Intention qui compte

« Bah, c’est l’intention qui compte ! »

Pourquoi croyons-nous à cela si volontiers et si spontanément : que c’est l’intention qui compte ? Plus qu’une façon de parler, plus qu’un lieu commun distraitement répandu, c’est une conviction complètement assimilée, une intuition inébranlable qui fonde jusqu’à notre perception de la justice et de la morale. Cela semble le bon sens même, que ce soit l’intention qui compte, que les circonstances viennent atténuer ou accentuer la responsabilité, que la préméditation prime sur le résultat d’une action…

Cela ne devrait pourtant pas couler de source : il n’y a aucune raison, aucune logique à ce que ce soit l’intention du geste qui compte plutôt que sa conséquence. D’un point de vue matériel, il n’y a rien de juste à sanctionner un acte à l’aune de son intention plutôt qu’à celle des effets qu’il engendre. Car à la fin du compte :

  • qu’importe l’intention si elle aboutit à son contraire ?
  • qu’importe la volonté de bien faire lorsqu’objectivement, on a tout foutu par terre ?
  • qu’importe le rêve que ruminait le criminel de guerre une fois commises les exactions ?

D’ailleurs, on cesse souvent immédiatement d’y croire, à l’intention qui compte, dès lors que le sujet nous touche d’un peu près : dès lors que c’est mon enfant qui s’est fait écraser, je n’ai plus rien à faire que le chauffard ait eu l’intention ou pas de tuer. Et à l’inverse, dès lors qu’un croque-en-jambe me fait tomber le nez sur un ticket de loto gagnant, je n’ai plus rien à faire qu’il ait été malintentionné. Au contraire : dans mes bras, mon ami ! 

Si l’on s’en tient au strict point de vue rationnel, la justice de l’intention qui compte n’est pas fondée, du moins pas plus que son contraire. Ce sont simplement là deux idées opposées de la justice, qui se valent au regard de l’objectivité métaphysique : il y a une justice à considérer l’intention bonne ou mauvaise qui préside à l’acte (considérer par exemple qu’un crime est aggravé lorsque le motif est crapuleux, raciste, etc.) et il y en aurait une autre, tout aussi rationnelle, à juger les actes de même nature sur un même plan (un crime est un crime, un vol est un vol, tous commis à l’égard du monde et méritant à ce titre la même clémence ou la même sévérité).

Pourquoi est-ce la première justice qui nous semble plus « naturelle » et plus humaine, et pourquoi la seconde nous paraît inévitablement plus terrible ? Dans un monde qui s’affirme moderne, rationnel, dés-idéalisé et désacralisé, dans un monde qui ne veut croire qu’à ce qui existe… pourquoi ne pas s’en tenir à juger un acte à sa matérialisation et à son résultat, et pourquoi vouloir aussi et avant tout juger « l’esprit » de l’action ?

Peut-être justement parce qu’il n’est pas de monde sans idéal et sans sacralisé. Juger l’intention, c’est peut-être l’aveu irréductible que l’on croit à l’existence concrète de l’esprit, à une vie de l’âme, et même plus : à la primauté de cette âme sur la réalité matérielle.

Droit de vie et de mort

Si l’on tient un tant soit peu à la liberté individuelle, on est contre la peine de mort. Car rien n’est plus intellectuellement oppressant que l’idée d’un « corps social » – un troupeau de veaux – qui s’accorde à vous couper l’oxygène, à sectionner le fil qui vous rattache à la vie, sans ciller, sans douter, sereinement, dans un assourdissant consensus, avec en prime le sentiment du devoir accompli !

Mais ce faisant, en refusant ce « droit » – le droit de vie et de mort, cette primauté de la société sur l’individu, il faut être conscient qu’on supprime peut-être quelque chose qui fait le ciment de la société, qui lui donne sa substance et sa réalité.

  • Tant que la société s’arroge le droit de mettre fin à la vie des individus qui la composent, c’est simple : vivre signifie indûment « vivre selon l’ordre social ».  Vie personnelle et vie sociale sont une seule et même chose. Le Bien de cette société est notre Bien, son mal est notre Mal, et inversement. « La société » est alors quelque chose de réel parce qu’elle se confond avec la vie, nous n’en envisageons pas d’autre en dehors.
  • Mais si cette société ne menace plus notre vie, si son autorité s’arrête là où commence notre droit à exister, alors c’est différent. Son emprise n’est plus réelle mais périphérique : il y a notre vie d’un côté, et la vie sociale de l’autre, « la société » est un vernis qui vient s’ajouter. Et pourquoi se plier absolument à ce qui n’est qu’un vernis et qui ne peut outrepasser mon droit à vivre ? Pourquoi respecter les règles de ce qui n’est qu’un jeu, un jeu qui importune le cours naturel de la vie ?

Dès lors que la vie n’est pas en jeu, la vie EST un jeu. Dès lors que le jeu social ne peut plus avoir pour sanction la mort, il n’a plus de conséquence,  il devient un simple jeu avec ce que cela implique d’accessoire et de facultatif. Jeu d’embrouille, jeu de mains, jeu de dupes… Jeu à tricher, détourner, contourner… Jeu dont on peut bien se passer.

Et c’est un fait nouveau, à l’échelle de l’histoire humaine, que la société ne dispose pas de ce droit de vie et de mort. C’est tout récent qu’un chef d’Etat n’ait de pouvoir qu’administratif ou fiscal sur ses sujets, qu’il se contente de régir le cadre de la vie et non plus la vie elle-même. On peut imaginer qu’il s’agit là d’un événement qui conduira progressivement à la désagrégation de la société telle qu’on la connaît. Que peu à peu, les gens prennent acte de cette nouvelle donne et se détachent petit à petit de leurs obligations sociales, vivent une période de confusion à l’issue de laquelle se réinventeront de nouvelles formes de vie ou de sociétés.