Refuges à l’abri du monde

Vous êtes un dimanche à 12h30, froid et venteux, assis à la vitrine de « Chez Sandrine ». Un salon tout en déclinaisons de mauves, un cadre féminin jusqu’à l’écœurement, rempli de bibelots, saloperies en porcelaine, en plumes, en verre… Un lieu qui transpire l’hystérie maniaque de « Sandrine », agaçante, maniérée, mais terriblement douée pour les desserts. Vous dégustez, anesthésié par la douceur de l’endroit et les gorgées de thé, et vous regardez la pluie tomber sur les gens dehors.

C’est l’un de ces moments doux et consolateurs, à l’abri du monde, l’un de ces moments complètement inutiles et inestimables, qui sont comme arrachés au tumulte de la vie.

Vous êtes au nord des îles Shetland, tout au bout de l’Ecosse, au milieu d’une campagne rincée par une pluie torrentielle cette fois, et vous entrez par hasard, dans le repaire d’une vieille hippie, sorte de Patti Smith anonyme, dans un lieu obscur, rustique, enfumé par la tourbe qui brûle dans la cheminée.

Ou bien vous êtes un matin, tôt, dans un village, et vous entrez sans l’avoir prémédité dans l’église qu’on a laissée ouverte, entièrement vide, entièrement silencieuse, et vous restez là un petit moment avec vous-même, le bruit de fond du village résonnant au loin.

Ou encore, vous êtes dans votre lieu privilégié, votre chambre ou votre bureau, votre coin de jardin, seul encore et toujours. Personne n’est en mesure d’interrompre l’instant, mais vous avez une vue sur ce qui se passe au loin…

Ce sont les refuges à l’abri du monde, hors de portée du reste : une petite poignée de fois, dans la vie, nous aurons pu saisir cette sensation agréable et furtive d’être à l’abri du cours des choses. Sensation rare et fragile que le temps s’écoule et que nous le regardons faire. Parenthèse éphémère pendant laquelle le temps nous glisse dessus : les choses se passent, au-dehors, et nous pouvons les regarder avec la conscience d’en être extrait. Au moins l’espace d’un instant, nous n’en faisons plus partie.

Conjonction d’un lieu parfait et d’un moment parfait. Nous sommes là. Dans quelques instants nous devrons retourner dans le monde, nous le savons. Mais pour l’instant nous sommes là, avec la conscience aigue du temps qui tombe au goutte-à-goutte, la sensation que son temps à soi s’est arrêté et qu’on regarde couler celui des autres. Le cours des choses.

Schopenhauer compare la situation du grand homme, condamné à vivre en inadéquation à son époque, à celle d’un voyageur forcé de passer la nuit dans une misérable auberge : « le lendemain, il reprend sa route enchanté ». Le refuge à l’abri du monde est un peu la même idée, mais « inversée ». Une partie de son charme tient à ce qu’il est provisoire, vulnérable, et que les instants qu’il offre sont suspendus à notre volonté de les rompre.

« Les idées viennent rarement quand on est assis »

Schopenhauer dans Esthétique et métaphysique :

« Les idées bonnes et sérieuses ne se laissent pas à tout moment librement évoquer ; tout ce que nous pouvons faire est de leur tenir la voie libre, en écartant les ruminations futiles, les sornettes et les mauvaises plaisanteries. On n’a qu’à laisser libre entrée aux bonnes idées : elles viendront. Pour cette raison, il ne faut pas non plus prendre un livre aussitôt qu’on a un moment de loisir. Il convient au contraire d’accorder parfois un peu de tranquillité au cerveau : alors quelque chose de bon peut facilement surgir.

(…) Les pensées personnelles ne viennent guère qu’en marchant ou en se tenant debout, très rarement quand on est assis. Nos meilleures pensées entrent subitement dans la conscience comme une inspiration. Elles sont manifestement le résultat d’une longue méditation inconsciente. »

« Tous ne philosophent pas constamment et sans désemparer »

« Malgré l’éphémère brièveté de la vie humaine jetée dans l’infini, l’incertitude de notre existence, les innombrables énigmes à propos de l’insuffisance absolue de la vie, tous ne philosophent pas constamment et sans désemparer.

Il n’y en a pas même beaucoup, seulement quelques uns. Le reste vit dans ce rêve pas très différent des animaux, dont ils ne se distinguent que par la prévoyance étendue à quelques années.

C’est pourtant en vérité une bien triste situation que la nôtre ! Un court instant d’existence rempli de peines, de misères, d’angoisse et de douleur, sans savoir le moins d’où nous venons, où nous allons, pourquoi nous vivons.

S’y ajoute encore ceci : nous nous observons et sommes en relation les uns avec les autres – comme des masques avec des masques nous ne savons pas qui nous sommes – mais comme des masques qui ne se connaissent pas du tout. »

Arthur Schopenhauer dans Esthétique et métaphysique.

« L’intelligence et la sottise de mon chien »

Arthur Schopenhauer dans Esthétique et métaphysique :

« De même que l’intelligence et parfois la sottise de mon chien ont provoqué mon étonnement, j’ai éprouvé le même sentiment à l’égard de l’espèce humaine. Des milliers de fois, son incapacité, son manque total de jugement et sa bestialité ont soulevé ma colère, mais à d’autres moments je me suis étonné de voir comment chez une telle race, sont nés tant de beaux arts, comment ont-ils pu prendre racine, se maintenir, se perfectionner, et comment cette race a pu préserver de la destruction pendant 3 000 ans, en les transcrivant, les œuvres des grands esprits, cela au milieu de toutes les désolations de son histoire. »