée dès aujourd’hui si l’on veut supporter le trafic grandissant des objets connectés, « qui seront 38 milliards en 2020 ».

En fonction de l’article qu’on lit, ce 38 milliards devient 80 milliards, ou 115 milliards… Normal : personne ne peut savoir combien il y aura d’objets connectés en 2020.

Le raisonnement, en tout cas, est idiot et revient à dire : « il faut construire une autoroute 4 voies devant chez vous, et vite ! car en 2020, deux millions de véhicules passeront chaque jour ! ». En réalité, il ne peut matériellement pas passer deux millions de véhicules devant chez vous, ni aujourd’hui ni en 2020. A moins qu’on ait construit une autoroute pour cela.

shad

C’est le tour de passe-passe qu’utilise un « progrès » quand il veut forcer le barrage. Fait énoncé. Fait annoncé. Sans argument mais sur un ton impérieux. « Hâtons-vous ou bien nous accumulerons du retard ! ». « Nous sommes le dernier pays à n’avoir pas encore… ». Culpabilisation, empressement, afin que s’auto-réalise la prophétie.

En réalité, l’horizon de 38 milliards d’objets connectés en 2020 n’a rien d’une fatalité, pas plus que n’importe quel horizon présenté comme inéluctable. Je ne m’y connais pas mais enfin, si l’on commençait par ne pas développer ces réseaux qui leur sont dédiés, si l’on n’enclenchait pas les moyens, si l’on se faisait à l’idée que ces petits objets se cognent un jour le nez contre les limites de capacité du réseau… ne se pourrait-il pas alors que nous n’arrivions pas à 38 milliards d’objets connectés en 2020 ? Il s’agit en fin de compte d’un choix de société, comme on dit, à faire en faveur d’une atmosphère qui ne serait pas infestée de nuées de bidules détecteurs, mesureurs, scanneurs, filmeurs, signaleurs…

Est-on réellement excité par le frigo qui envoie un SMS quand on a oublié de le fermer, autant que le sont les industriels qui espèrent nous le vendre ? Pour un objet connecté qui sauvera la vie ou fera du bien, combien seront là pour mesurer notre travail, contrôler nos gestes ? Désire-je vraiment que les objets, les machines, s’échangent et communiquent toujours plus d’informations à mon sujet ? La multiplication à outrance de ces gadgets électroniques – objets connectés et plus généralement mouchards « tech » comme ceux que présente cet article du Dernier Blog – a ceci de particulier que sa malfaisance n’épargnera personne, surtout pas l’objecteur de conscience qui aura cru choisir de s’en passer. Il suffit que son voisin soit par exemple l’un de ces crétins équipés d’une caméra volante, qui trouve amusant de survoler son jardin, puis le quartier et ses habitations. C’est donc pour que ce bonhomme puisse continuer à jouer, à cela et à autre chose, qu’il faudrait « développer les réseaux » ou les capacités de stockage informatique sans mesure.

Les objets connectés seront 38 milliards (ou 80 milliards, ou 115 milliards) en 2020. Quels que soient la demande et l’engouement. La planète dût-elle s’y épuiser ! En dépit des semblants de débats qu’on fera mine d’organiser sur les conséquences éthiques du phénomène. Les objets connectés seront des milliards, c’est décidé ! La quincaillerie électronique a ses raisons que la raison ignore.

« Contrôler l’homme tout entier »

« [Le progressisme] a rejeté la conception libérale selon laquelle l’homme recherche rationnellement et en premier lieu son propre intérêt. Il l’a remplacé par une vision thérapeutique qui prend en considération les pulsions irrationnelles et tente de les canaliser dans des voies socialement constructives. Bannissant le stéréotype de l’homo oeconomicus, le progressisme tente maintenant de contrôler socialement « l’homme tout entier ». Au lieu de se contenter de régulariser ses conditions de travail, il aménage aussi sa vie privée, organisant le temps de ses loisirs selon des principes scientifiques d’hygiène personnelle et sociale. Il expose les secrets les plus intimes du psychisme au regard de la médecine, encourageant ainsi un examen intérieur incessant ».

Christopher Lasch dans La culture du narcissisme.

Live and let die

assis au bord de rivière

Je peux certainement paraître un pessimiste à ceux qui me lisent, à ceux qui m’entendent ; je le suis sans doute pour ce qui concerne le temps immédiat… mais je redeviens optimiste si l’on veut bien considérer les choses à plus long terme.

Tout ce que je fais mine de voir advenir par mes mauvais présages, mes miroirs dystopiques, tout cela n’est finalement que la direction que je vois prendre aux choses. Mais je sais par ailleurs qu’elles n’iront pas au bout, que tout cela n’arrivera pas à son terme de pourriture, et que quelque chose d’humain se passera qui perturbera cela, qui fera du futur autre chose que ce qu’il devait être.

Il y aura une issue ; les moyens et les outils d’un monde nouveau sont là, émergents. Déjà pointent quelques raisons de croire qu’il peut y avoir une vie après l’industriel, après l’ère de masse, peut-être même après l’ère démocratique… D’une certaine façon nous sommes plus chanceux que nos parents, nous vivons un temps rempli de plus d’espoir qu’il ne l’était il y a 30 ou 40 ans : car nous sommes à un pied de mur ; nous sentons bien que les ficelles sont usées désormais, les paradigmes obsolètes, les anciennes règles intenables… Nous sommes contraints à un monde nouveau tandis que nos parents n’avaient qu’à continuer le leur sans véritable échappatoire.

Il y aura une issue. Des solutions émergent. Un horizon se dessine. Mais il y aura, avant cela, toutes les tentatives du monde actuel, du monde mourant, pour s’agripper et préserver ses intérêts. Pour maintenir sa rente et prélever sa part. Automobile, pétrole, Etat, médias… useront toutes leurs cartouches, pèseront de toute leur inertie, assécheront de nombreuses et jolies pousses avant de céder définitivement la place à quelque chose.

C’est simplement cette tentative ultime de l’ancien monde de se raccrocher, à laquelle il faut survivre et qu’il faut laisser passer avant de pouvoir apercevoir un rivage. Il nous faut vivre, et laisser tout cela mourir.

live and let die

La Recherche

Auparavant, il y avait les inventeurs. Maintenant il y a les chercheurs.

Edison

L’inventeur était quelqu’un qui dans le cadre de ses activités, ressentait un manque, un besoin, et qui à force d’observation, d’adresse et d’ingéniosité, finissait par créer cette chose dont il avait besoin.

Les chercheurs sont dans un cas bien différent : ce sont des gens armés de connaissances, équipés jusqu’aux dents, qui ont été élevés pour chercher, connaître et découvrir. Une infanterie lancée à la conquête de ce qui n’est pas encore connu, dévouée au défrichement de ce qui n’a pas encore été fait. Par principe la Recherche est jusqu’au-boutiste, payée pour ça, elle ne fait pas de quartiers : elle taillera le mystère jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.

Là où l’inventeur est animé d’une motivation personnelle, d’un but égoïste, là où il poursuit l’accomplissement de quelque chose qui doit le servir lui, là où sa recherche a une fin, le chercheur, lui, est désimpliqué, il cherche pour une cause ou une entreprise, entreprend en fonction des moyens qu’on lui alloue. Il bêche sans désir ni besoin, il cherche sans savoir où il veut en venir. Il innove parce qu’il faut innover et parce qu’on le lui demande. Parce qu’il y a du budget et parce que c’est son métier. Parce qu’il faut bien continuer à trouver des choses, n’est-ce pas, il faut bien continuer à innover, innover, innover.

Le chercheur est un inventeur, en somme, mais objectivé, dépossédé de son travail intellectuel. La Recherche est l’Invention, mais à qui l’on a retranché le point de départ spécifiquement humain.

Sous le paradigme de la Recherche, il est assez aisé de voir que l’on aboutit à ce stade du Progrès où celui-ci se construit ex-nihilo, pour lui-même, en dehors du service qu’il rend pour l’humain. Il est assez aisé de voir que l’on arrive à des inventions qui naissent, plutôt que d’une réelle motivation humaine, de l’inoccupation scientifique et du fait que l’on a des chercheurs qui ne doivent pas dépérir. Inventions qui ne servent personne, progrès maléfiques qui engendrent beaucoup de destruction par ailleurs, immondices dont on regrette que l’homme en ait jamais soulevé le couvercle.

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Aujourd’hui, on créé par exemple de nouveaux états de la matière, sans encore savoir pourquoi on l’a fait, à quoi cela pourra servir, ni même si cela pourra servir un jour. Aujourd’hui on met par exemple sur pieds des robots de guerre autonomes, des machines tueuses qu’on nous annonce prochainement sur le théâtre des opérations. Ou bien on pousse sa petite idée des technologies transhumaines, qui feront naître une inégalité objective entre deux races d’hommes.

Tout le monde imagine ce que ça peut donner, tout le monde visualise, tout le monde en redoute l’éclosion et personne n’a vraiment envie de ce monde-là mais peu importe : nous allons tout de même les inventer et ces choses vont exister, et vite ! Parce que la technique le permet et parce que c’est de l’innovation.

La pensée conséquente

Si l’on s’en tenait à ce que pensent les gens, une grande partie des maux du monde serait réglée. Car les gens pensent globalement juste. Mais cela ne mène à rien puisque cette pensée est tout à fait inconséquente : non seulement on n’accomplit pas ce que l’on pense, mais on accomplit parfois l’inverse.

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Ainsi, tout le monde est d’accord pour penser du mal de la télévision (a-t-on jamais croisé une personne qui s’en fasse l’avocat inconditionnel ?), tout le monde s’entend à la calomnier mais chacun la regarde – avec une distance critique s’il le faut – et la télé et toute l’horreur qui s’y rattache continuent d’exister.

Tout le monde s’entend à déplorer le mannequinat, la sexualisation de la publicité, de la consommation, le tort que cela fait à l’image de la femme… Tout le monde pense ça mais lorsque cette « dégradation de la femme » s’incarne, lorsqu’elle se matérialise sur le trottoir d’en face sous l’apparence d’une femme obscène et bariolée, alors là n’allez surtout pas juger ! On défendra son droit le plus strict à faire ainsi. Battez-vous contre des moulins à vent (« la mode », « les marques » ou « la société marchande »…) mais pour rien au monde ne portez atteinte à la liberté de chacun de faire exactement ce qu’il veut. Moralisez « l’entreprise », « la société », « le capitalisme » si vous voulez, mais pas les hommes et les femmes que nous sommes.

C’est avec cette même inconséquence que, si vous tendez l’oreille, tout le monde se dit prêt à « changer de système ». La ménagère vote Mélenchon, le JT de TF1 répète qu’il serait bon de purger le capitalisme de ses excès, et chacun finit par reconnaître que le modèle de consommation, de production, de gaspillage outranciers… doit être mis en question. Mais ces mêmes qui se prononcent pour une certaine forme de croissance nulle, in the other hand, n’imaginent pas devoir renoncer pour cela à leur modèle de Progrès : ils sont ok pour réduire les profits, la croissance, le gaspillage, ils sont ok mais à condition de maintenir toutes les autres choses égales par ailleurs ! Hormis quelques exceptions qui seront allés au bout de leur réflexion et se seront sans doute faits berger dans le Tarn, tous ces gens de bonne volonté qui ne demandent pas mieux de… ne réalisent pas ce que cela implique vraiment, au-delà de la formule.

Limiter la croissance, ce serait aussi limiter l’idéologie du Progrès. Accepter de revenir à une société stationnaire, où l’on apprécie de s’ennuyer, de stagner, où l’on ne progresse pas, ni dans son emploi, ni dans son salaire, ni dans son statut. Pas d’ascension, pas d’acquisitions, moins de confort, moins de santé, moins de science, moins de spectacle et de fanfreluche. Plus de travail. Qui est partant ? Qui vote pour ? Qui saurait trouver là son bonheur ? Certainement pas la masse.

Qui attend de la vie une moisson de bonheur et de bien-être n’aura qu’à prendre un autre chemin que celui de la culture supérieure. – Friedrich Nietzsche

Racisme géographique / Racisme temporel

L’Histoire est un domaine intéressant en ce qu’il révèle la qualité de votre interlocuteur. Dans d’autres domaines, il est toujours loisible, quand on s’y connaît peu, de déguiser son ignorance, d’improviser ses opinions et de finir par faire pas trop mauvaise illusion. Mais l’Histoire, elle, ne pardonne pas. Sans ménagement pour les impostures, elle rend subitement apparents une démarche faussée, une déficience d’analyse, un défaut d’intelligence et de sensibilité.

Aussi, il est courant d’entendre une énormité à propos d’une époque passée. Quelqu’un qui jusque-là vous semblait d’une culture acceptable lâche soudain une sottise gigantesque. Au milieu d’un pique-nique au Grand Canal du Château de Versailles, votre voisin s’exclame que « c’est beau, mais c’était facile aussi, avec toute cette main d’œuvre gratuite et corvéable à merci » ! Fallait-il que les gens du passé soient cons, dans l’esprit de certains !

Dans l’esprit de certains, les hommes ont enduré des époques entières d’horreur et d’absurdité sans rien dire. Dans l’esprit de certains, les Egyptiens antiques sont des gens qui ont roulé des cailloux sous le soleil et les coups de fouet pendant 3 000 ans ! Dans l’esprit de certains, les seigneurs du Moyen-âge prenaient plaisir à piétiner les potagers des serfs avec leurs chevaux en se rendant à la chasse. Exprès pour faire chier !

Si le « racisme géographique » est cette pensée qui juge inférieurs les hommes et femmes nés sous d’autres latitudes, il est un « racisme temporel » qui considère comme naturellement inférieurs les êtres humains nés à d’autres époques. Car il faut avoir une estime suffisamment basse des ancêtres pour croire ces choses sans se poser de questions. Fallait-il qu’ils soient cons pour subir sans broncher des époques d’obscurantisme que nous-mêmes ne supportons pas en pensée. Fallait-il qu’ils soient cons pour faire durer ces modèles de société abjects des siècles et des millénaires alors que chez nous, les pires totalitarismes ne résistent pas 100 ans sans être renversés…

Le racisme temporel, c’est appliquer le mode de pensée contemporain à l’ensemble de l’histoire et des sociétés. C’est ne pas faire l’effort intellectuel de retrouver le fil, de se remettre dans la perspective de l’époque. C’est ne pas rechercher la cohérence et l’équilibre de la période. C’est buter sur une incompréhension historique et la mettre sur le compte de la naïveté ou de la brutalité et de l’incivilité des gens de ce temps.

Vous considérez les jeux du cirque par exemple, et vous ne pouvez qu’être perplexe face à la monstrueuse civilisation romaine, vous ne pouvez que déduire que ces hommes étaient d’une autre nature que la votre, qu’un fossé vous sépare. Vous ne considérez pas qu’ils étaient tout aussi intelligents et civilisés que vous et que c’est peut-être la vie qui alors, avait un autre sens, les valeurs morales qui peut-être différaient de celles d’aujourd’hui mais n’en étaient pas moins des valeurs morales.

C’est simple : lorsque quelque chose se situe au-delà de notre compréhension, on le rend « monstre », étranger. On en fait non seulement une caricature, mais une monstruosité. On l’éloigne pour le rendre inaccessible à la pensée.

Pour enseigner l’histoire du nazisme par exemple, on préfère convoquer l’imaginaire monstrueux, parler des savons et abat-jours fabriqués en peau de Juifs, que décortiquer le mécanisme de fascination qu’a pu avoir l’idéologie nazie sur le peuple allemand. Tout est fait pour ne pas reconstituer la compréhension de l’époque, pour rendre hors de portée le cheminement du nazisme. Hitler est un monstre, Hitler est le Diable… Façon d’éloigner la responsabilité, d’extraire ce passé de nous. Façon de l’annuler.

Lorsque dans l’histoire ou les civilisations, vous ne comprenez pas un comportement, lorsqu’une coutume vous semble profondément aberrante ou cruelle, dites-vous qu’il y a une forte chance pour que vous soyez à côté de la plaque. Dites-vous que vous n’avez pas toutes les cartes en main, qu’un élément constitutif de cette époque vous échappe, que vous n’épousez pas la bonne perspective pour reconstituer les choses telles qu’elles se sont passées. Dites-vous que le sens est sans doute là mais qu’il vous est inaccessible.

Nous qui ne sommes racistes ni dans l’espace ni dans le temps, nous nous devons de « comprendre » toutes les époques, d’embrasser l’histoire et les civilisations dans leur totalité, de rétablir le lien avec les hommes de tous temps… Nous n’éloignons aucune perspective ni possibilité. Nous croyons que l’essence de l’homme est invariable, que le progrès n’est pas humain mais technique, que l’homme est toujours le même et que seules changent les circonstances et les outils. Nous croyons que les esprits brillants de l’Antiquité n’étaient pas moins brillants que nos esprits brillants d’aujourd’hui. Nous croyons que la cruauté n’a pas diminué et ne diminuera pas. Nous ne nous croyons pas exempts de la barbarie et du génie de nos pères.