Familiarités

Dans la société sympa, les façons ne doivent plus empeser les rapports entre individus. Le patron tutoie, la serveuse appelle par le prénom, rien ne doit plus marquer de hiérarchie, de rapport, de réserve, et pour s’en assurer les plus enjoués forcent la décontraction lorsqu’elle est insuffisante. D’autorité, unilatéralement, d’entrée de jeu, ils abolissent les conventions de la courtoisie simplement parce qu’ils sont malhabiles à les employer.

Vous vous adressez au monsieur pour la première fois et il vous interrompt derechef : « Ah s’il te plaît ! Ici on se tutoie ! ». Votre politesse était somme toute raisonnable, conventionnelle, rudimentaire, mais le con cherche à s’en défaire avec fracas. Vous tenez la porte à la demoiselle, resservez son verre quand il se vide, marquez une délicatesse quelconque, et elle affiche en retour un rictus ou se renfrogne. Sans doute juge-t-elle l’élégance dépassée.

Dans tous les cas, ces forceurs de convivialité cherchent à vous faire vous sentir déplacé, maniéré, emprunté. Bien qu’en réalité ce soit l’inverse : c’est lui et non vous que la situation encombre, lui qui est engoncé dans ses rituels de décontraction, qui tient à faire la bise plutôt qu’à serrer la pogne, qui insiste pour qu’on se regarde dans les yeux au moment de trinquer… C’est lui qui tient à ce qu’on l’appelle Jérem’ plutôt que Jérémie ! Et c’est elle qui tient à ses convenances égalitaires comme à la prunelle de ses yeux, elle qui se décontenance si on ne les respecte pas scrupuleusement. Les attentions la mettent mal à l’aise parce qu’elle croit qu’il faudrait y répondre, que ces signes revêtent une signification autre que la simple application de la coutume.

Mais non : je tiens la porte et laisse le passage non pour flatter ou faire plaisir, mais pour me faire plaisir, parce que j’aime à observer les us et à faire comme on m’a appris. Et non, on ne va pas se tutoyer ! Non que je sois guindé mais parce que je n’en ai pas envie, que je ne te connais pas encore ou que c’est à dessein que je maintiens une juste distance entre toi et moi.

Décontraction forcenée, empressement à bazarder le protocole, se manifestent plus encore lorsque le gougnafier est à l’étranger. C’est très visible chez les dirigeants en visite officielle : désormais les grands de ce monde se papouillent, se bisouillent, se tapotent, s’empoignent, ne savent plus que faire pour singer davantage de fraternité… La réserve habituellement de mise chez l’invité reçu a quasiment disparue. Nous ne savons plus être étrangers depuis que nous sommes citoyens du monde, tutoyant toutes les cultures, toutes les peuplades… Nous sommes tous frères, et de voyage en lointaine contrée, il n’y a vraiment plus à se gêner !

Parfaite illustration de ce constat : l’émission de voyage Nus et culottés (France 5), dont le principe est de parachuter deux zigues sympathiques en pays étranger, sans un sou en poche ni même… un slip ! Dans le plus simple appareil, ils vont au devant de l’autochtone et lui demandent gîte et couvert avec pour tout bagage un baluchon, un peu d’audace et de culot, et surtout leur belle âme : une bonhomie sans faille de post-étudiant en école de commerce. Au programme, émotion réciproque et “moments vrais”. En effet, la plupart du temps nos deux compères gratifient leur hôte d’un air de guitare, d’une conversation profonde et amicale, d’un coup de pouce en cuisine ou d’un petit poème à chier en compensation de son hospitalité. C’est bien connu : les indigènes du monde entier sont avides de rencontres, ont la main sur le cœur et aiment recevoir à l’improviste pour peu que l’intrus philosophe sur la vie d’une voix de débile bienheureux et leur fasse un gros câlin dans les bras lorsqu’il s’en va. “Ce sont des gens n’ont rien, et pourtant ils te donnent tout”…

A en croire les titres de presse, le phénomène dépasserait le cadre de cette émission. “L’Indonésie et la Thaïlande ne veulent plus de begpackers”. Begpackers : ces routards occidentaux partis au bout du monde “en quête de sens” pour un voyage qui n’en a aucun, si sympas et qui une fois leur pécule épuisé sur place, quémandent sur les trottoirs de quoi poursuivre le voyage ou rentrer à la maison. Bien entendu, leur mendicité n’oublie pas de prendre des allures fun et sympathiques : “aidez-nous à finir notre voyage” dit leur petite pancarte. Aux passants, ils offrent sans compter chansons, spectacles, “free hugs”, un petit morceau d’eux-mêmes en somme, ne doutant pas une seconde que la foule locale, qui n’a jamais eu la moitié de leurs moyens, apprécie à sa juste valeur leur narcissisme en présent.

Partis à la recherche d’un certain art de vivre, ces vagabonds bohèmes en sont quant à eux totalement dépourvus. Il leur est parfaitement incompréhensible qu’un brave asiatique ou qui que ce soit d’un peu humain puisse ne pas apprécier leur aise enfantine, leur gentillesse molle, leur amitié donnée “gratuit”…

Et il en va exactement de même pour les tutoyeurs et anti-formalistes vivant sous nos latitudes : même quiproquo culturel, même façon de considérer leur nonchalance sociale comme un langage universel plaisant à tous, même incapacité à ressentir que leur amicalité tonitruante entre en collision frontale avec un savoir-être traditionnel rudimentaire. Tous imposent leur fausse simplicité comme mode relationnel unique et permanent car c’est effectivement le seul sous lequel ils soient à l’aise. La correction, la tenue, les petits gestes ou formules pour donner à la cordialité encore un peu de relief : voilà qui les offense et les oblige.

« Chaque matin dis-toi d’avance : je vais rencontrer un fourbe »

Chaque matin, dis-toi d’avance : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Tous ces vices proviennent chez eux de l’ignorance du bien et du mal. Mais moi qui sais que le bien est par nature beau et le mal laid, et que le pécheur lui-même est par nature mon frère, non par le sang ou la semence, mais par l’intelligence et la part divine, je ne puis être lésé par aucun d’eux – car aucun ne peut me déshonorer – ni me fâcher contre mon frère et le haïr. Nous sommes faits pour coopérer, comme les pieds, les mains, les paupières et les mâchoires. S’opposer les uns aux autres est contre nature et c’est s’opposer à quelqu’un que de s’emporter contre lui ou de s’en détourner.

Marc-Aurèle dans Pensées pour moi-même.

Applis de savoir-vivre

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Il y a tout un champ de progrès qui est jusque-là resté peu investi par les smartphones et l’intelligence artificielle : celui de l’éducation au savoir-vivre.

Nous pourrions par exemple imaginer une appli équipant les Français de façon obligatoire, qui détecterait dans leurs paroles l’emploi abusif d’expressions anglaises. A chaque infraction à la langue, le contrevenant recevrait une amende de 5 € automatiquement prélevée. Il ne serait ainsi plus possible de dire “rooftop” ou “business model” dans une phrase sans rester impuni (“rooftop” pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une majoration de 5 € supplémentaires).

Je laisse le soin à mon incubateur de start-up de décliner sur ce même modèle des innovations de verbalisation automatique pour les klaxonneurs urbains (un coup de klaxon inutile = une e-contravention), les jardiniers à moteur, les porteurs de tongs sur terrain bitumeux, etc.

Téléphoneurs de bus

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Les téléphoneurs de bus racontent tous à peu près la même histoire : ils se sont accrochés, la veille ou le jour même, avec un commerçant, une copine, un parent… et ne s’en sont évidemment pas laissés conter. « Tu sais pas ce qu’y m’a dit ? Ah j’me suis pas laissée faire, tu sais comme je suis, etc. etc. »

Même s’il est relativement cohérent que les forts en gueule dans la vie se trouvent être les gens qui tiennent leurs conversations en public sans peur d’emmerder l’entourage, il y a fort à parier qu’une large partie d’entre eux embellisse, refasse le match auprès d’une oreille mieux attentionnée, reconstruise une scène où ils furent au contraire mis à mal, comme pour l’exorciser.

De manière générale, l’expérience montre qu’il faut toujours disqualifier les gens qui se présentent à vous d’emblée comme des francs du collier, des personnes qui ne mâchent pas leurs mots, qui préfèrent « dire les choses quitte à fâcher »… Les personnages véritablement brut et sincères n’ont jamais commencé par introduire les choses, annoncer leur tempérament de feu, le fait qu’ils n’ont pas leur langue dans leur poche… C’est un truc de faux-cul qui veut jouer un personnage, comme le lézard se gonfle d’une collerette pour intimider et cacher sa frêle constitution. Comme d’habitude, tout ce qui est souligné par les mots est un leurre qui vient combler un défaut : la qualité exactement inverse de celle qui est vantée.

Les trains ne sont pas faits pour lire

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Le train était l’un des rares lieux où l’on pouvait s’emmerder ensemble. Un lieu où l’on se savait enfermé pour quelques heures avec des inconnus, seulement reliés par la destination, gens avec qui on n’avait rien à faire qu’attendre d’être arrivés. Tout cela instillait une ambiance et un silence particuliers : on tuait le temps, on avançait son livre de quelques pages, suspendu tant au développement de ce mauvais polar qu’à la transformation du paysage derrière la vitre. On allait même jusqu’à nouer discussion, poussé dans ses retranchements… Tout un univers dont on pensait, par la grâce de l’inertie du service public, qu’il serait chose éternelle.

C’est pourtant bel et bien terminé. Le train, aujourd’hui, se veut bon élève de l’air du temps. Il se rue sur absolument toutes les bêtises que l’époque lui soumet. Des animations en gare aux systèmes d’enchères et de prix fluctuants des billets en ligne, des formules voyage à option IDZen, IDChic, IDZap alors qu’on demande simplement à effectuer un trajet sur un fauteuil à un prix juste et équitable, aux gares nouvelles qui ressemblent à s’y méprendre à d’infernales galeries commerciales : le train se conçoit aujourd’hui autour d’une « expérience passager enrichie », c’est-à-dire d’une saturation de sollicitations, intellectuelles, sensorielles, consommatrices. Il démultiplie les écrans, signalétiques, publicitaires, informatifs, tout en proposant en gare de pédaler pour recharger son portable, comprenez-vous : car le train veut à la fois brancher tout ce qu’il peut, et être un modèle de consommation d’énergie responsable. Plus connecté, plus lumineux, plus musical, avec beaucoup plus d’écrans à tripoter, le train de demain. Bientôt : des tables luminescentes et tactiles, des enceintes intégrées aux fauteuils, des fenêtres même, peut-être, qui sauront se rendre opaques et diffuser de chouettes fluctuations colorées pour cacher cette morne campagne… C’est ce que les gens demandent, non ? Eh bien tant pis, ils en auront quand même !

Pour le moment nous n’en sommes encore qu’à l’inflation des prises électriques et USB, au wifi à bord et à la 5G pour que sa connerie reste bien connectée d’un bout à l’autre du trajet. C’est important. On serait illégitime à se plaindre du dérangement produit par un abruti qui, juste à côté de soi, joue un DVD plein d’agitation visuelle sur un écran 22 pouces, protégé par son casque de la nuisance sonore qu’il émet. D’abord parce qu’il représente à ce jour 25 % des passagers de la rame. Ensuite parce qu’il est chez lui : les trains ne sont pas faits pour lire, ils sont faits pour ceux qui utilisent à pleine capacité les ressources dont on les a truffés. On a mené une politique d’investissement industriel toutes ces dernières années pour équiper ces emmerdeurs bousilleurs, et pour vous empêcher de lire, c’est tout de même malheureux que vous ne compreniez pas. Les instructions sont pourtant claires : lecteurs, flâneurs, doivent aller se faire foutre.

Le déshonneur perdu

Léon Bloy (encore lui !) cite dans son journal la réaction d’un paysan breton « fort étranger aux affaires », qui lui aurait confié :

« toutes les fois qu’on me propose de signer un papier, je réponds par un bon coup de poing. On ne peut pas m’outrager plus gravement ».

Dans un monde bien fait en effet, il n’y aurait rien à signer ni faire signer. On se contenterait de la parole donnée.

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Le contrat et ses clauses, les procédures dont notre époque est friande, tuent d’une certaine manière la tractation d’homme à homme. La parole donnée. J’entends bien que les formalités sont utiles et doivent faciliter les choses en cas de litige, mais le fait est que leur existence rend automatiquement caduques la droiture et l’honnêteté naturelle.

Quand deux personnes bien intentionnées s’engagent l’une envers l’autre, l’obligatoire contrat vient mettre entre elles, de façon ridicule et insultante, un ensemble de précautions, de simagrées (attestations, signature d’attestation, contre-signature, convocation préalable, copie en deux exemplaires, accusé de réception…) qui insinuent à chaque étape que chacun est un potentiel abuseur dont il vaut mieux se prémunir. A l’ère de la société contractuelle, peu importe la façon dont on se comporte dans ses affaires, la seule chose qui compte est ce qui a été écrit et signé. Peu importe l’intégrité, ce qui compte est la situation sur le papier. Avez-vous affaire à un parfait gougnafier ? Reportez-vous donc au contrat : n’était-il pas précisé que…

Cette dépossession de la parole donnée, de l’engagement, nous mène petit à petit à cette époque où l’honneur est une valeur qui n’a absolument plus cours. L’honneur, au sens de la conduite irréprochable, de la décence morale. Preuve en est qu’il est devenu totalement impossible, aujourd’hui, de se déshonorer. Quelle que soit la façon dont on s’y prenne. Il n’est plus d’affaire de mœurs ou de honte publique qui puisse vous couler définitivement. Toute infamie peut être bue jusqu’à la lie et digérée. Une véritable traînée peut être portée aux nues. On peut s’être fait connaître en déambulant dans les coulisses télévisuelles en slip ou avec des plumes dans le cul, on n’en est pas moins respectable, on ne perd pas pour autant le privilège de livrer son avis sur les sujets importants.

Il est devenu impossible de se déshonorer, ni aux yeux des autres, ni à ses propres yeux. Le politicien qui a menti, volé, violé en place publique, n’est jamais irrémédiablement disqualifié. Le plus grand battage public ne vient pas à bout de la considération qu’il a de lui. Il peut toucher terre, se faire traîner dans la boue à travers toute la ville, s’avérer coupable des plus grands maux… Il ne meurt pas de honte, ne sort pas de la partie de lui-même. Pas tant que la prison ne l’y contraint pas. Au contraire il cherchera, encore tout merdeux, à revenir par la fenêtre. Il n’attend, pour reprendre le devant de la scène, que la levée de son interdiction judiciaire. De là, il pourra même se faire conférencier ou donner des leçons de décence malgré tout ce que l’on connaît de lui.

Il est fini le temps où au-delà d’un certain seuil de ridicule, de vilenie ou de malhonnêteté, l’honneur était trop gravement atteint et il fallait se retirer. Disparaître au sens propre ou figuré. Ou obtenir réparation. Il va sans dire qu’un rite comme le duel d’honneur est devenu tout à fait inaccessible à la compréhension. Là où auparavant, certaines situations ne pouvaient se démêler que par le suicide ou par le duel, on peut aujourd’hui revenir inlassablement au monde, faire son « come-back », qui que l’on soit et quelle que soit sa faute. Tout se supporte. La limite, la limite ultime, nous est donnée non plus par une décence que l’on ressent au fond de soi, mais par les lignes du code civil ou du contrat.

duel d'honneur

L’expectative

Lu il y a quelques temps un article qui mentionnait une phrase de Sartre, disant en gros que c’est bien joli de déplorer son époque, de rêver à ce que d’autres temps ont pu avoir de plus ou de moins, mais qu’à la fin, c’est ce temps-ci qu’il faut vivre et habiter pleinement, car c’est notre temps et il ne nous en sera pas donné d’autre.

C’est irrésistiblement vrai, bien entendu. Et c’est typiquement la phrase-déclic qui devrait faire lâcher son livre, se lever le cul du fauteuil et démarrer la vie qui nous attend depuis toujours.

Car oui, dans le creux de nous-même, nous avons, c’est vrai, cette sensation que la véritable vie n’a pas commencé. Nous, l’observateur, nous sommes moins dans la vie elle-même que dans un couloir de l’existence, en attente d’un verdict : un signe, un coup de pied, l’étincelle qui nous révèle tout à coup notre vocation, pleine d’évidence et de résolution. Celle que nous n’avons jamais trouvée depuis ce temps d’angoisse où l’éducateur nous demandait de choisir une « orientation ».  

Ciel orange, ciel gris, assis sur son talus, et un orage qui ne veut pas tomber. Nous vivons dans l’expectative, dans l’attente de quelque chose à quoi nous serions bien incapables de donner un nom, une forme, un contenu… avec la suspicion qu’il ne vient pas nécessairement pour tous, ce moment où le cycle se rompt et où les choses se déroulent enfin pour soi. Ce moment que l’on prend pour un dû.

Notre temps est celui-ci, et il ne nous en sera pas donné d’autre : le mot de Sartre résonne comme un réveil, je suis en accord avec ça, mais après ? so what ? Je fais quoi, je vais où ? La vie n’a pas commencé, mais on en a tout de même bientôt dépensé la moitié. Sommes-nous de ceux qui savent se lever ? Prendre la balle au bond ? Sommes-nous de ceux qui changent ? Air trop lourd. Ciel gris. Yeux rageurs qui interrogent le ciel. Attendons encore un peu et nous aurons tout manqué. Sommes-nous de ceux qui se lèvent, puis qui se rassoient ?

Maman gâteaux

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Cette année, je compose avec une mère de famille qui fait garder ses enfants avec les miens. C’est une personne maniaque, peu amène, plutôt sèche et sans humour. J’ai compris à qui j’avais à affaire dès notre première entrevue car ce type de personnes ne sait guère différer sa véritable manière d’être ni se faire passer pour agréable, mais je n’avais pas vraiment d’autre choix à ce moment.

Elle a une certaine manie du contrôle : puisqu’elle ne peut passer ses journées avec ses enfants, elle laisse une multitude de consignes sur les activités, les rythmes des journées, les jeux auxquels jouer… Elle a évidemment tous les blocages orthorexiques et les petites exigences alimentaires qui simplifient la vie : friandise et biscuiterie industrielles absolument proscrites, lait de vache à éviter et à remplacer par le lait de chèvre (« comment, vous n’avez pas entendu parler ? »), interdits casher pour ne rien compliquer… Tout, parmi les produits qu’elle achète, est « spécial » et adapté ; rien ne se trouve dans la distribution traditionnelle.

Cet environnement entièrement contrôlé et filtré par elle, ces aliments « purifiés » et sans risque, tout cela est fait pour le bien des enfants sans doute, mais cela revient au final à leur rendre le quotidien naturel impossible et à les nourrir de choses principalement fades et sans saveur. Peut-on grandir et devenir quelqu’un de bien dans ces conditions ? Est-on capable d’apprécier la vie avec toute sa pulpe lorsqu’on a essentiellement été nourri aux yaourts déshydratés, aux biscuits diététiques, aux graines de tournesol, aux fruits – « bio » peut-être, mais dont le goût est absolument méconnaissable ?

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J’ai quelque part dans la tête l’idée que l’on finit par devenir ce dont on se remplit. Et que quelqu’un qui aime les bonnes choses, qui donne de l’importance aux plaisirs de la table, est plus susceptible qu’un autre de devenir bien. Pourquoi cela ? Parce qu’a contrario, je n’ai jamais vu qu’un type qui minaude ou chichite sur la nourriture, ne chichite pas AUSSI sur le reste. L’ami végétarien est toujours quelqu’un d’un peu chiant et qui manque de sel. L’amie qui fait la difficile ou veille à sa diète n’est jamais la bout-en train du groupe. Celui qui pinaille dans l’assiette pinaille dans la vie : c’est un emmerdeur à tous points de vue, un bousilleur d’instants.

Par corollaire, il ne faut jamais s’attendre non plus à ce qu’un caractère d’emmerdeur bien trempé se révèle exceptionnel cuisinier, fin connaisseur de charcuteries ni même amateur de bonne chère. Et j’en reviens à ma mère de famille. Pas un instant je ne l’imaginais passer du temps et du plaisir derrière un fourneau, jusqu’au soir où rentrant chez moi, je trouve sur la table un gâteau fait maison, à peine entamé. Je me rends à l’évidence : c’est elle qui l’a fait et amené pour que les enfants en profitent. Dès lors, je suis terriblement curieux de connaître quel genre de gâteaux peut faire une personne aussi sèche, de qui n’émane aucune générosité, aucune rondeur, aucune gourmandise… quelqu’un qui est a priori le contraire d’une « maman gâteaux ». L’aspect ne trahit pas grand-chose. Visuellement, ce pourrait être un gâteau basque, bien que légèrement ratatiné. J’en détache une tranche, la porte à ma bouche, et là… merveille ! La consistance : indéfinie entre le flan et le gâteau aux noix. La fadeur : absolument parfaite ! C’est quasi-mystique : tout dans ce gâteau est extrêmement fidèle à l’être déshydraté de celle qui l’a conçu ! C’est le goût qu’elle aurait si on devait la manger.

Car, c’est le plus fabuleux et je suis catégorique : le gâteau n’était pas raté ! (raté comme pourrait l’être un gâteau trop cuit, trop sucré ou pas assez…) Non, il était réussi ! C’est-à-dire que l’on pouvait sentir que c’était bien le gâteau auquel elle voulait arriver : le gâteau conforme à ses principes et à sa philosophie. Sans doute ne l’avait-elle pas goûté mais les ingrédients, la recette, avaient été réfléchis selon sa logique d’appauvrissement. Aussi, est-ce la tension, l’énervement qu’elle avait accumulés en moi, ou la jubilation d’avoir raison : ça a été plus fort que moi ; alors que les miettes se répandaient dans ma bouche, j’ai été pris d’un éclat de rire nerveux. Seul dans ma cuisine, j’ai ri, coincé entre l’envie de recracher et celle de pousser l’expérience sensorielle jusqu’au bout !

Politesses à la con

Laissons tomber les politesses à la con : ces gestes conventionnels, réflexes automatiques, qui à force de l’être trop, finissent par se vider de leur sens, et même parfois, produire l’effet inverse… On gâche comme cela de beaux moments, on détourne le sens de ce que font les autres pour soi.

Ainsi, quand vous recevez à déjeuner et qu’on se présente avec un bouquet de fleurs, évitez le « oh mais fallait pas »… Vous croyez renvoyer une politesse mais vous ne faites qu’expédier une situation que vous considérez gênante. « Fallait pas » : on ouvre la porte, on retire le bouquet des mains du convive sans même le regarder, et on l’emporte à la cuisine pour le mettre en vase, avant de réapparaître en changeant de conversation. Expédié, le bouquet !

Nous voulions être poli mais c’est tout le contraire, c’est même incroyablement grossier quand on y pense ! La personne se présente avec un bouquet de fleurs, et au lieu de la voir comme une personne qui fait un cadeau, nous voyons seulement quelqu’un qui se sent obligé. Notre « fallait pas » semble lui dire qu’il a fait ça pour s’acquitter du déjeuner.

Alors qu’après tout… Peut-être que la personne voulait vraiment nous offrir des fleurs ? Fallait pas ? Fallait pas débourser 20 euros pour rien ? Fallait pas passer tout ce temps à choisir dans l’humidité chez le fleuriste ? Fallait pas, vous êtes sûr ? Fallait pas avoir cette petite pensée pour nous ? Fallait pas embellir notre salon ? Fallait pas faire ce petit geste simple que nous ne prenons jamais la peine de faire pour nous ?

Dans la même collection, il y a la fameuse comédie de la main au portefeuille, entre les deux amis qui ont dîné au restaurant : « laisse ! ah non ! tu veux bien, dis ! »… Comédie toujours embarrassante, qui dure longtemps, gâche le dîner, et pire : qui finit par faire passer celui qui est arrivé à payer non pas pour le plus généreux mais pour le plus insistant, tandis que celui qui se fait inviter garde la sensation d’avoir « perdu » contre l’autre !

Voilà, dans les deux cas, à quoi aboutissent ces politesses à la con : déformer les intentions, détourner les sentiments, perdre le sens initial que l’on voulait donner au geste, passer à côté de quelque chose d’authentique… Par manque de simplicité, au final, tout le monde est un peu embarrassé, personne n’est véritablement content…

Alors la prochaine fois testez cela : votre meilleur ami vous propose de payer, ne jouez pas la comédie attendue. Non. Acceptez directement et sans hésitation, dès la première fois : « Tu m’invites ? Ça c’est gentil, ça me fait plaisir ! ». Toc. Il aura peut être un moment de flottement… Puis il tendra sa carte bleue au serveur avec une grande satisfaction ! Vous aurez deux visages illuminés. Testez. Un bon vieux « merci » heureux et authentique, plutôt qu’un « t’aurais pas dû ».