Sonner tue

Avoir une cloche qui tinte à proximité des oreilles à longueur de journée ne constitue pas une nuisance pour la chèvre. Le grelot finit par faire partie de sa personne, de son environnement intime.

De même, certains humains ne voient aucun inconvénient à se faire sonner à n’importe quel moment du jour et de la nuit : leur téléphone portable (et tout ce qui va avec : contacts, photos, messagerie, fonctionnalités sociales) finit par faire partie d’eux-mêmes, de leur personne élargie à son environnement intime.

Comme les choses ont rapidement évolué !

  • Au début du portable, au milieu des années 90, il fallait « oser » en avoir un : le téléphoneur traînait une image d’homme pressé, de yuppie prétentieux qui se croit indispensable. Rappelez-vous ces fausses publicités qui moquaient l’intelligence des téléphoneurs portables.
  • Plus tard, le portable s’est « démocratisé » comme on dit, mais une sorte de retenue a perduré : on en avait un mais il fallait « oser » l’utiliser. Il restait dans la poche, comme une balise de secours, au cas où.
  • Et pendant plusieurs années, le portable est ainsi resté intempestif. S’il sonnait dans le bus, on se précipitait pour le couper, ou bien, confus, on expliquait main sur la bouche qu’on rappellerait dès qu’on est arrivé.
  • Aujourd’hui, c’est terminé : toute gêne a disparu. Les gens n’hésitent plus à tenir leurs discussions les plus privées à voix haute et devant tout le monde. Mieux encore : ce tout le monde, l’entourage, ne considère même plus cela comme un dérangement.

Les femmes et les enfants d’abord ?

C’est tout de même une révolution notable : qu’en quelques années, les règles de bienséance se soient inversées. Et d’autant plus profonde que ceux qui cèdent le plus facilement à la tyrannie du portable ne sont pas les jeunes, qui sont nés avec, mais plutôt les « vieux », 40-60 ans, à qui la discrétion a été inculquée.

Aujourd’hui, c’est ne pas décrocher quand on nous sonne qui est impoli ; la grossièreté, c’est de laisser le téléphoneur tomber sur notre répondeur. Et ne parlons pas de l’offense de ne pas le rappeler dans la foulée ! Aujourd’hui, il est admis – et même attendu – que la sonnerie suspende tout ce qui se passe autour. Et c’est parfois votre interlocuteur lui-même, la personne à qui vous êtes en train de tenir conversation autour d’un café, celle à qui vous êtes peut-être en train de raconter votre misère la plus intime, qui vous regarde éberlué et vous coupe la parole stupéfait pour demander : « tu ne réponds pas ? ».

Priorité aux conversations portables, y compris lorsque l’on est en compagnie. Il ne se trouve déjà plus personne pour comprendre qu’on fasse passer en arrière-plan les personnes qui ne sont pas là. Plus personne pour simplement trouver qu’une sonnerie dérange. Personne pour estimer que son temps de calme, de solitude et de réflexion a un minimum de valeur que le téléphone ne doit pas venir troubler.