Le plus beau souvenir de ma vie est le concert de reformation de NTM en 2008 : je n’y étais pas mais il m’a permis d’assister à une scène des plus comiques. Trois jeunes cadres de ma connaissance avaient choisi de s’y rendre non sans l’avoir fait largement savoir, très excités par la perspective. Lorsque le lendemain, je leur demandai comment c’était, ils se montrèrent nettement refroidis : partagés sur la qualité de la prestation, mais surtout déçus que le public ait été composé de trop nombreux « petits blancs bourgeois » venus s’encanailler !
En somme, ils auraient voulu oublier qu’ils étaient eux-mêmes de « petits blancs bourgeois » l’espace d’une soirée, et se fondre dans une faune de banlieue authentique et certifiée, mais le rêve leur a été gâché par un public de semblables, venus chercher le même frisson. Mouarf ! Leur déception était à la hauteur de celle d’un touriste se rendant au zoo de Beauval pour plonger au coeur de la jungle et de l’aventure, mais qui se trouve dans une file de touristes devant des animaux en cage…
Cette anecdote caractérise assez bien ce qui pourrait s’appeler la dissimulation culturelle du bourgeois moderne. Longtemps, la culture a été « de classe » – culture populaire, culture bourgeoise, culture dominante, sous-culture… – trouvant même son usage à être brandie de façon ostensible pour marquer son appartenance et se distinguer des autres classes. Il en va bien différemment aujourd’hui, du moins pour ce qui concerne le Bourgeois. Celui-ci délaisse sa culture de classe, trop visible, trop stigmatisante, pour adopter celle de l’opprimé. Stratégie de discrétion, voire de camouflage : il épouse la culture dominée comme le papillon d’Amazonie revêt les couleurs de la feuille morte sur laquelle il se pose.
Voilà ainsi notre jeune bourgeois baigné de contre-culture, friand de rap contestataire, très chatouilleux sur la cause noire-américaine. Un mauvais mot sur un juif ou un homosexuel et vous l’atteignez plus sûrement que les intéressés eux-mêmes. Il est complètement empathique avec les damnés de la Terre. Il juge de la qualité graphique des graffitis qui l’insultent sur les murs : que c’est beau un laissé pour compte qui s’exprime. L’alter-mondialisme lui donne à réfléchir. Bien qu’il soit relativement bien servi sur le plan économique et social, il fait mine de souhaiter que le monde change. Il déplore l’ultra-libéralisme et concède que les rouages de l’Union Européenne sont peu démocratiques, mais vous pourrez tout de même le reconnaître au fait qu’il soit au bord des sanglots dès qu’un Brexit pointe son nez.
C’est que le favorisé a parfaitement intégré que le prestige moral, à notre époque, revient au marginal, au minoritaire, à la victime, au renégat, au floué ou supposé comme tel. Assez naturellement, il en veut sa part. Cela lui était impossible tant que ce supplément d’âme était réservé à l’opprimé travailleur, mais cela devient envisageable maintenant qu’est considéré « opprimé » tout tenant de la minorité ou de la marge. Il suffit de soigner son camouflage culturel. Faire semblant d’en être, du moins d’être sur la même longueur d’ondes. Ainsi dissimulé, pleinement compatissant avec le monde d’en-dessous, le Bourgeois peut jouir plus paisiblement de son aisance. Pour vivre heureux, vivons caché !