Radio Clash

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Entendu l’autre jour sur France Inter un entretien avec la présidente du musée d’Orsay. En l’espace de trois minutes, il est question :

  • de « contextualiser » Gauguin afin de ne pas laisser le public admirer ses vahinés sans rappeler le méfait du colonialisme français,
  • du manque de femmes que l’on peut déplorer dans les collections du musée, non qu’elles furent peu nombreuses mais que le Système ait de tout temps snobé leur talent,
  • du public du musée, qu’on cherche à rendre plus mixte, plus divers… par le truchement d’expositions telles que Le Modèle noir dont on espère subtilement qu’elles fassent venir de nouveaux publics,
  • du bilan carbone du musée, cerise sur le gâteau avant que je ne coupe le poste, abordé par un auditeur dont cette question brûlait les lèvres.

A aucun moment il n’aura été question d’art ou de peinture. Ni d’autre chose que des deux ou trois obsessions de l’agenda politique et social – racisme, féminisme, environnement – déjà omniprésentes et qui constituent le pédiluve spirituel dans lequel il nous est offert de progresser.

Face à ce genre d’échanges, il n’est même plus nécessaire d’entrer dans l’examen des opinions exprimées : le simple enchaînement pavlovien des sujets, l’égrainage du chapelet des poncifs, l’énumération compulsive concentrée en trois minutes, suffit en soi à navrer l’intelligence et à interdire d’entrée de jeu toute connexion intellectuelle.

La terrible banalité des réflexions, leur aspect attendu, entendu, vu à la TV, leur profonde paresse : voilà qui nous distancie et nous fait rebrousser chemin. Nous ne supporterons plus ces levages de tabous autorisés, ces feintes dénonciations d’un « système » par le Système… Comment ne pas prévoir, en préparant un tel interrogatoire, la nullité du résultat obtenu ? Comment sauter ainsi à pieds joints dans toutes les ornières, toutes les facilités, sans faire exprès ? Comment oser faire déplacer son invité pour ça et le laisser filer sans rien en avoir tiré d’autre ? La chose merveilleuse étant qu’au long du bref intermède, la médiocrité s’était parfaitement répartie entre intervieweur, interviewé et auditeur qui posait sa question.

Il n’est pas nouveau après tout que la masse ait besoin de concentrer son intellect sur un nombre réduit de sujets simplifiés – c’est du moins ce que croient les personnes chargées d’édifier leur éducation. En d’autres temps, tout devait se concevoir à travers le prisme étroit de la « lutte des classes », ou du « Bien contre Mal », ou « bloc de l’Est / bloc de l’Ouest« … Ce n’est pas différent aujourd’hui. Et la solution pour raffiner les choses n’a pas changé elle non plus : il suffit d’éteindre les radios, toutes les radios sur son passage. Couper le débit nasillard et avec, la bêtise des propos, la vulgarité insensée des publicités, le principe même de cet ustensile d’imposer aux oreilles une logorrhée alors que les gens ont les moyens techniques d’écouter eux-mêmes ce qu’ils veulent depuis près d’un siècle. Eteindre lorsqu’on arrive dans une pièce où la radio fonctionne. Eteindre avant toute chose. Turn off. Et les yeux clos, savourer le silence neuf.

L’Ami qui vous veut du bien

ami noir

Il y a le bien connu « ami noir » : celui qu’une personne accusée de racisme invoque pour se disculper. L’ami noir se décline en ami arabe ou en ami homosexuel selon les circonstances. A noter : l’alibi de l’ami noir, bien qu’imparable du point de vue du sens, est néanmoins disqualifié d’office, écarté d’un revers de manche sans autre forme de procès. Personne n’ira vérifier s’il existe ou si c’était du bluff : le fait d’avoir usé de l’argument suffit à confirmer, s’il en était besoin, le racisme congénital du suspect.

A côté de « l’ami noir », posons à présent le concept de l’Ami du Noir. L’Ami du Noir, c’est ce Blanc qui lui non plus, ne compte pas nécessairement de Noir dans son entourage, mais qui est toujours extrêmement sensible à ce que ce Noir se sente bien. Il anticipe tout ce qui, dans les discussions, dans l’espace public, pourrait ne pas convenir à une personne de couleur si d’aventure il en entrait une. Si, à l’Antillais de la soirée, quelqu’un demande dans le vif d’une discussion quelles sont ses origines, l’Ami du Noir intervient, offusqué : « il est Français voyons ! Pourquoi tu lui poses la question ? ». Son acuité raciale étant très développée, l’Ami du Noir conçoit mieux que l’intéressé lui-même la douleur d’une telle question, qu’il imagine bien plus intense que celle d’un Toulousain à qui l’on demanderait d’où vient son accent.

Comme pour l’ami noir, l’Ami du Noir se décline en « Ami du Gay », « Ami de la Femme », ou ami de tout ce qui, en réalité, peut justifier du titre de minorité ou victime homologuée. Si, à la même soirée, notre Ami entend deux amis se traiter « d’enculé » en riant grassement, il intervient à nouveau, les priant de choisir un autre juron, qui ne stigmatise aucune pratique sexuelle si possible. Il ne fait pas cela par égard pour l’éventuel homo qui pourrait entendre mais pour lui-même, dont les oreilles polies par plusieurs siècles de Progrès, ne souffrent plus de telles offenses. Seul, avec ses petits bras, notre Ami s’est mis en tête de changer la langue en quelque chose de plus gay friendly.

Notre Ami, il faut le dire, est difficilement attaquable. Il présente les atours de l’homme courtois, réfléchi. Il a pour lui l’argumentation, la volonté de faire avancer les choses. Il revendique la réflexion critique, la remise en cause des schémas de pensée, le réexamen… Il est prudent vis-à-vis des jugements hâtifs. Pas d’amalgame. Pic et pic et colegram. Pourtant, il perd toute sagesse dès lors qu’on aborde l’un des sujets qu’il affectionne (racisme, homophobie, sexisme) : là, plus de circonspection, toute mesure deviendrait terriblement malvenue. Il convient au contraire d’en faire un max, de ne pas objecter, tempérer, relativiser les propos de la victime homologuée, ni de chercher à calmer le jeu. Voilà un domaine, précisément, où l’on ne saurait en faire trop. Haro sur le baudet !

Qu’un animateur vedette commette un canular téléphonique sur personne homosexuelle, c’est jour de deuil national. Ce que l’on reproche : non pas que la télévision rie avec la détresse sentimentale de quiconque à heure de grande écoute, mais que ce quidam soit homosexuel. Infraction constituée. Souffrance décuplée, sans rapport avec celle qu’un puceau lambda mais hétéro aurait pu ressentir en pareille situation. Qu’un jeune de banlieue déclare avoir été maltraité par la police, et il ne faut pas chercher à en savoir plus ni à trier le vrai du faux : les faits sont devant vos yeux, noir sur blanc ! Il faut condamner et accorder tout le bénéfice du doute à qui de droit. Qu’un jeune tennisman enlace de façon certes lourde la journaliste qui l’interviewe dans un moment de liesse à la sortie de Roland Garros, et l’on peut commencer à parler de viol, au moins symbolique. Il faudrait être un salaud pour introduire des différenciations, pour s’embarrasser de nuances. De fil en aiguille, on en arrive à ces situations d’hystérie collective où, à la première accusation, Hollywood fait retirer de la bobine l’acteur à l’affiche : gommage numérique, scènes retournées en hâte avec un acteur de substitution, retouche des affiches… tout pour que le film sorte malgré tout, mais sans porc.

Comme le notait justement ce court article, ces séquences sont de véritables « minutes de la haine » telles que décrites dans le roman 1984, orchestrées dans les médias, les rues, les réseaux sociaux… Notre Ami est difficilement attaquable, mais c’est pourtant par lui que s’effiloche notre démocratie. A défendre l’Autre plus farouchement que cet Autre ne se défend lui-même, il en vient à défendre tout ce qui n’est pas lui. A défendre la Minorité par principe systématique et absolu, à rendre incontestable toute prérogative du 1 %, il sape la Majorité c’est-à-dire qu’il corrompt le principe démocratique. Dans ces « minutes de la Haine » de plus en plus régulières, notre Ami s’en donne à cœur joie. Plus l’objet de son scandale est anecdotique, plus il se fait virulent : il s’attaque au « manspreading » – le fait que les hommes ne serrent pas assez les cuisses dans le métro – avec plus de hargne que Rosa Parks n’en employa jamais pour que les Noirs aient le droit de s’asseoir dans le bus.

Le caractère hystérique de ces crises, la dimension sacrée que revêt la minorité victimaire aux yeux de notre Ami, nous ramènent vers la théorie girardienne. Crise mimétique, résolue par l’expulsion d’un coupable unanimement désigné. Ces luttes « progressistes » qui s’incarnent sous la forme de scandales et de lynchages symboliques peuvent en effet être vues comme la recherche désespérée de « nouvelles ressources sacrificielles » par l’homme occidental. Toujours plus conscient du mécanisme de sacrifice expiatoire, il doit désormais rechercher ces ressources en lui-même, et se donner le moins possible l’impression qu’il sacrifie quelqu’un. Pour jouir de nouveau de son massacre, il doit en enfouir le caractère coupable. Et quoi de mieux, pour cela, que de se parer de la cause de la victime expiatoire, de lapider au nom de la Minorité opprimée ? Quoi de mieux que de désigner l’archétype majoritaire, sous l’appelation désormais convenue de « mâle hétéro blanc cis genre » (avec une rondelle de citron s’il vous plaît) ? Ultime dissimulation. Pour pouvoir sacrifier un Autre sans avoir à se sentir sale, la Communauté épouse la cause de la Victime et persécute en son nom la Communauté.

Requins en danger

Parmi les causes fréquemment défendues à la télévision, il y a celle des requins : 3 à 4 fois par an, un reportage animalier ou une émission marine s’attèle à réhabiliter le requin, qui souffre comme chacun sait d’une réputation de mangeur d’hommes

Le requin est victime de notre regard et de nos préjugés ; notre imaginaire s’acharne à tort contre cette aimable bestiole en la représentant comme un animal furieux, excité par le sang et la chair humaine…

Le propos de ces reportages, c’est de dire que tout cela n’est qu’idées reçues. Le requin n’attaque pas l’homme, il lui est foncièrement indifférent en fait. Peut-être a-t-on relevé des cas de nageurs ou de surfeurs attaqués… Mais pas d’amalgame ! C’est simplement que de dessous, le prédateur nous prend pour des phoques ! Sans cela il n’a aucune envie de nous manger : voyez comme il nous croque puis nous relâche aussitôt et se désintéresse… Et de conclure la voix grave, en demandant combien de temps faudra-t-il encore – nous sommes en 2011 ! – pour faire évoluer les consciences et bouger les choses…

Eh bien oui, peut-être, mais faire bouger quoi ?! Vu le nombre d’humains et de requins qui sont en contact régulier, qu’est-ce que ça peut bien faire à qui, ce que les uns pensent des autres ? A quel point le requin prend ombrage de nos a priori à son sujet ? Et une fois que j’aurai vaincu ces a priori, comment puis-je faire savoir que je n’ai rien contre les requins, que ce sont pour moi des animaux comme les autres, dotés d’un coeur comme tout le monde ? Comment améliorer les choses à ma modeste échelle ? En boycottant les films américains qui véhiculent une image qui stigmatise le requin ? En me baignant plus souvent au large de l’Afrique du Sud pour lui montrer ma totale confiance en lui ? En en prenant un chez moi dans ma baignoire ? 

Qu’on me dise. Je ne supporte plus d’imaginer ces requins vexés et discriminés au fond de l’océan, là où personne ne les entend pleurer.

Racisme géographique / Racisme temporel

L’Histoire est un domaine intéressant en ce qu’il révèle la qualité de votre interlocuteur. Dans d’autres domaines, il est toujours loisible, quand on s’y connaît peu, de déguiser son ignorance, d’improviser ses opinions et de finir par faire pas trop mauvaise illusion. Mais l’Histoire, elle, ne pardonne pas. Sans ménagement pour les impostures, elle rend subitement apparents une démarche faussée, une déficience d’analyse, un défaut d’intelligence et de sensibilité.

Aussi, il est courant d’entendre une énormité à propos d’une époque passée. Quelqu’un qui jusque-là vous semblait d’une culture acceptable lâche soudain une sottise gigantesque. Au milieu d’un pique-nique au Grand Canal du Château de Versailles, votre voisin s’exclame que « c’est beau, mais c’était facile aussi, avec toute cette main d’œuvre gratuite et corvéable à merci » ! Fallait-il que les gens du passé soient cons, dans l’esprit de certains !

Dans l’esprit de certains, les hommes ont enduré des époques entières d’horreur et d’absurdité sans rien dire. Dans l’esprit de certains, les Egyptiens antiques sont des gens qui ont roulé des cailloux sous le soleil et les coups de fouet pendant 3 000 ans ! Dans l’esprit de certains, les seigneurs du Moyen-âge prenaient plaisir à piétiner les potagers des serfs avec leurs chevaux en se rendant à la chasse. Exprès pour faire chier !

Si le « racisme géographique » est cette pensée qui juge inférieurs les hommes et femmes nés sous d’autres latitudes, il est un « racisme temporel » qui considère comme naturellement inférieurs les êtres humains nés à d’autres époques. Car il faut avoir une estime suffisamment basse des ancêtres pour croire ces choses sans se poser de questions. Fallait-il qu’ils soient cons pour subir sans broncher des époques d’obscurantisme que nous-mêmes ne supportons pas en pensée. Fallait-il qu’ils soient cons pour faire durer ces modèles de société abjects des siècles et des millénaires alors que chez nous, les pires totalitarismes ne résistent pas 100 ans sans être renversés…

Le racisme temporel, c’est appliquer le mode de pensée contemporain à l’ensemble de l’histoire et des sociétés. C’est ne pas faire l’effort intellectuel de retrouver le fil, de se remettre dans la perspective de l’époque. C’est ne pas rechercher la cohérence et l’équilibre de la période. C’est buter sur une incompréhension historique et la mettre sur le compte de la naïveté ou de la brutalité et de l’incivilité des gens de ce temps.

Vous considérez les jeux du cirque par exemple, et vous ne pouvez qu’être perplexe face à la monstrueuse civilisation romaine, vous ne pouvez que déduire que ces hommes étaient d’une autre nature que la votre, qu’un fossé vous sépare. Vous ne considérez pas qu’ils étaient tout aussi intelligents et civilisés que vous et que c’est peut-être la vie qui alors, avait un autre sens, les valeurs morales qui peut-être différaient de celles d’aujourd’hui mais n’en étaient pas moins des valeurs morales.

C’est simple : lorsque quelque chose se situe au-delà de notre compréhension, on le rend « monstre », étranger. On en fait non seulement une caricature, mais une monstruosité. On l’éloigne pour le rendre inaccessible à la pensée.

Pour enseigner l’histoire du nazisme par exemple, on préfère convoquer l’imaginaire monstrueux, parler des savons et abat-jours fabriqués en peau de Juifs, que décortiquer le mécanisme de fascination qu’a pu avoir l’idéologie nazie sur le peuple allemand. Tout est fait pour ne pas reconstituer la compréhension de l’époque, pour rendre hors de portée le cheminement du nazisme. Hitler est un monstre, Hitler est le Diable… Façon d’éloigner la responsabilité, d’extraire ce passé de nous. Façon de l’annuler.

Lorsque dans l’histoire ou les civilisations, vous ne comprenez pas un comportement, lorsqu’une coutume vous semble profondément aberrante ou cruelle, dites-vous qu’il y a une forte chance pour que vous soyez à côté de la plaque. Dites-vous que vous n’avez pas toutes les cartes en main, qu’un élément constitutif de cette époque vous échappe, que vous n’épousez pas la bonne perspective pour reconstituer les choses telles qu’elles se sont passées. Dites-vous que le sens est sans doute là mais qu’il vous est inaccessible.

Nous qui ne sommes racistes ni dans l’espace ni dans le temps, nous nous devons de « comprendre » toutes les époques, d’embrasser l’histoire et les civilisations dans leur totalité, de rétablir le lien avec les hommes de tous temps… Nous n’éloignons aucune perspective ni possibilité. Nous croyons que l’essence de l’homme est invariable, que le progrès n’est pas humain mais technique, que l’homme est toujours le même et que seules changent les circonstances et les outils. Nous croyons que les esprits brillants de l’Antiquité n’étaient pas moins brillants que nos esprits brillants d’aujourd’hui. Nous croyons que la cruauté n’a pas diminué et ne diminuera pas. Nous ne nous croyons pas exempts de la barbarie et du génie de nos pères.

Virtualités humaines : nous sommes tous le même homme

Vu un entretien de Sartre qui inspire l’idée suivante : chaque homme aurait en lui les virtualités de tous les autres. C’est-à-dire que nous serions tous détenteurs d’une somme identique de possibilités humaines, chacun contiendrait toutes les possibilités d’hommes, toutes les personnalités potentielles ; nos différences tiendraient seulement au fait que chez chacun, certaines de ces virtualités sont plus ou moins animées, développées, quand chez d’autres elles sont engourdies ou brisées.

Notre personnalité serait ainsi une combinaison unique de petites diodes allumées ou éteintes.

Et on admire tel sportif, philosophe ou astronaute, parce que sa performance témoigne de notre propre potentiel ; sa simple existence nous dit « voilà, homme, ce dont tu es capable ». Et on hait tel autre, râclure, sanguinaire, disgrâcieux, pour la même raison : son existence ravive en nous la peur de virtualités en nous qu’on craindrait de voir se mettre à clignoter.

Il y a là une idée de communauté humaine et de compassion qui me semble indispensable à la compréhension et à l’intelligence. Une idée profondément chrétienne au fond, qui résoud la confrontation entre l’unicité de l’individu et la communauté de l’espèce humaine, et qui d’autre part invite à regarder le monstre non seulement en face, mais aussi en soi.