Bouvard et Pécuchet

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Bouvard et Pécuchet est, littéralement, le récit des tribulations de deux cons, et de la plus belle espèce : le con instruit. Mieux que ça, c’est l’épopée de cette sorte de bêtise bien particulière : celle de l’homme pétri de positivisme et drapé de la certitude que le présent et sa technique met tous les mystères à sa portée.

Médiocres citadins, Bouvard et Pécuchet surgissent au début du livre, débarqués de nulle part, comme deux atomes issus du néant, s’attirent et s’entendent aussitôt par une sorte de hasard magique. Ils sont deux mais pourraient parfaitement n’être qu’un tant ils sont jumeaux, siamois dans la connerie, sans trait de personnalité ou d’indépendance qui les distingue l’un de l’autre. Leur duo n’a de nécessité que mécanique, centrifuge, l’un l’autre s’entraînant comme deux tourneurs se tenant par les mains, à travers les sciences de leur temps.

Très rapidement, ils échafaudent le plan de quitter la ville pour la campagne et de partir vivre dans une ferme. Là, ils s’essaient à tenir une exploitation en parfaits dilettantes, à cultiver, avec l’optimisme de celui qui pense que tout s’apprend dans les livres, que tout s’obtient pourvu qu’on s’équipe du bon matériel. Evidemment c’est l’échec, on leur avait bien dit mais ils n’ont rien écouté. Ils se lassent, abandonnent et passent à une autre lubie avec un entrain intact. Ainsi voyagent-ils de l’agriculture à l’horticulture, de la para-médecine à l’archéologie, de la chimie à l’astronomie, puis au spiritisme, à la tragédie, à la philosophie, à la religion… Tout finit dans l’eau, sous les yeux circonspects de leurs domestiques ou du village. Jamais ils ne se découragent, toujours ils renouvellent leur disposition à triompher d’un champ de la connaissance humaine.

On retrouve Bouvard et Pécuchet dans ces gens d’aujourd’hui qui se félicitent de leur matérialisme, de leur progressisme, de leur républicanisme, certains qu’il les protège de l’ignorance ; qui croient détenir un sens infaillible de la Raison puisqu’ils savent ingurgiter la science vulgarisée de leur temps, dont ils épousent automatiquement les conclusions comme si elles étaient l’évidence et qu’ils devaient y arriver de toute façon ; qui s’attendrissent des superstitions de leurs aïeux, quand ils y songent, sans réaliser que leurs savoirs actuels sont leurs superstitions à eux.

L’univers : ça c’est fait.

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Peu disposé à l’émerveillement scientifique, j’accuse un certain degré d’ignorance dans ces matières. J’ai cessé de m’y confronter aussitôt que l’école a jugé que je n’avais plus à m’en soucier.

Pour cette raison, on m’a recommandé la lecture de L’Univers à portée de main : un livre de vulgarisation écrit par un élève de Stephen Hawking (Christophe Galfard) sur la physique de l’univers, l’astronomie, la physique quantique… Un voyage dans l’infiniment grand et l’infiniment petit, renversant pour quelqu’un d’infiniment moyen comme moi. La lecture permet de saisir, l’espace de quelques secondes, la réalité de choses réputées complexes ou inaccessibles au point qu’on ne cherche même pas à savoir ce qu’elles veulent dire lorsqu’on est amateur. Théorie de la relativité, trou noir, champ quantique… Et l’on se sent alors un peu idiot à découvrir des choses que le monde connaît depuis près d’un siècle – vous le saviez, vous, que la gravitation de Newton, qu’on enseigne pourtant à l’école, était caduque et dépassée ? Vous auriez pu me le dire.

Autre étonnement que m’a apporté le livre : la façon dont se font les grands apports scientifiques. Avec un soupçon de mépris sans doute, j’avais l’intuition qu’un génie scientifique était moins singulier qu’un génie littéraire ou artistique. Tuez dans le berceau Vincent Van Gogh ou Honoré de Balzac, c’est toute une œuvre qui serait à jamais perdue pour l’humanité, personne d’autre ne pouvant produire la même chose à leur place. Tandis que, parce que l’on parle pour la science de « découverte », le sentiment est qu’il suffit de « bien regarder », de mettre sur la table le temps et les moyens suffisants. Une énigme à résoudre ? Mettez sur le coup une équipe de chercheurs fraîchement sortis de la meilleure université, penchez-les sur leur microscope ou leur accélérateur de particules et ils finiront par trouver ce qu’il y a à trouver. Et si ce n’est pas eux, ce sera leurs collègues de l’université d’en face.

Or ce n’est pas de cette façon que les choses se passent. La plupart des grandes avancées scientifiques n’ont pas été des découvertes mais des inventions : à l’origine, il y a un génie qui a une intuition, qui émet une hypothèse plus ou moins farfelue qui le reste pendant des décennies aux yeux du monde avant d’être effectivement découverte, c’est-à-dire prouvée par l’expérience et observée. J’adresse ainsi mes plus plates excuses à la communauté scientifique pour le péché d’orgueil que je lui ai opposée toutes ces années !

Apparat scientifique

Certaines affirmations qui se font passer pour scientifiques ne sont parfois que des mots posés sur les choses. Des mots qui se font un peu moins poétiques, moins sensibles, pour se donner autorité, mais qui ne sont tout de même que des mots.

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Sigmund Freud est un usager bien connu de ces tours de passe-passe, fallacieux dans leur prétention scientifique. Lorsqu’il invente l’inconscient, il ne fait au fond que traduire, avec cet apparat parfois ridicule, les intuitions que beaucoup d’hommes sensibles ont exprimé avant lui, longtemps avant, avec quel tact et quelle spiritualité ! Un concept comme le complexe d’Œdipe par exemple, est immédiatement pris au sérieux parce qu’il se réfère à une culture érudite qui plonge dans les racines classiques ; il le serait sans doute moins s’il s’était appelé « syndrome du nique sa mère ».

L’amour tout particulièrement, parce qu’il est chose si terriblement irrationnelle, voit nombre de théories scientifiques s’attaquer à lui et tenter de réduire une fois pour toutes sa nature incompréhensible. Pour expliquer le désir, on parlera par exemple de gènes, de phéromones, on dira que « l’amour modifie la chimie du corps », que « des molécules pénètrent dans le cerveau et rendent le sujet réceptif »… Ces mots impressionnent, mais n’expliquent pas mieux le pourquoi ni le comment du phénomène. Ils ne font que poser un champ lexical par-dessus un autre, à consonance scientifique mais qui n’est qu’une autre façon de décrire. Une fois qu’on a dit par exemple que la mère est liée à son petit grâce aux hormones de l’attachement qu’il sécrète, on n’a rien dit du tout, rien expliqué ; on a simplement ajouté le terme « hormones » pour parler de l’affection.

Certains mots ou expressions sont ainsi des recours bien pratiques pour être péremptoire sans en avoir l’air. Expliquez tous les mystères que l’on vous présente par la « sélection naturelle », assénez le mot, et vous n’avez pas besoin d’être plus biologiste que votre voisin. La question est réglée, il n’y a plus à réfléchir. Personne ne vous demandera de comptes sur le mécanisme précis de la « sélection naturelle » dans ce cas précis. Les mots agissent comme un coup de baguette et n’ont pas à appeler de développement rationnel plus que celui qui invoque Dieu ou les extra-terrestres.

statsPlus les gens meurent étouffés dans leurs draps, plus les stations de ski génèrent de revenus. C’est prouvé, ainsi que d’autres corrélations statistiques à retrouver sur ce site.

Dans la bouche de certains, le verbiage scientifique remplace la superstition d’antan. Il permet à ces superstitions de perdurer sous une forme objective et socialement acceptée. Il est d’ailleurs amusant de noter que les arguments utilisés pour expliquer scientifiquement les choses reprennent l’imagerie technologique de leur temps. En 1900, le corps fonctionnait comme un moteur. Aujourd’hui on préfère imaginer que le cerveau est semblable à un ordinateur qui traite l’information. En réalité, l’homme n’est pas plus « ordinateur » qu’il est « locomotive ». Le mystère, entre temps, n’a pas perdu beaucoup de son épaisseur. Ce qui a progressé avant tout, c’est moins notre connaissance des choses que le registre lexical qu’on utilise pour les décrire.

Femme supersonique

fille dans le métro

La situation : vous marchez dans un couloir de métro, une fille jolie et parfumée vous croise en sens inverse à vive allure.

Le phénomène : juste après que vous vous soyez croisés, que vous l’ayez passée et qu’elle est derrière vous, vous recevez une bouffée de son odeur, comme si la fille était suivie d’une « boule de parfum » qu’elle traînait dans son sillage.

Déduction : cette fille vit au centre d’une sphère olfactive générée par elle en continu. Quand elle se déplace, la boule se déplace à sa suite avec un léger décalage.

Reste à savoir si elle fait « bang » lorsqu’elle atteint la vitesse qui lui permet de perçer son mur du son olfactif.

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Yi-King et café turc

En renvoyant les techniques de divination (tarot, astrologie, bonne aventure…) au rayon « superstition, ésotérisme et autres conneries », on passe à côté d’une dimension tout à fait concrète, rationnelle et enrichissante que revêtent ces disciplines : un principe qui n’a rien de surnaturel, qui ne consiste pas à « deviner ce qui va arriver » mais simplement à nous aider à considérer un problème, à réfléchir différemment aux choses qui nous touchent.

Voici par exemple :

comment on lit dans le marc de café : on boit un café turc jusqu’à ce qu’il ne reste que le dépôt au fond de la tasse. On recouvre la tasse de sa soucoupe et on la retourne afin que la « boue de café » s’y déverse. On pose une pièce de monnaie sur le dessus en songeant à un « vœu ». On attend que le marc refroidisse puis on le fait lentement couler de la soucoupe à nouveau dans la tasse. Le marc, épais, laisse des traînées, ainsi que sur la paroi intérieure de la tasse. Ce sont ces « traînées » que votre liseur ou liseuse déchiffre, en y reconnaissant des figures qui correspondent à des symboles, un peu à la façon des tarots (la famille, la chance, la menace…). La personne évoque avec vous ces symboles et la façon dont ils peuvent interférer avec votre « vœu ».

comment on tire le Yi-King : le Yi-King se base sur un manuel chinois très ancien qui propose un système de 64 figures pour décrire et interpréter « les états du monde et leurs transformations possibles ». Là encore, l’idée est de penser à une idée, un projet, un problème… pour obtenir une clé de lecture. On prend en main un paquet de baguettes (style mikado) et on procède à un tirage. Cela consiste à couper à plusieurs reprises le paquet selon une mathématique précise, en retenant à chaque fois un certain nombre de baguettes en main. Les nombres obtenus sont utilisés dans des calculs pour être convertis en figures et composer un hexagramme, qui trouve son interprétation dans le manuel. On vous donne ainsi une lecture de la façon dont le problème ou le projet auquel vous pensez peut se transformer.

Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’il n’y a là-dedans rien de « magique ». Pas plus ni moins que dans le fait de consulter un psy ou de faire un jogging dans la forêt pour se sentir mieux. Le « diseur de bonne aventure » ne va pas vous révéler le malheur qui va vous arriver mardi prochain. Il vous propose simplement une « réponse », un spectre à travers lequel regarder votre problème. La seule chose de magique, ce sont les principes actifs qu’on peut retrouver dans ces deux méthodes, et qui rendent la méditation fructueuse. 

  • Il y a d’abord le mélange entre recherche personnelle et recours à l’autre : au départ, la démarche est intime de se poser une question secrète, de projeter une situation qu’on porte en soi (idée, désir, projet, problème) et de travailler dessus. Mais il y a également la nécessaire présence d’un autre : une personne « oracle », extérieure, qui aide à révéler ce qui est en nous.
  • Cette personne ne connaît jamais la question que vous posez ; c’est en toute ignorance qu’elle en discute avec vous, vous fait approfondir des pistes, vous propose une clé de lecture… Il y a donc ce travail partagé : « l’oracle » est à la fois le maître du jeu et le simple huissier, passif, qui n’est là que pour appliquer les règles. C’est vous qui faites le travail, qui donnez du sens à ses mots, qui les faites « parler » en leur donnant la teinte de votre question. 
  • J’aime également le rôle du temps. Le marc de café demande le temps de refroidir pour dessiner ses symboles. Le Yi-King demande le temps de trier les baguettes, qui peut prendre facilement 40 minutes. Temps perdu, temps profitable. Pendant ce temps, votre question agit en vous. Les gestes et le cérémonial vous laissent le loisir de mariner dans ce questionnement, et tout en même temps vous en distraient : ils accaparent votre attention et votre capacité de réflexion. La méditation est en partie inconsciente.
  • Il y a enfin ce mélange de méthode et de hasard : les symboles, les nombres obtenus, sont complètement aléatoires, mais extraits à l’aide d’une méthode rigoureuse, de gestes méticuleux. La « réponse » qui vous est donnée vient ainsi à la fois de vous et du hasard. Votre sort est à la fois entre vos mains et entre d’autres. Cette « réponse », ma foi, en vaut bien une autre, mais en l’occurrence c’est celle que le hasard vous offre d’approfondir.

En somme, ces méthodes sont tout simplement une façon de chercher en soi une réponse, un moyen pour s’aider à faire le vide dans sa tête, exposer un problème sous un jour nouveau, mettre à plat les solutions envisageables et trouver une nouvelle façon de les aborder, avec l’espoir qu’on parvienne, grâce à l’éclairage obtenu, à atteindre des idées, à lire en soi des pages qu’on n’aurait sans doute pas lues sans « divination ».

Ce qui résiste à la science

Nous croyons volontiers à la menace d’une science toute puissante : cette science désenchanteresse, défricheuse des mystères et des charmes de l’univers. Cette science des 20 et 21ème siècles qui illustrait nos manuels de physique, en des tons rose et bleu et des images d’éprouvettes fluorescentes, de rayon laser, de fusée en érection et de jeune fille en blouse, l’œil alerte et vissé au microscope…

Car c’est ainsi que nous sont présentées les choses : rien n’échappe à cet œil. Tout se dissèque, tout se manipule, tout se comprend. Tout tient dans une équation. Infiniment petit ou infiniment grand, le monde est résolu : c’est une question d’atome, de satellite, d’ADN, de nanotechnologie, ou de complexe d’Œdipe. Vous n’y connaissez rien mais d’autres savent. D’autres sauront. C’est l’affaire de quelques années, de quelques millions d’investissement. Et s’il subsiste des problèmes pour lesquels on n’entrevoit pas encore de solution, on peut au moins dire dans combien de temps cette solution sera trouvée : Mars c’est pour 2050, le cancer c’est une histoire d’une trentaine d’années, etc.

Heureusement, les choses ne sont pas si nettes, nous le constatons avec stupéfaction dès que nous croisons cette science sur les domaines qui sont à notre portée : là, rares sont les occasions où l’on peut vraiment obtenir le fin mot, l’argument scientifique imparable qui mettrait fin au débat. Malgré l’apparat technologique, les instituts et les éminents spécialistes, il reste toujours une place incompressible pour l’interprétation, la mise en cause, les pourparlers…

C’est ainsi que, malgré la science toute puissante qui détecte la présence d’eau sur une planète où personne n’a encore mis les pieds, personne n’est fichu de savoir avec certitude ce qui fait se réchauffer le climat de notre planète. Personne ne peut même affirmer catégoriquement si le climat se réchauffe effectivement : il se trouve des scientifiques des deux côtés, avec le même sérieux et la même bonne foi, pour aboutir à la conclusion opposée. Y compris sur des sujets apparemment simples, le consensus parascientifique change de camp selon l’envie. Tantôt la science puéricultrice, par exemple, décrète qu’il est mauvais de faire dormir un bébé sur le dos. Puis les dix années suivantes, cette même science vous conjure de ne jamais coucher un bébé sur le ventre ! Et voilà qu’au terme de milliers d’années, nous ne savons toujours pas dans quel sens coucher nos enfants, par contre nous pourrions dire la température qu’il faisait à cette époque ou s’il y a des traces d’eau à l’autre bout de l’univers !

Il en est ainsi dans de nombreux domaines : penchez-vous sur un sujet d’un peu près, et la petite ingénieur blonde en blouse et microscope se débine. Elle a foutu le camp et vous laisse là, incapable de trancher, sans autre choix que vous en remettre à l’un ou l’autre son de cloche scientifique. C’est à cela, au final, que nous sommes réduits : accorder notre foi à l’un ou l’autre parti, céder au plus convaincant, à celui qui nous fait la meilleure impression, et qui peut aussi bien être le meilleur comédien. Car il n’est pas loin, le temps des médecins de Molière.

Non, la science ne défrichera pas tout le mystère du monde. Tout au plus peut-elle être un moyen de traquer le faux inexplicable, le toc, faire tomber les fausses idoles, en vue de réduire l’étendue du mystère. Mieux le délimiter pour nous permettre de situer plus précisément l’autel du véritable Irrésolu.