Raccourci-pensée

Le crimepensée, dans le roman 1984, est le mot qui désigne toute pensée hérétique à l’idéologie en place. Le mot qui délimite ce qui est pensable de ce qui ne l’est pas. Et l’arrêtducrime, désigne la faculté naturelle des citoyens d’arrêter leur réflexion d’eux-mêmes lorsqu’elle risque d’aboutir à une pensée « interdite ».

Le crimepensée est un principe similaire à celui du célèbre point Godwin : le point au-delà duquel la discussion, et de fait la réflexion, n’ont plus cours ; le point au-delà duquel toute rhétorique et tout argument sont disqualifiés sans autre forme de procès. On pourrait dire que l’arrêtducrime est l’intériorisation de ce principe : un point Godwin qu’on applique à soi-même ; le point où, à l’approche de certaines idées, notre intuition nous demande de faire demi-tour, de mettre fin à notre réflexion.

L’arrêtducrime a cela de caractéristique qu’il est un raccourci-pensée, comme il y a des raccourcis clavier : il a l’air d’un simple mot mais il revêt en réalité une véritable gymnastique de l’esprit, élevée au rang de réflexe. Une sorte de pensée subliminale instantanée mais complexe, qui se décompose ainsi :

1- je formule une pensée en même temps que j’entrevois l’issue à laquelle elle mène.
2- j’identifie cette réflexion comme appartenant à ce que je ne veux pas penser.
3- j’interromps la réflexion de moi-même afin de ne pas être « punissable ».

 

Le raccourci-pensée a ses déclinaisons – l’arrêtducrime n’est que l’une de ses formes, sa version coercitive. Les adolescents, par exemple, sont friands de raccourcis-pensée au quotidien. Tous ces mots prêts à l’emploi qu’ils utilisent – « c’est clair » « trop pas » « à base de ~ » « en mode ~ » « truc de ouf »… n’ont de sens qu’en tant que conventions de langage. Ils visent à condenser une idée, une émotion, une phrase, pour la faire entrer dans un mot-valise standard et immédiatement saisissable. Raccourci-pensée. Langage parallèle. Pensée codifiée.

Le raccourci-pensée est à la pensée ce que le code-barres est à l’article : une étiquette, une convention, une syllabe. Un succédané de langage visant à économiser les mots et les pensées. Une fois qu’on a conscience du procédé, il est facile de repérer les raccourcis-pensée chez soi ou chez son interlocuteur : bientôt ils nous sautent aux oreilles et on n’entend plus qu’eux.

Je me souviens très bien le jour où un professeur d’économie nous a interdit de mettre « il faut » et « on doit » dans nos devoirs de rédaction. C’est tout bête, mais lorsque vous êtes un lycéen avec un petit crâne de lycéen et que ces raccourcis-pensée sont ce qui vient naturellement au début de vos phrases chaque fois qu’il y a à réfléchir, vous êtes déboussolé. « Il faut » et « on doit » ont disparu et vous ne pouvez plus vous épargner l’effort de comprendre ce que vous dites. Pourquoi « il faut » ? Au nom de quoi « on doit » ? Vous n’êtes plus dans l’exercice scolaire de récitation mais vous réfléchissez aux mots et aux idées que vous employez, sans escamoter leur véritable signification.

Un fait notable actuel est que les raccourcis-pensée d’adolescent persistent chez certains spécimens d’adultes. Les tics de langage survivent alors même qu’on a passé l’âge. Mieux, ils se mettent à jour automatiquement : les mots-clés devenus désuets s’effacent à la faveur d’autres empruntés aux nouveaux jeunes. C’est ainsi qu’on peut se retrouver à discuter avec un adulte, à la pensée formée, qui parle un langage de cour de lycée. Un adulte, surtout, dont la conversation est composée en majorité de raccourcis-pensée mis bouts à bouts : la discussion n’a pas de contenu en soi, elle est simplement une succession de clins d’œil, de gags convenus, de références, d’expressions toutes faites… Assez déconcertant. C’est comme si votre interlocuteur était une sorte de robot déglingué dont continueraient à sortir de la bouche des bribes désordonnées.