L’art consolatoire

Une fois que l’on est dans un bon livre, la vie courante qui s’intercale entre les plages de lecture devient intempestive. Les contingences nous obligent à refermer le livre, mais c’est plutôt cette journée que l’on aimerait refermer. Contrairement à ce qui se dit, le bon livre n’est pas celui qui nous apprend la vie, mais au contraire celui qui nous y soustrait, qui prend la place de la vie en faisant passer celle-ci pour secondaire.

Tout ce qui est art, d’ailleurs – tout ce qui se produit sous forme artistique, immatérielle, fictionnelle… est par définition ce qui ne peut se réaliser sous forme concrète et affirmée dans ce monde. L’art est une fuite. Le récit de l’impuissance et de la défaite : celle des ratés, des paumés, des perdants, face à tout ce qui triomphe ici-bas.

art consolation

On ne saurait imaginer d’art qui soit éloge du triomphe terrestre. Même l’art gothique le plus flamboyant, le plus glorieux, ne représente la magnificence que pour signifier qu’elle n’est pas de ce monde-là. Lorsque l’art a pu provenir de la puissance, de ce et ceux qui triomphent dans le réel, c’est peut-être précisément que ces puissants, non encore rassasiés de leur gloire terrestre, ont voulu s’offrir le privilège du Perdant, le seul qui leur échappait encore : l’Espérance ; au travers des commandes de réalisations artistiques, ils cherchaient à ce que l’art leur confère un peu de cette vie spirituelle hors-le-monde.

Il y aurait peut-être bien Hollywood, l’art des argentés, pour faire exception et glorifier les triomphateurs du monde (un trader, un ingénieux, un surarmé, un bodybuildé…). Mais même dans ce cas, le film a besoin pour fonctionner qu’un ultime winner soit le Méchant, le vrai champion à qui le monde sourie. De fait, celui-là est bien le Méchant aux yeux du spectateur qui vient voir un film : on recherche dans la fiction une consolation, une échappatoire aux défaites que le réel nous inflige.

En vertu de quoi de nombreux romans naïfs sont une sorte de revanche vis-à-vis de cette impuissance : l’auteur, à travers le héros ou la morale de l’histoire, idéalise la vertu qui lui manque. Le personnage, perdant dans le monde, perdant aux yeux de la société, détient en réalité une qualité absolue, inappréciable, qui en ferait un roi dans un autre monde. Syndrome de l’Albatros. L’art, ici, consiste à se consoler et à s’imaginer, à la manière d’un petit garçon : « On dirait que même si j’étais moins beau ou fort que les autres, ce serait de moi que la dame tomberait amoureuse ». « On dirait que même si à la fin je meure, ce serait moi qui gagnerait en laissant un dernier message de vérité, et que tout le monde se rendrait compte que j’avais raison »…

D’autres romans, plus ironiques, n’idéalisent pas ainsi le héros ou sa parole, ne se donnent pas raison… Ils décrivent eux aussi l’inanité de l’ordre réel du monde, mais en plus ils dépeignent leur propre inanité, celle du personnage qui est victime de ce monde. Balzac se moque de son personnage, dépeint les illusions de ses réussites comme de ses échecs, sans non plus lui devenir étranger : ce personnage imparfait et grotesque n’en est pas moins lui-même. Ici, plutôt que de se consoler par la puérile vengeance de l’art, on s’égratigne soi-même au passage, en plus des coups que nous aura porté le sort.

Le premier type de roman, finalement, voudrait être triomphateur à la place des triomphateurs. Ce type de victoire écrasante lui fait envie. Le second type d’art assume sa défaite et son imperfection jusqu’au bout. Il lui est en cela supérieur.

Troquer la fiction pour la réalité

revolutionnaire

Le révolutionnaire, c’est celui qui veut changer la réalité. Moi, la réalité me va plutôt bien au fond. C’est la fiction que je voudrais remplacer : celle dans laquelle on vit, celle qui enveloppe notre réalité à tous les niveaux de la société moderne. Cette pellicule de cellophane qui enrobe les choses, les mots, les coupe du réel et les anesthésie, à la fois invisible mais qu’on peut sentir partout. Cette couche de « bullshit » qui encrasse la vie.

L’évolution des voitures en est une bonne illustration : chaque fois que j’en loue une, je peux voir les petites nouveautés intervenues depuis la fois précédente. Chaque fois, le véhicule a une nouvelle raison de biper, sonner, alerter. Bip pour la ceinture pas attachée, bip pour l’obstacle détecté devant ou derrière, bip pour la clé restée dans le contact. En termes de confort, les sièges, l’habitacle, la conduite, sont toujours plus cotonneux, on est toujours mieux calé dans le siège et les accoudoirs, le silence du moteur est tel, le plastique et les petites boîtes sont tellement partout, qu’on monte à 180 sans s’en apercevoir, sans plus de vibration ni de bruit qu’à 40 km/h. Gadgets électroniques et mouchards, la voiture vous dit à quel moment il serait bon de changer de rapport, ou bien que vous roulez depuis x temps et qu’il serait temps de faire la pause réglementaire. Bientôt elle se rangera toute seule sur l’aire d’autoroute quand elle le jugera nécessaire.

Et si moi, ce que je veux, c’est une caisse neuve, mais qui vrombit, qui sent le pétrole et qui me laisse conduire comme je l’entends ? Est-ce encore possible ? Car à la fin, on n’a tout simplement plus l’impression de conduire. Ni même d’être à bord d’un engin motorisé. On est dans un cocon parfumé, coupé de toute sensation, la voiture déploie ses petites astuces de confort qui sont aussi des astuces de contrôle. Attacher sa ceinture n’est plus un choix quand un automate vous siffle comme un chien. Niquer son pare-chocs arrière n’est plus une liberté quand un sonar vous hulule aux oreilles.

Bullitt_mustang

Il en va pour l’innovation automobile comme pour l’ensemble de notre société. Le mot « aseptisé » ne dit plus suffisamment ce dont je parle. Ce n’est pas la réalité que je voudrais changer, c’est la fiction, et la fiction ce sont tous ces aspects que je vilipende à longueur de blog : l’information, le spectacle, le journalisme, le nouveau langage, ce qu’on dit et ce qu’on entend. Ce sont les fausses causes, les faux scandales, les fausses offuscations, les dérapages montés en épingle. Ce sont les nouveaux métiers du tertiaire, vidés de substance. C’est le marketing qui refonde la réalité. C’est un paquet de sucre en poudre qui se nomme « partenaire de vos gâteaux » plutôt que « paquet de sucre en poudre ». C’est une boutique Nespresso. C’est le design tout en rondeur. C’est la substitution du bon sens par le tout-judiciaire et les procès pour rien. C’est la simplification à l’extrême de la pensée, des opinions, la réduction des débats au Débat.

Pour retrouver ce dont je parle, pour se rendre compte de ce que cette atmosphère de plastique a ôté en fait de tourbillonnement et d’authenticité, il suffit parfois de regarder l’arrière-plan de films français des années 70, souvent imprégnés d’une certaine réalité sociale. Ou encore d’aller à l’étranger, là où la vie est encore mouvante. Là où la vie a encore une odeur. Marcher dans Istanbul et respirer l’atmosphère franche et légère de quotidien, les huiles qui puent la graisse, les rues poussiéreuses comme si les gens marchaient dedans, les grills luisants comme s’ils cuisaient de la viande, les chiens sales comme les briques, les boutiques de CD hurlant de la musique, les gens qui habitent littéralement la rue et y travaillent, là où à Paris, les Parisiens ne semblent là que comme figurants et comme passants. Tout cela sur la voie publique. Plus de second degré, plus de cynisme. La vie en vrai, crue, tartare. Fierté des banderoles, des affiches, des enseignes, mots et messages en turc, là où nous révérons tout ce qui est anglo-saxon. Circulation à 100 en ville sans jamais regarder le rétro : responsable de ce qui se passe devant, pas derrière. Charme du système D où chacun est responsable pour soi, et où paradoxalement, le bon sens et la confiance reprennent leur droit. Le chauffeur de bus, puisqu’il conduit, laisse au passager monté à côté de lui la tâche de faire la monnaie aux passagers de derrière, ils se passent de main en main l’argent qui paye le trajet. On est entassés, on paye en fonction de la distance qu’on veut parcourir, rien de plus facile que de tricher mais ici personne ne le fait.

Qui, aujourd’hui, est « l’homme sain », et qui est « l’homme malade » ? Ce n’est peut-être pas de la Turquie dans l’Union européenne, dont nous avons besoin, c’est d’une pincée de cet esprit, de ce courant d’air, dans le quotidien blafard de nos sociétés modernes.

Quand « comme par hasard », tout concorde

Dans son essai sur l’amour (De l’amour), Stendhal évoque le phénomène intéressant de cristallisation : ce moment de la rencontre amoureuse où tout, chez l’être aimé, devient charmant. Sa chevelure, son sourire, le moindre de ses traits, mais aussi ses défauts : son travers caractériel, son grain de beauté au milieu du nez…

Ce n’est pas tout à fait que l’amoureux perd sa capacité critique, c’est qu’il est comme fasciné, il aime la personne dans son essence et il n’est plus temps de faire un tri mesquin, de minauder, de raffiner son choix…

Stendhal note par ailleurs que :

  • la cristallisation est réversible. Quand on a pris quelqu’un en grippe, quand on a décidé de le détester, le moindre de ses gestes nous devient intolérable. Le même mot, anodin dans la bouche d’un autre, écorche notre oreille quand il vient de la personne qu’on a dans le pif !
  • le phénomène dépasse le cadre purement sentimental. Telle musique, par exemple, qu’on écoute sous un certain aspect, devient tout à coup génialissime, transcendante dans la moindre de ses notes… Ou tel personnage qu’on découvre devient « le plus grand génie de tous les temps », jusque dans sa façon de tenir son journal, etc.

C’est là que ça devient intéressant : car il est vrai qu’on peut reconnaître la cristallisation chez toute personne qui « s’entiche de… ». Le jeune esprit qui découvre Marx voit tout à coup des spoliations partout autour. L’étudiant qui s’intéresse à la psychanalyse aperçoit tout à coup des symboles incestueux et castrateurs dans chaque recoin de la réalité. Et si vous avez découvert une façon de voir les choses qui vous a séduite, vous allez, dans les jours ou les semaines qui suivent, en trouver de nombreuses confirmations « objectives » dans le quotidien.

On fait un constat, on s’intéresse à un aspect des choses, et tout à coup cet aspect ressurgit partout dans la nature. « Comme par hasard ! » Et n’importe quel bouquin, n’importe quelle discussion semble alors nous parler justement de cela. On se dit alors « c’est bien vrai, tout cela se retrouve dans la réalité »… Alors que rien n’est dans la réalité et tout est dans le prisme à travers lequel on regarde le monde désormais.

Stendhal nous dit que notre passion « cristallise » ainsi tant qu’on ne connait pas son « pourquoi ».