Au turbin

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Le chanteur de rock gothique Marilyn Manson se serait gravement blessé sous la chute d’un élément de décor lors de l’un de ses concerts (VladInfo). C’est l’occasion de réaliser qu’il a 48 ans à présent. Et qu’il doit continuer à alimenter le petit cirque qui a pu vaguement vous intriguer, vous choquer, vous amuser ou vous laisser de marbre il y a 15 ou 20 ans de cela. Vous êtes passé à autre chose mais pour lui, ce petit cirque ne s’est jamais arrêté. Il est condamné à animer cet univers de pourriture factice, ce kitsch de mort-vivant, ces tenues abracadabrantes, ce poisseux maquillage… Quelle grande fatigue.

Idée d’histoire : un chanteur similaire à Marilyn Manson devient une célébrité de rock gothique, à grand renfort de mises en scène spectaculaires et morbides. Pendant ses tournées permanentes, il dispose de beaucoup de temps pour lire, l’après-midi, dans les hôtels. Il finit par épuiser ses lectures fétiches de magie noire et s’attaque à d’autres rayons, des rivages inconnus. Il se pique alors d’un intérêt aussi vif que surprenant pour les ouvrages de botanique. Les histoires d’arbres intelligents et sensibles communicant entre eux, de symbioses entre végétaux et insectes, le fascinent. Le temps passe, entre ses tournées promotionnelles il aspire de plus en plus à une vie calme et naturelle. Un jour, se voyant dans le miroir enfiler les clous et piercings dans ses narines, et les mille et une breloques qu’il a toujours arborées, il se trouve complètement ridicule et s’en débarrasse définitivement. Il doit constater que son intérêt pour le metal et la musique en général s’érode. Tout ce bruit le fatigue. Il supporte de moins en moins les hordes d’abrutis goth qui viennent le voir, leur renouvellement désespérant. Il a tenté de faire évoluer sa musique mais le public n’a jamais suivi, le menaçant aussitôt de « vieillissement », de récupération, de compromission… Ses revenus ont aussitôt manqué de s’effondrer.

Alors, tous les soirs, ravalant un écœurement de plus en plus prononcé, il apparaît sur scène, continue à jouer l’icône antéchristique, fait pour le public des signes diaboliques avec sa langue et ses doigts sans plus de conviction, écrit des facilités sur le Mal, le sexe, la mort, qui le consternent… Ce qu’il aime en réalité, ce sont les arbres, mais voilà : c’est son job alimentaire.

Le blasphème en musique

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Il est toujours cocasse de voir se débattre sur scène un groupe de rock plus ou moins métal ou sataniste dans le but de jouer au diable, ou d’être le plus offensant possible envers la religion (notons qu’il s’agit toujours de sa religion, le christianisme, jamais de celle des autres).

Ce dont ne se rendent pas compte les Marilyn Manson et consorts, outre la désuétude de leur combat, c’est que même de cette façon, même par cette attitude insultante et provocante, ils restent fidèles à une esthétique d’essence chrétienne. Les valeurs du rock (liberté, dégoût du fric et de la corruption du monde, esthétique de la violence tournée contre soi, innocence éternelle de la jeunesse, idéal de l’intégrité…) sont chrétiennes d’une certaine manière, et on a raison lorsque l’on dit que « Jésus-Christ est un hippie ». 

Le rockeur rebelle, quel que soit le maquillage qu’il arbore, est toujours au fond l’enfant maudit de ses parents chrétiens ou de sa culture chrétienne : son reproche et son dégoût sont ceux d’un éloignement des choses essentielles, et le cri qu’il pousse est sa façon de chasser les marchands du temple et de prôner un retour aux sources.

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« Prenez, ceci est mon corps livré pour vous »

Il existe en revanche des territoires beaucoup plus impies lorsque l’on souhaite enfoncer un couteau dans le cœur de Dieu. C’est ce qu’un Marilyn Manson ne comprendra jamais : il peut mettre en branle tout l’attirail, les cris et les mises en scène qu’il veut, il ne représentera jamais sur la figure du Christ un plus gros crachat que le premier rappeur venu faisant l’éloge du fric, de la vulgarité, de la pornographie, de la violence contre l’autre. Mieux que le rock à cornes, il y a le rap ou la variété internationale pour jouer les Antéchrists. Là on ne dénonce pas le monde de l’argent : on l’épouse et on le glorifie. Là on n’est pas violent envers soi-même mais envers l’extérieur. Là on n’a pas de moralité : on jouit sans entrave.

Le bedroom rock

Sur internet, on peut trouver quantité de ces vidéos de gratteux anonymes qui reprennent de grands morceaux de rock assis sur un coin de lit ou à leur bureau… Prodiges parce que jeunes, très jeunes même parfois, incroyablement techniques, prodiges parce qu’ils s’attaquent aux morceaux les plus ardus et sont capables de les restituer à la note près… Sauf qu’il leur manque le « modjo ».

C’est le syndrome du musicien de studio, qui a des heures de pratique derrière lui, qui peut jouer tout ce que vous voulez dans tous les styles, mais dont le jeu manque un poil de personnalité. Vous appuyez sur un bouton et il joue heavy. Sur un autre il joue cubain. Encore un autre et un admirable « Jeux interdits » lui sort du bout des doigts. Toutes les notes sont là, à leur place, l’instrument sonne exactement comme il faudrait… mais le rendu est comme froid, désincarné, « l’âme » de la chanson est restée accrochée au porte-manteaux. On ne saurait dire ce qui cloche mais le fait est là : la magie n’opère pas.

Il y a quelque chose qui tient peut-être de l’illusion possessive : la chose qui fait qu’au moment où l’on croit toucher le truc du doigt, il s’effrite. Ces gratteux anonymes sont un peu l’équivalent en musique des restaurateurs en peinture. Et ils sont bien sympathiques au fond. Il faudrait simplement leur inventer un registre à eux, entre musique et prouesse technique. Le « bedroom rock », que ça s’appellerait. Le bedroom rock : c’est bien, mais juste dans ta chambre.

Années 2000

Les années 80, c’était moche mais au moins ça avait une couleur. Il se trouvera toujours quelqu’un pour vouloir revivre les années 60, 70, 80… Personne, en revanche, n’aurait l’idée de regretter les années 90 : les années 90, c’était creux et atone ; une décennie de transition, qui n’est qu’une série de revivals des décennies précédentes. Les années 90 ressemblent étrangement à une gigantesque émission présentée par Arthur, pleine de best-of, d’archives, de bêtisiers, de Top 50, de remix, qui tournent en boucle… La singularité des années 90, c’est de n’avoir aucune saveur propre.

Les années 2000, au moins, ont une couleur, même si c’est celle du clean et de la transparence.

Années 2000 et leur côté clean : plastique, numérique, surfaces planes. Tactiles. Lisses mais pas dérapantes. Règne du blanc translucide. Comme la coque d’un ordinateur Apple. Comme un Planet Sushi. Années 2000 et le pipi clair du rock électro, le dégueulis propre des beats tamisés, les voix modulées électroniquement. Négligé chic. Maîtrisé inoffensif.

Années 2000, et leur design plat. Minimaliste. Comme une commode Habitat. Comme un objet designé par Philippe Starck. Comme un projet immobilier qui « intègre les espaces de verdure au cœur du bâtiment »… Années 2000 et la pureté des formes, des choses, des sentiments, de l’alimentaire.

Années 2000 et leurs aplats de couleur enjoués, arc-en-ciel, pots de peinture. Splash ! Murakami ! Maternelle ! Gaga. Années 2000 et la béatitude enthousiaste. « Donnez votre avis ! ». Social. Média. Participatif. Flash. Mob. « J’aime ! ». Années 2000 et le gobelet Starbucks à votre prénom. Années 2000 et le tout-à-portée, portable, portatif…

No it’s not.

Naked : bio, bar à salade, bar à soupes

… etc. etc. …

Et tant pis pour ceux pour qui, ce qui séduit, ce qui attire, ce qui intrigue, c’est justement le rouillé, le tordu et le sale. Le sang mêlé à la poussière. La graisse et les écrous.

Presse culture

Nous espérons toujours trouver quelque chose à nous mettre sous la dent en ouvrant un magazine comme TGV, les Inrocks, ou n’importe quel journal qui nous raconte la vie culturelle, musicale, cinématographique… Nous savons pourtant pertinemment qu’ils sont vides et qu’il n’y a rien à en attendre, mais c’est tout le brio de la presse de spectacle : renouveler perpétuellement l’espoir puis le décevoir. 

Chaque fois que nous ouvrons ces feuilles, nous sommes ainsi frappés de découvrir qu’il y a très peu à dire : rien de substantiel sinon le perpétuel renouvellement des supports : livres, films, disques, concerts, artistes, personnalités… Le fond, lui, est toujours le même. Les comédiens se succèdent pour expliquer toujours la même histoire : que petits déjà, ils chantaient devant la glace ou aux repas de famille. Qu’enfants ils détestaient l’école. Que leurs parents les voulaient médecin mais que pour eux il n’en était pas question… Les groupes de rock se succèdent pour faire la même sempiternelle photo de mecs en noir qui font la gueule devant un entrepôt désaffecté.

Et curieusement, cette répétition ne lasse personne : les lecteurs continuent de lire, les journaux de raconter, d’imprimer, d’interviewer, et les interviewés eux-mêmes, de jouer le jeu sans se déconcerter. Comme si de rien n’était, rockeurs et comédiens répondent aux questions, prennent la pose, font des déclarations, comme si cela n’avait pas été fait et refait, dit et redit, écrit et réécrit des milliers de fois. A croire qu’ils ne lisent pas les magazines ! Sans quoi ils sentiraient le ridicule, ou finiraient par craindre de barber les gens. Ou bien ils réprimeraient un sourire quand ces phrases sortent de leur bouche et qu’ils s’entendent par exemple expliquer – encore et encore ! – qu’ils « n’ont pas de plan de carrière », qu’ils préfèrent « marcher à l’intuition », qu’ils détestent les étiquettes avec lesquelles on essaie de les cataloguer… Ils ne prendraient pas l’air si fin en affirmant que « la naissance de leur premier enfant a tout changé » comme si c’était une chose que les gens ne peuvent pas s’imaginer. Ou que « la politique ne les intéresse pas » mais qu’il « faudrait faire bouger les choses »… Et aucun critique n’aurait plus l’idée d’écrire des choses comme « entre pop acidulée et ballades lancinantes, [Machin] nous promène à travers un univers bien à lui, avec un goût évident pour l’expérimentation. Attention talent ! »

Il ne serait pas si long de faire l’inventaire de ces lieux communs, et ce serait à vrai dire une entreprise journalistique intéressante. Ressortir quelques années d’archives de magazines musicaux ou culturels, brasser et rassembler l’intégralité des propos, mettre bout à bout les interviews et les critiques, sur une grande page… Et dresser des tableaux, des schémas avec des flèches, faire des boîtes et des catégories pour ces interviewés qui n’entrent pas dans les cases… pour se rendre compte qu’il y a finalement peu de choses à apprendre. Toujours les mêmes, dites plus ou moins bien, plus ou moins intelligemment, par les générations de starlettes qui se succèdent. On compilerait tout ça dans un rapport, on le lirait une bonne fois pour toutes et on serait vacciné à vie de tout ce papier glacé. A la place on lirait des livres, et on écouterait de la musique.