C’est la vie

Idée d’histoire :

Un signal puissant de vie extraterrestre est enfin détecté sur une planète inconnue. L’excitation de la nouvelle stimule l’industrie spatiale qui en quelques décennies, fait des bonds de géant pour développer un moyen d’envoyer des hommes sur cette planète. La délégation humaine traverse la galaxie, atteint la planète, atterrit à travers une épaisse couche nuageuse… et découvre une civilisation foisonnante, très proche de la civilisation humaine.

A vrai dire, à quelques détails près (langue et alphabet, teint de peau, monnaie…), elle lui ressemble de façon troublante et correspond à peu près à la civilisation occidentale de la banlieue parisienne dans les années 50 ou 60 ! Les extraterrestres sont vêtus, ont des véhicules individuels, des biens électroménagers, vivent en couple ou en famille, habitent des lotissements, ont des animaux domestiques… Le développement technologique est à peu près le même que sur Terre, très légèrement inférieur. Les considérations politiques et philosophiques sont très semblables. Une fois passée la sidération, la délégation de la planète Terre analyse que les conditions atmosphériques sur les deux planètes ont été très proches et n’offraient pas de raison particulières pour que la vie s’y développe sous un schéma différent.

Accueillie par la civilisation autochtone, la délégation reste encore quelques jours mais rapidement, on n’a rien à se dire.

Cellophane

Lu sur le flanc d’une fourgonnette de vétérinaire, l’inscription-slogan :

« Vétérinaire, le partenaire santé de vos animaux »

J’ai aussitôt imaginé une époque, à venir, dans les années précédant le basculement définitif dans l’ère de l’Homme nouveau, où les gens commenceraient à perdre leurs notions de vocabulaire traditionnel et où il serait nécessaire, pour qu’ils saisissent, d’y associer la traduction en novlangue publicitaire, avec laquelle ils seraient plus familiers :

  • « Restaurant : le spot food pour vos pauses gourmandes »
  • « Guichet : votre point d’accès à l’expérience client »
  • « Maison de retraite : l’espace senior de votre fin de vie »

La version française serait sous-titrée, comme dans ces coins de folklore où la signalisation indique les patelins en français et à la fois en dialecte, basque, breton, alsacien…

Un florilège de ces expressions déshumanisées s’était loti, il y a quelques mois, dans les pages d’une brochure que j’ai eue en mains. Il s’agissait de la présentation d’un grand projet immobilier, l’une de ces infrastructures démesurées d’architecte mégalo, englobant résidences, galerie commerciale, espaces verts, le tout devant pousser de terre à partir de rien. Et dans le texte il était question de « quartier paysage », de « réinventer le plaisir de la ville », de « nouvelles expériences shopping », de lieux de « vie intergénérationnelle », de « smart ce-que-tu-veux » et de « parcours découverte ». Les images 3D représentaient une humanité béate et translucide, déambulant, ravie, dans une lumière blanche parmi des surfaces planes et des ficus géants.

themall-of-europe-centre commercial immonde« Europea – Mall of Europe »

Sans doute les promoteurs de la réalité s’inspirent, pour construire notre futur, de ce qu’ils voient au cinéma de science-fiction. Mais si l’on trouve à l’écran ce genre de cités en effet, il s’agirait de s’aviser qu’elles n’y sont que dans un but : y faire débouler un monstre marin ou un commando surarmé qui détruit l’endroit de fond en comble, en arrache des blocs à la grenade ou au laser, tire dans le dos des grands-mères et des innocents qui tentent de s’enfuir…

C’est ce qu’inspirent ces atmosphères sous cellophane à tout homme digne de ce nom. Plongé dans cet air pur et vicié, il cherche la sortie, il cherche la surface, il ne pense plus qu’à défoncer ces vitres et ce béton jusqu’à ce que réapparaisse enfin une motte de terre, ou quelque chose qui ne soit pas sorti de la tête du consortium de bétonneurs qui a conçu cet enfer.

Le rapport avec le fourgon de vétérinaire, me direz-vous ?

She’s watching you

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Petit, sur la télé allumée, il m’arrivait de soupçonner que la présentatrice du JT me regarde effectivement et voie dans mon salon comme je pouvais voir dans le sien. Je me mettais alors à la dévisager pour déceler un coup d’œil particulièrement flagrant ou un malaise qui l’aurait trahie. Aussitôt elle semblait le ressentir et s’efforçait de prendre une pose neutre pour éloigner ma suspicion, ce qui ne faisait que la renforcer !

Aujourd’hui, cette amusante paranoïa peut reprendre par la grâce de la technologie. Nous avons laissé entrer dans nos chaumières une multitude d’yeux électroniques, de lentilles, de micros, qu’ils soient ceux de nos smartphones, de nos webcams, de nos téléviseurs connectés… Nous pensons pouvoir les contrôler, mais rien ne nous dit qu’ils s’éteignent quand on leur demande. Nous sommes en réalité incapables de savoir si et quand ils nous regardent.

Tout récemment, le Premier ministre néo-zélandais a confié qu’il se gardait de tenir des réunions sérieuses en présence de smartphones « car ils peuvent servir de dispositif d’écoute, qu’ils soient allumés ou éteints ». Récemment également, certains programmeurs ont découvert que le navigateur Google Chrome, au moment de proposer la reconnaissance vocale, activait automatiquement un code autorisant la capture audio par le micro de l’ordinateur. « Cela signifie que votre ordinateur se fait alors furtivement configurer pour envoyer ce qui est dit dans la pièce à une compagnie privée d’un autre pays, sans consentement ni connaissance de cette transcription déclenchée par une configuration inconnue et non détectable ».

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Le fait est que tous ces petits engins ont une commande électronique, non pas mécanique. Nous n’avons pas d’autre moyen de savoir s’ils sont éteints que de croire sur parole ce que nous dit leur petite diode. Là où nous voyons un smartphone éteint, il n’y a qu’un smartphone à l’écran noir. Là où nous voyons une batterie épuisée, il n’y a qu’un voyant orange indiquant « 0 % ». Et si vous levez maintenant les yeux de quelques centimètres sur le bord de votre écran, vous vous trouverez sans doute nez-à-nez avec un œil de caméra dont vous aviez oublié la présence…

Nazi fantasy

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Je suis toujours surpris par la place exubérante que prennent les Nazis dans la production BD actuelle. Pour 40 à 50 % de ce qu’on trouve dans les rayons de librairie, cela semble l’unique marotte.

Le plus curieux reste la loufoquerie avec laquelle la culture populaire accommode cette sauce : nazis d’Histoire, nazis du futur, nazis de l’espace, nazis morts-vivants, nazis ressuscités à un autre endroit du monde… ou encore fictions essayant de se représenter ce que serait le monde présent si les Nazis avaient gagné la guerre…

A cela peuvent se rajouter les élucubrations du cinéma autour de ramifications entre les nazis et le surnaturel, le Diable, les forces obscures… Une dimension ésotérique et mystique que contenait déjà le nazisme lui-même, et qui perdure à travers cette culture populaire que l’on pourrait appeler « Nazi fantasy ».

Le fait est qu’une fascination existe, beaucoup plus large que le cercle souterrain des néo-nazis revendiqués. Cette fascination n’a pourtant rien d’évident : personne ne craint le retour des Huns, pourquoi faudrait-il fantasmer davantage celui des Nazis ? Or s’il faut admettre que toute production artistique traduit une forme de désir teinté de crainte, la nazi fantasy populaire est après tout, à ce jour, la raison la plus sérieuse de croire à un retour de nazisme. Elle atteste, sous le dégoût unanime manifesté, que quelque chose n’est pas tout à fait réglé avec cette histoire.

Le paranoïaque jubile quand il découvre un complot monté contre lui. Le fantasmeur de nazisme jubilerait lui aussi de voir sa crainte se réaliser. Le fantasmeur craintif est un élément propagateur, qui appelle secrètement l’événement à se produire. Peut-être fera-t-il tout pour pouvoir dire « j’avais raison ».

Le génie d’une idée

L’idée géniale, en art et de manière générale, ce n’est pas l’idée si forte et singulière qu’elle en devient extraordinaire en elle-même. L’idée géniale, c’est plus souvent une simple bonne idée qui a été imbriquée dans une autre.

Plus que l’intensité et l’inédit, c’est l’endurance de l’imagination qui compte : l’idée géniale, c’est celle qui ne se contente pas de sa première idée mais va un pas plus loin, se prolonge et se renforce d’un second principe, d’une seconde idée.

On comprendra peut-être mieux ce que je veux dire si l’on pense à ces films de science-fiction paresseuse, comme on pourrait les appeler : ces films un peu fainéants qui commencent bien, se basent sur une idée forte et un principe intéressant, mais qui s’arrêtent là et ne vont pas au bout. Ils se contentent de cette première idée, subjugués, comme s’ils n’en revenaient pas de l’avoir eue.

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  • Le film Oblivion en est un exemple : une bonne idée de départ, du bon matériel, un bon « décor », qui une fois installé se dit « ça va bien comme ça »… Sentiment d’une recherche qui aboutit à une trouvaille, puis s’interrompt aussitôt, satisfaites, pour se rabattre sur les facilités de développement.
  • Sentiment analogue pour Real Humans, une série diffusée l’année dernière sur Arte. Je ne suis pas fan de séries mais celle-là m’avait attiré par son sujet ambitieux (la généralisation d’androïdes domestiques dans la vie de gens de la classe moyenne), son esthétique et son idée prometteuses… Mais à peine l’emballage du synopsis consommé, cela se vautre immédiatement, persuadé d’avoir fait l’essentiel du boulot avant d’avoir commencé. Aucun flair visionnaire, aucune curiosité pour le monde proposé, tout est décalqué sur le présent sans le moindre esprit imaginatif… J’ai laissé tomber au 2 ou 3ème épisode, quand j’ai vu que l’écueil des « robots-dissidents-qui-ont-des-sentiments-et-se-révoltent » ne me serait pas épargné.

Comiquement d’ailleurs, c’est déjà ce poncif qui m’avait fait lâcher prise dans Oblivion : car là aussi nous avons droit à la « bande-de-rebelles-pouilleux-qui-se-cache-dans-les-bois-pour-résister-au-système ». Toujours les mêmes, guérilleros en guenilles, à la fois avides d’indépendance, de lutte et de liberté, et paradoxalement parfaitement grégaires et abrutis. C’est devenu un standard de médiocrité au cinéma. Le modèle revendiqué semble être Matrix, avec ses humains qui vivent sous terre et ne veulent pas mettre de cravate. Matrix qui lui aussi fait partie de ces films à bonne idée unique. Film à idée trop grande pour lui.

Ce genre de « super idées », au cinéma et ailleurs, ont toujours le souffle court : elles semblent se fatiguer d’être arrivées à elles-mêmes. L’urinoir de Duchamp, la soupe Campbell et autres montres molles, sont des idées brillantes, bruyantes, et qui prennent de la place ; mais en réalité elles sont de minces arbrisseaux au pied desquels rien ne vit. La réussite et la force d’une œuvre tiennent dans la capacité à imbriquer les idées existantes qui nous entourent plus qu’à inventer ex-nihilo un concept audacieux et jamais vu. L’idée profonde est celle qui puise et combine.

Brave now world

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Discussion curieuse et symptomatique avec le responsable d’une formation liée à internet. Au cours de la conversation, il se met à parler de collecte de données, de surveillance, de Google tout-puissant, du péril que représente le cloud, des écoutes américaines… Sans parler des Chinois et des Indiens et ce dont ils seront capables

Ainsi, nous irions droit vers un 1984, mais en pire. Ce à quoi je n’eus rien à redire, jusqu’à ce qu’il conclue : « c’est pour ça qu’il faut faire gaffe à ce qu’on partage sur internet, à ce qu’on met en ligne, on sait jamais ce qui peut se passer demain… quand tu vois la montée de Marine Le Pen… ».

Ne saisissant pas immédiatement le rapport, je passe outre et tique plutôt sur le mot « demain ». Pourquoi parler au futur ? Ce monde est là, maintenant : les HADOPI, les PRISM et la non-réaction totale de l’Europe qu’ils provoquent – non-réaction valant bénédiction. Ce monde est là, lorsque l’on voit ces gamins postant des photos de « quenelles », que l’on traque, débusque sur internet puis dans la vie réelle, jusque sur leur lieu de travail. Ce monde est là, lorsqu’on entend les belles âmes, les BHL et les Christophe Barbier, se faire de plus en plus pressant pour que soit fait quelque chose contre l’expression sur internet.

Atteinte à la dignité humaine

Aujourd’hui, c’est déjà demain. Inutile de recourir à la science-fiction, inutile d’invoquer Orwell et ses romans alors que le fantasme de l’œil-caméra épieur de citoyens fait déjà partie du paysage. Déjà, il n’y avait plus personne, lors de l’affaire du « tireur parisien » de Noël dernier, pour s’étonner que l’on dispose en quasi-direct de la vidéo de ses méfaits prise sur le vif. Plus personne pour s’étonner qu’il suffise d’activer la bonne caméra pour retrouver et identifier un anonyme en doudoune dans une ville grande comme Paris en pleine période de fêtes.

Y a-t-il encore des scènes de la vie qui soient hors d’objectif ? Peut-il encore se passer quelque chose qui ne soit pas filmé, photographié par un smartphone, signalé par l’un de ces millions de mouchards fun, qui sont autant de bracelets électroniques pour citoyens 2.0 mis sous liberté géolocalisée ? La science-fiction, c’est maintenant.

Mon interlocuteur formateur, à son tour, se fige : il semble ne pas comprendre. Ou plutôt il semble penser que c’est moi qui n’ai pas compris. Il réitère : aujourd’hui tout va bien, nous avons des garde-fous, des sages qui nous gouvernent avec de bonnes intentions ; mais imaginez un peu si le Front national… Cette fois je ne peux que saisir ce qui m’avait échappé la première fois. Dans sa tête, c’est net : c’est à cette seule condition que toutes ces entorses dont il a connaissance et dont il reconnaît qu’elles ont cours, deviendraient dangereuses. Il a besoin, pour en saisir la gravité, de s’imaginer un « basculement », un lendemain d’élection qui foire : adieu Liberté, on serait fichés, des drones sortiraient de terre pour venir nous chercher, une police spéciale traquerait les Noirs et les Arabes sur internet pour les arrêter…

Il ne disait pas tout cela bien entendu, mais c’est ce que l’on devinait entre ses demi-mots. Fantastique. Voici un type, plus ou moins spécialiste, au courant, informé, qui a toutes les cartes en main ; un homme qui parle lui-même de NSA, de Edward Snowden « dont les révélations ne couvriraient qu’un tiers de ce qui est à l’œuvre aujourd’hui » ; voici un type qui a eu tout le loisir de constater des violations institutionnelles répétées… et qui malgré tout ne se sent pas en environnement hostile. Pas encore. Il a besoin d’un « demain », d’un « peut-être », d’un « si on ne fait pas attention »… Mieux : malgré le dossier à charge qu’il a à portée de main contre le « système », c’est contre « Marine Le Pen », et supposément contre tout ce que ce système lui désignera comme ennemi, qu’il oriente sa capacité de résistance. De l’autre main, son métier dans la vie consiste à faire dériver les budgets publicitaires de ses clients vers la gueule du Léviathan Google, celui dont il dit craindre l’hégémonie ! Brave now world.

A cet instant, et bien que le bavardage continue, je sens que la discussion a atteint son terme. Je vois mon bonhomme buter silencieusement, se cogner contre une vitre, je le sens arrivé à la Fin de son Monde. Volonté de ne pas en savoir plus. Mur du con. Il restera derrière la barrière, à observer les faits. Aujourd’hui, c’est déjà demain. L’affaire de la NSA n’est pas un scandale (qui s’en est scandalisé à part vous ?) elle n’est que l’aperçu du monde actuel tel qu’il se conçoit, tel qu’il s’assume désormais. Le petit dessin de cadenas sur votre compte en ligne ne verrouille absolument rien. La date de naissance de votre chat, que vous avez mise en « mot de passe », n’empêche personne d’entrer. Vous êtes le seul à avoir besoin de ce mot pour accéder à vos données.

La science-fiction c’est maintenant, deal with it ! Dans l’ère digitale, rien de ce que vous faites n’est privé. Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ! Paranoïa ? Peut-être encore un peu. Plus très longtemps. C’est excessif et pas tout à fait vrai, mais il nous faut faire comme si : les générations prochaines s’adapteront naturellement à ces nouvelles règles du jeu, mais la nôtre doit apprendre à s’y faire, éduquer ses réflexes, s’acclimater.

Il y a sans doute une série d’habitudes à prendre. Exercer sa mémoire par exemple, ne pas tout consigner dans l’électronique, ne plus déposer systématiquement ses souvenirs, ses contacts, ses adresses, ses pense-bêtes… sur le réseau, pour mieux échapper aux algorithmes prédictifs. Simplement : faire comme si tout ce que l’on écrivait, lisait, tapait, stockait, exprimait, était potentiellement crié sur les toits, affiché en place publique, signé de son nom, incriminable un jour ou l’autre. Cela ne veut pas dire se taire, se coucher, dissimuler… mais peut-être au contraire faire preuve d’intégrité, prendre de la consistance. Face à ce monde plus intraitable qui s’assume : s’assumer à son tour, se faire plus intraitable. Parler à bon escient. Etre ce que l’on dit. Parler parce que l’on pense que ça compte, que ça vaut le coup. Y mettre un peu de sa peau. Se défendre. Ne pas laisser sa pensée être dévoyée. Ne pas laisser le terrain. Ne pas laisser les autres afficher leur avis impunément sans répondre par le sien.

Dire ce que l’on pense. Ni plus, ni moins, et quoi qu’il en coûte.

Paradis immédiat

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Le temps des utopies est derrière nous, c’est bien connu. Et dans le futur, c’est jusqu’à la capacité de se projeter qui a disparu : la société ne sent plus le besoin de deviner ce que l’avenir lui réserve, ni de se fixer des rêves lointains à réaliser. La mentalité collective vit désormais conscrite dans cette courte vue qu’on reprochait jadis aux politiques : l’horizon immédiat lui suffit.

Dans le futur, pourquoi inventer un avenir alors que le présent en est déjà un ? Alors que la nouveauté est perpétuelle et que les révolutions et les progrès sont le lot quotidien ? Pourquoi planifier le monde de demain alors qu’on est convaincu qu’il n’y a pas d’au-delà et qu’il faut être heureux ici et tout de suite ? Penser le futur ? Le bonheur est ici et maintenant, pourvu qu’on mange sainement et qu’on fiche un peu la paix à la nature. Ici et maintenant parce qu’il n’existe rien d’autre.

Dans le futur, les hommes ont appris à aimer leur présent, à en être euphoriques, au point qu’ils n’ont souci plus que de l’améliorer, de le préserver, mais non pas de le changer. Par exemple, il n’y a plus de véritable science-fiction : les œuvres dites de science-fiction sont en réalité des œuvres fantastiques, où s’opèrent des croisements entre différents univers imaginaires déjà existants. L’utopie, l’exercice de rêver, de fantasmer, est toujours là mais on rêve d’autres mondes, parallèles, pas de mondes « plus tard ». Toutes les ambitions et les lubies ont été remisées au profit d’une seule qui a pris toute la place : l’utopie ultime, l’utopie du présent.

L’utopie du présent fait voir par exemple le travail non plus comme du travail mais comme un moyen de s’épanouir ; elle fait voir l’argent qu’on n’a pas comme quelque chose qui « n’est pas ce qui compte » ; le lopin qu’on ne peut pas acquérir comme quelque chose de « tant mieux ! comme ça rien ne nous retient » ; et si l’entreprise n’offre plus de carrière toute tracée : bon débarras ! Bonjour mobilité, liberté, flexibilité… Dans le futur, les hommes ont appris à chérir un mode de vie au rabais : de bon gré ils respectent les principes de Restriction Durable. Préserver les ressources, se faire tout petit, ne pas laisser de traces… Vivre sobre à tous points de vue. Les hommes se sont affranchis de tout ce qui pouvait les séparer d’un bonheur immédiat, à portée…

Désormais, le présent est tout ce qu’il y a : lorsqu’on est ambitieux, visionnaire, on pense d’une part à le perfectionner, à l’entretenir… et d’autre part à éliminer tout ce qui sur terre fait obstacle à l’établissement du paradis immédiat. C’est ainsi que, dans le futur, les gens sont indignés par ce qui ne va pas bien tout de suite. Ils ne tolèrent pas que le présent utopique soit entaché et lancent des moratoires, des plans d’action, parfois même des guerres humanistes… Ils sont si satisfaits de leur présent que, quand l’occasion se présente, ils veulent l’étendre aux régions du globe où il tarde à advenir.

Scènes passées de la vie future

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Un blog, ce n’est pas très différent d’un tamagochi : lorsqu’on ne lui donne pas à bouffer un certain temps, on commence à culpabiliser ! Alors en attendant que je me remette à écrire, voici de croquignolesques couvertures illustrées présentant des utopies futuristes, trouvées dans le magazine Usbek & Rica :

Rêve de l’espace : un futur antérieur

C’est désormais un sentiment bien étrange de regarder les vieilles images et actualités de la conquête spatiale des années 60 et 70.

Images d’une époque hors de propos, d’un futur devenu inaccessible. Temps à la fois démodé et futuriste, bloqué entre deux âges…

  • Démodé parce que comme pour toute époque du passé, nous avons le loisir de nous retourner et de poser un regard amusé sur ces petits ancêtres, bonshommes naïfs qui s’agitent dans leurs drôles de machines, à la poursuite d’un objectif pas complètement sérieux.
  • Futuriste parce que ces hommes d’il y a 40 ou 50 ans sont plus avancés que nous, plus rapprochés d’un certain futur qui n’a pas encore eu lieu. Ils sont plus proches de saisir ce rêve que nous le sommes aujourd’hui. Le passé qu’ils ont réalisé est redevenu pour nous science-fiction.

C’est d’ailleurs, il me semble, le seul exemple de futur passé. Futur antérieur. Futur abandonné. Le seul rêve sur lequel nous avons reculé. Pour une fois nous ne sommes pas allés au bout, nous n’avons pas occupé l’espace.

Nous n’irons pas dans l’espace.

Mutations esthétiques

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Dans le futur, le droit à la différence n’est plus un vain mot grâce aux possibilités combinées de la chirurgie et de la génétique.

Qui a dit qu’un corps c’était 1 jambe et 1 bras de chaque côté ? Les yeux au même niveau ? La même bête silhouette de bonhomme en fil de fer ? Open your mind !

Dans le futur, l’individualité et l’affirmation de soi passent par la personnalisation de son corps. Les chirurgiens esthétiques sont devenus de véritables artistes du corps humain et exercent, à l’aide de techniques maîtrisées, des mutations génétiques et chirurgicales selon la fantaisie du client.

Modifier son squelette, se faire ajouter une protubérance élégante, un lobe frontal bien galbé, avoir une main à quatre doigts qui soit aussi esthétiquement équilibrée que celle de Mickey, ou une peau translucide et du plumage naturel sur les avant-bras, c’est possible ! Et ce n’est pas l’apanage de quelques excités technoïdes : c’est une philosophie, un comportement général profondément inscrit dans la société occidentale. Désormais, c’est naturel : se construire, c’est construire sa personnalité, mais c’est aussi et surtout « construire l’identité de son corps », comme disent les psychologues du futur.

Si les mentalités ont su progresser, accepter la mutation, jouer avec leur corps et leur identité, c’est grâce à la convergence de différentes évolutions intellectuelles et sociales :

  • gender studies,
  • banalisation de la transsexualité,
  • possibilité pour les parents de choisir les caractéristiques génétiques de leur enfant avant naissance…

Ces tendances ont permis d’introduire l’idée qu’on peut ne pas naître dans le bon corps. Que son identité actuelle n’est pas forcément son identité essentielle et intime. Bientôt, au nom du droit de chacun à décider pour soi, on a pu contester le choix aléatoire de ses parents ou de la nature. En 2026, pour la 1ère fois, quelqu’un – le néerlandais Tim Troost – a gagné un procès contre ses parents qu’il accusait d’avoir « choisi d’avoir un garçon » alors que lui ressent qu’il est une femme.

A partir de là, on a pu contester toutes sortes « d’apparences imposées »  du type « au fond de moi je sens que je suis un ange, et un ange a des ailes dans le dos », ou « je n’ai jamais demandé à être humain : j’ai le caractère de la pieuvre, d’ailleurs je suis né l’année de la pieuvre, je me sens un être à tentacules et je vais m’en faire greffer »…

Ce sont là des exemples extrêmes comme on en trouve au Japon, où la mode est de se faire un « avatar » : une transformation du visage en un personnage manga ou fabuleux.


Les Inconnus n’avaient-ils pas raison quand ils chantaient
« Salut bande de tarés »…

En Europe, les opérations et mutations génétiques sont plus mineures, mais elles sont courantes et relèvent de la coquetterie ordinaire. Les seules restrictions vis-à-vis des mutations esthétiques concernent les enfants :

  • elles doivent se faire sur des gênes non transmissibles, afin qu’un enfant ne pâtisse pas des fantaisies de ses parents (non sans controverse, car certains mutants revendiquent le droit d’avoir des enfants qui leur ressemblent),
  • elles exigent que le corps ait terminé sa croissance. Les enfants sont donc contraints d’attendre. Pour patienter, ils se font tatouer.