De la télévision

Entendu une annonce radio pour le programme télé du soir, qui invitait avec grand enthousiasme le téléspectateur à regarder l’Eurovision pour « retrouver les commentaires acerbes et drôles » de l’animateur…

On comprend définitivement qu’il n’y a rien à attendre de la télévision le jour où l’on constate qu’elle préfèrera toujours nous montrer un spectacle navrant comme l’Eurovision, quitte à y superposer le commentaire d’un animateur ironique qui le dénigre pour rendre le tout « intéressant », plutôt que de nous proposer une véritable soirée musicale de qualité à la place.

Second degré, mes amis ! Nous mangerons notre merde jusqu’au bout, faille-t-il pour cela nous la faire réchauffer ou l’agrémenter d’un peu de poivre. Cela vaut mieux que de cuisiner autre chose.

La position de l’observateur

Il y a une position par rapport à la vie qui n’en est pas une : celle de l’observateur.

Nous la connaissons bien cette position de l’observateur, qui nous permet de regarder la vie avec l’air de ne pas y toucher. De moquer, soupeser, analyser. Se placer au-dessus de la mêlée. Etre plus malin, renvoyer dos à dos… Il existe toute une littérature pour justifier cela, anoblir cette attitude d’albatros « qui hante la tempête et se rit de l’archer »… Toute une littérature pour se féliciter de ne pas prendre part, se persuader qu’on fait bien de rester de côté.

Et cette littérature existe sans doute aussi pour nous faire oublier que cette attitude n’a rien d’un choix raisonné : c’est avant tout une incapacité. L’observateur ne sait tout simplement pas faire autre chose. Il s’invente une 3ème voie dans le creux de son manque d’affirmation et de force nerveuse, mais sa position n’en n’est pas une. La position de l’observateur n’existe pas, elle est une posture. Une posture esthétique.

Depuis son promontoire, l’observateur regarde, comprend, et dresse le tableau. Il jauge la proportion exacte de vrai et de faux de chaque chose. Il a une vue juste alors il se croit tiré d’affaire. Mais sa « vue » n’est pas une alternative en soi. Sa 3ème voie n’est pas une voie. Son observation n’a d’autre incidence que de laisser faire ce qui se fait

Parce que la vie, elle, roule toute seule : elle n’a besoin ni d’arbitre ni de commentaire. La vie propose de faire ou de ne pas faire. De participer ou de s’opposer. De jeter du charbon dans la machine ou de freiner des quatre fers. Mais il n’y a pas de rôle qui consiste à « observer ». Observer revient à laisser faire. Laisser faire revient à faire. Dans la vie, soit vous êtes réaliste et vous acceptez le cours des choses, soit vous ne l’acceptez pas et vous êtes idéaliste. Mais il n’y a pas de position haute qui consiste à être détaché ou ironique.

L’ironie est un faux-semblant pour celui qui n’a pas le courage d’affronter la réalité. Le cynisme, la distance, le recul : une posture esthétique pour celui qui n’a les moyens de supporter ni le monde, ni sa révolution. L’observation : une fausse cachette, une alternative en trompe-l’œil qui ne nous sert qu’à renoncer sans en avoir l’air, à accepter tout en évitant d’endosser la responsabilité. Une pirouette, un bien maigre succès d’estime en somme, par lequel on préserve ce qui nous reste de panache.

Que l’observateur garde cela en tête : ce n’est pas parce qu’il fuit qu’il est libre. Pas parce qu’il connaît son mal qu’il est guéri. Pas parce qu’il sait ce qui va se passer qu’il évite que ça se produise… Celui qui ne se mouille pas, qui ne s’implique pas, celui qui s’abstient ou s’absente : la vague de ce qui se passe réellement le recouvre. Que l’observateur observe, et attende son moment. Mais il faudra qu’il songe, un jour, à se lancer, à jouer sa carte, à abattre son jeu.

Détachement Féminin Supplémentaire (DFS)

La raison pour laquelle une femme est (soi-disant) plus romantique qu’un homme est tout simplement qu’elle peut se le permettre. Une femme aime, vit son amour, promet, à la folie, cueille le jour et se réveille le lendemain en ayant tout oublié. Il lui faut recommencer le jour suivant, avec le même homme ou avec un autre. Et si l’idylle tourne mal, elle n’a qu’une nuit à pleurer.

L’homme, lui, n’a les moyens de se faire avoir qu’une seule fois. S’il survit, il comprend qu’il doit désormais devenir raisonnable, ou bien il ne tiendra pas.

Une femme a une sorte de détachement supplémentaire par rapport à la vie, un œil supplémentaire sur les choses et sur elle-même, qui lui permet, en plus de vivre ces choses de plein fouet, d’inspecter ce qui est en train de se passer, de « mettre en abîme », comme on dit. Elle considère ses amours dans leur totalité, avec les joies, les peines, les aléas, qu’elle apprécie comme on peut les apprécier lorsqu’ils arrivent aux personnages de notre série télévisée.

On peut comparer ce détachement à une sorte de second degré auquel le féminin s’élève. C’est ce second degré qui fait par exemple que lorsqu’une femme aime, elle aime aimer au moins autant qu’elle aime l’homme en particulier. Ou bien qu’une femme qui écrit aura tendance à écrire sur l’écriture : à être fascinée par l’activité elle-même, tandis que le masculin écrit pour « rapporter des événements ».

C’est là sans doute ce qui fait la profondeur des femmes, leur façon de considérer les choses. Ce, également, qui les rend sujettes à un certain tourment, une certaine dépression qui leur est propre.

Oeil sale

Il est honorable de traquer la laideur et la vulgarité pour la défaire de ses oripeaux ; il est légitime de chercher à gratter la peinture pour révéler le faux et le toc qui se cachent en-dessous. Attention néanmoins à ne pas pousser trop loin cette vertu : on en sortirait l’œil sale, c’est-à-dire que tout deviendrait prétexte à la laideur parce qu’en fin de compte, la dénoncer nous procure du plaisir.

En grattant la peinture, on peut toujours trouver un défaut qui se cache.
Le fait est qu’on vient de gâcher une peinture qui elle, était belle.

L’esprit Canal : cynisme + bienpensance

Quand on parle télé, on en arrive très vite à décrier TF1 comme l’archétype de la bassesse, du cynisme et de la putasserie. Il me sera pourtant toujours plus agréable de regarder TF1 que Canal +, et je sais très précisément pourquoi.

TF1 est con, mais ne prétend pas faire autre chose que du divertissement. Canal + a cette propension à se croire « + », justement. Plus que les autres, plus décalé, plus que de la simple télé. La chaîne revendique un supplément d’âme : elle a une philosophie à enseigner, un regard « différent » à porter, un « esprit » à véhiculer… Il y a quelque chose, un enrobage, que la chaîne prétend offrir en plus du simple contenu télévisuel.

  • D’un côté, Canal ajoute du sens : sa petite touche de « différence ». Derrière tout ce qu’elle montre, il y a un message. « Regardez notre présentatrice JT, elle en a dans le crâne, elle ». « Chez nous il a des noirs et des arabes au moins ». « Les autres pensent comme ceci, avec nous pensez plutôt comme cela ». « La télé c’est de la merde, mais nous c’est pas pareil n’est-ce pas » (l’insupportable « vous pouvez éteindre votre télé »).
  • De l’autre côté, Canal vide le sens : elle revendique le politiquement incorrect, le trash, le non-sens. « On a une miss météo, mais elle ne fait pas vraiment la météo », poilant ! « Nos comiques font des sketches sans sketch : il suffit de balbutier des absurdités avec un vocabulaire d’enfant et un accent de débile », lol ! On diffuse du porno mais on est classe et branché. On lit Beigbedder et Voici mais on sait bien que la littérature ce n’est pas ça ! On vit comme un con, on fait les choses que fait un con, mais on fait exprès, on n’est pas cons ! Les cons, ce sont les autres !

Ce double langage définit à mon sens « l’esprit Canal », et n’a rien d’un paradoxe : le « décalé » est au contraire un contrepoids nécessaire au côté donneur de leçons. Et voilà comment coexistent le cynisme et la dérision affichés, avec la vélléité irrépréssible d’apprendre aux gens à bien penser. Le soi-disant politiquement incorrect, avec l’impeccablement immoral.

Si seulement il résultait de cet « esprit Canal » une façon originale et différente de faire de la télé, mais ce n’est pas le cas. Nous avons simplement là une chaîne qui se paie le panache d’être « différente », mais qui en fait n’est ni plus ni moins bêtasse et merdique que les autres. Le second degré permet d’être aussi con et moche que les autres, sans renoncer à la distinction.

karl zéro lagaf

Le problème, c’est qu’il résiste mal au temps, ce second degré. On s’en rend compte grâce aux rééditions DVD des soi-disant émissions cultes, comme le Journal des Nuls, aujourd’hui embarassant à regarder : le temps a gommé le second degré ; ce qui n’était drôle que par second degré (c’est-à-dire nul mais on le sait et on le fait exprès, c’est ça qui est drôle, lol !) est redevenu ce qu’il était : tout simplement nul. Au-delà d’un certain stade, le second degré rejoint le premier : produire un jeu volontairement idiot avec un animateur « décalé » n’est pas moins produire de la débilité, jouer de blagues trash racistes ou pédophiles n’est pas moins satisfaire ces pulsions là, et celui qui rit à cet humour « trop lourd ! » est un lourd, celui qui jubile de cette veste « trop kitsch ! » est un kitsch, celui qui se délècte de ce spectacle « trop ringard ! » est un ringard, et celui qui met 1 centime de sa poche pour voir ce film second degré
« trop débile ! » participe à la débilité.

Nous aimons tous le second degré, n’est-ce pas. La quasi-totalité de notre humour, que dis-je, de notre esprit, est basé dessus. Hier, on riait encore d’une simple histoire de putes, de pédés ou de caca. Aujourd’hui, il nous faut du décalé. Mais tout cela ne vous fera plus rire le jour où vous constaterez que ce second degré permet de refourguer des choses que personne ne voudrait autrement : en ricanant au second degré, non seulement vous ne faites pas changer les choses, mais vous participez à une arnaque qui fait accessoirement vivre une floppée de parasites. Dites-vous bien que les Stéphane Guillon, Guy Carlier et consorts n’auraient aucune raison d’être si la merde télévisuelle et médiatique dont ils ricanent avec vous, cessait d’exister. Ce qu’ils déplorent et ce dont ils prétendent se démarquer est en réalité leur nourriture la plus nécessaire : ils ne vivent que parce qu’ils se moquent. Il y a des émissions entières qui ne vivent que parce que les gens « s’en moquent », et des entreprises entières, comme Canal+, qui n’existeraient certainement pas sans second degré.

Notre mépris ne doit jamais se tromper entre un Patrick Sébastien qui « fait pour faire » et un Karl Zéro qui « fait sans faire ».