Chemin privé

Aujourd’hui, le mot « privé » signifie à nos oreilles « c’est à moi ». Un panonceau « chemin privé » sur une clôture, et nous visualisons immédiatement le proprio, gentil bonhomme aspirant à la tranquillité, ne demandant qu’à ce qu’on lui fiche la paix et qu’on n’entre pas chez lui à tout bout de champ, quoi de plus naturel ? « Privé » et nous pensons tout de suite à notre vie et nos données privées, à quoi nous tenons comme à la prunelle de nos yeux. « Privé » inspire l’intimité, la confidentialité.

Mais rappelons-nous l’époque plus lointaine, plus enfantine, où « privé » signifiait la privation. Le mot nous faisait froid dans le dos. Il voulait dire « défendu ». « Pas le droit de passer sous la barrière ». « Danger ». « Privé de dessert » ! « Chemin privé », c’était tout simplement le terrain dont on était exclu, privé.

« Gens de la réalité, vous êtes maigres : on vous voit les côtes »

Friedrich Nietzsche, dans je-sais-plus-lequel :

« Le visage et les membres peints de cinquante taches de couleurs, c’est ainsi qu’à ma stupeur je vous vis assis, hommes d’aujourd’hui ! En vérité vous ne pourriez porter de meilleur masque que votre visage ! Qui pourrait vous reconnaître ? On voit, multicolores, toutes les époques et tous les peuples à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent un langage bariolé dans vos attitudes.

Oui, c’est cela l’amertume de mes entrailles, vous hommes d’à présent : que je ne puisse vous supporter ni tout nus, ni habillés ! « Nous sommes réels, tout entiers, sans foi ni superstition ». Comment pourriez-vous donc croire, vous qui êtes parsemés de taches de couleur ! Vous qui n’êtes que les tableaux peints de tout ce qu’on a jamais cru ! Vous êtes des réfutations ambulantes de la foi et cela même vous brisa les os à toutes les pensées. Etres indignes de foi, c’est ainsi que je vous appelle, gens de la réalité ! Toutes les époques jacassent les unes contre les autres dans vos esprits. Vous êtes stériles, c’est pourquoi la foi vous manque. Mais celui qui devait créer, celui-là avait sa foi dans les étoiles, et il avait foi dans la foi !

Hélas ! Comme je vous vois, debout devant moi, vous les stériles, que vous êtes maigres, on vous voit les côtes ! »