La cosmogonie jivaro

« Dans la cosmogonie jivaro, toutes les créatures vivantes – humaines, animales, végétales – possèdent un esprit similaire. Les détails de leur vie intellectuelle et sentimentale sont déterminés par leurs spécificités corporelles. Un toucan, parce qu’il a un corps de toucan, perçoit un monde de toucan et développe donc des pensées et des désirs bien différents de ceux d’un pied de manioc ou d’un humain.

En étirant un peu l’idée, (…) chaque humain perçoit le monde au prisme de ses connaissances et de ses facultés. Certaines sont communes à l’espèce humaine, d’autres sont partagées par les membres d’une même culture, d’autres enfin sont personnelles. (…) Les connaissances et les facultés de chacun sont des outils permettant de composer un monde. Or, de même que les toucans et les pieds de manioc ont l’illusion de percevoir le monde objectivement – alors qu’ils perçoivent un monde de toucan et un monde de manioc – (…) nous pensons voir le monde tel qu’il est. Une conversation avec un ami à propos d’un film par exemple, donne souvent le sentiment vertigineux qu’un abysse vient de s’ouvrir entre nos deux mondes ; ou plutôt entre le vrai monde, que nous habitons, et le monde ésotérique où vit notre ami et où les films semblent étrangement déformés. »

Alessandro Pignocchi dans Petit traité d’écologie sauvage .

Les goûts et les couleurs

Bien sûr, il y a les goûts et les couleurs. Bien sûr il existe des choses qui sont belles et qui nous sont inaccessibles ou nous laissent de marbre. Bien sûr il existe des choses belles auxquelles on est sensible par vécu mais qui sont moins intéressantes aux yeux d’un autre…

Mais il y a aussi des belles choses sur lesquelles il n’y a pas à discuter : elles sont belles, point barre. Et il y a des choses nulles, objectivement. Foin du relativisme : si j’aime telle oeuvre, ce n’est pas seulement mon « goût personnel », c’est qu’elle recèle quelque chose de véritable capable de rassembler tous les hommes dignes de ce nom.

En matière d’art et d’esthétique, on ne peut s’empêcher de croire qu’il existe un ordre immanent des choses, une vérité au-delà du goût de chacun. Des choses scientifiquement laides ou belles. Que le Beau existe et qu’il suffirait qu’on invente l’instrument adéquat pour le mesurer de façon infaillible.

Ainsi, lorsque le fossé est grand entre ma perception et celles des autres, je ne peux m’empêcher de croire que ces autres ne sont pas honnêtes. Quand tout le monde s’emballe pour un film, un livre, manifestement mauvais et que celui-ci caracole dans les ventes, je ne peux m’empêcher de croire que les gens se foutent de moi, qu’ils font exprès pour m’embêter.

Passe encore qu’il y en ait pour tomber dans le panneau et prendre Muse ou Gossip pour de grands groupes de rock. Mais qui peut raisonnablement croire que les gens ont vraiment aimé Bienvenue chez les Chtis ? Et qui peut sincèrement aimer Chagall ? Chagall est totalement dépourvu d’intérêt, à tous points de vue. Couleur, dessin, composition, sujets… C’est littéralement nul. C’est évident. Je ne peux pas croire qu’on aime Chagall. Celui qui me dit que Chagall est un grand peintre, je ne le crois tout simplement pas. Je ne crois pas à sa sincérité. Merde ! Je ne veux même pas en discuter.


Quand même. Non ?

Tout le monde est un peu comme ça : on a du mal à se dépêtrer de cette idée que quelque part il y a une vérité, une beauté, une « justice immanente ». Qu’il y a du beau et du moche devant l’éternel, des bons et des mauvais devant l’éternel. Qu’un jour les bons seront reconnus et les mauvais conspués. Car que vaudrait l’effet qu’une œuvre produit sur moi, si cet effet ne s’ancrait à aucune réalité objective ? S’il n’était que relatif, subjectif, s’il n’avait rien de fondé, s’il ne contenait pas un petit peu de vrai ?