Nombreux (et inopérants) sont ces films qui, pour accentuer le drame, ne savent que surenchérir sur l’enjeu : pour que le spectateur en pince, le suspense ne porte plus seulement sur l’issue de l’aventure, mais directement sur la vie ou la mort du héros. Et pour le film suivant, croyant faire encore plus fort, ce n’est plus seulement le sort du héros qui est en jeu, c’est celui du pays tout entier, ou même de la Terre, pourquoi pas, menacée de destruction. Et si cela ne suffit plus pour tenir en haleine, alors c’est la galaxie qu’on met en péril, en proie à un Méchant qui veut la pulvériser… Le film en est tellement plus intense et plus grandiose, n’est-ce pas ?
Ce cheminement intellectuel qui consiste à croire que l’on renforce l’intérêt et l’implication du spectateur en mettant dans la balance émotionnelle la destruction de la galaxie, parce qu’ainsi il se sent immanquablement inclus et concerné, ce cheminement est une erreur grossière, une méconnaissance de l’univers et de ses lois. En vérité je vous le dis, l’escalade vers un enjeu toujours plus grand, vers une échelle de catastrophe toujours plus « macro », est inutile. Car l’existence s’ajuste toujours aux proportions de l’univers dans lequel elle s’inscrit.
Ainsi, un géant ne sent pas ses tracas plus graves du fait qu’il soit plus grand : il a ses problèmes et la fourmi a les siens, aussi insurmontables pour l’un et pour l’autre. Gulliver ne voit pas ses joies et ses peines décuplées par rapport à celles d’un lilliputien. Et un PDG du CAC 40, alors qu’il pilote une entreprise internationale de centaines de milliers d’employés, ne se fait pas plus de frayeurs qu’un petit patron de PME, il n’a pas plus d’emmerdes à gérer, ne supporte pas de poids plus lourd sur ses épaules que le petit patron. Tous deux ont le même nombre d’heures dans la semaine pour faire ce qu’ils ont à faire. Le drame de leur vie s’ajuste automatiquement à l’échelle de leur environnement, chacun a l’impression de vivre sa responsabilité à son maximum d’intensité.
Ainsi, au cinéma comme dans la vie, l’échelle à laquelle on agit, la dimension de l’enjeu auquel on est confronté, ne sont pas proportionnelles à l’intensité dramatique. Le fait que Bruce Willis sauve l’humanité en détournant un météore prêt à entrer en collision avec la Terre, en soi, n’est pas automatiquement porteur d’un drame accru, par rapport à l’histoire que serait celle, portée à l’écran, d’un type fumeur qui passerait son dimanche soir à chercher un tabac ouvert. C’est peut-être même bien le contraire ! Une belle démonstration de cette relativité est l’univers littéraire créé par William Faulkner. Ici, on le constate, nul besoin de parcourir le globe, nul besoin de viser l’universel et les étoiles : toute la tragédie humaine peut tenir dans les petites histoires misérables du sempiternel Yoknapatawpha (à tes souhaits), ce minuscule comté rural du sud des Etats-Unis que l’écrivain aura passé sa vie à arpenter par ses histoires sans jamais en sortir.
Tout horizon, aussi réduite que soit sa circonférence, est donc un univers à part entière, un infini qui épouse automatiquement l’échelle de vie de chacun. Le philosophe compare l’homme à une araignée sur sa toile de conscience. Peu importe les questions métaphysiques, peu importe la taille de l’univers, le monde peut être aussi grand qu’il veut : son étendue se résumera toujours, pour nous, à cette toile et à ce qui veut bien s’y laisser prendre. Il est sage de savoir que son horizon est réduit et de se concentrer sur les choses que sa conscience peut « attraper ». Il est sage de savoir que son horizon est réduit et que cela n’en amenuise aucunement l’amplitude et l’intensité de la vie.