Les films synthétiques 

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Rien ne vaut la stupeur du fan de trilogies hollywoodiennes, au moment où on lui apprend qu’à nos yeux, tout cela ne vaut rien ! Il peine à le concevoir. C’est que ces choses, les StarWars, Seigneur des Anneaux et tous ces grands machins épiques, sont réputés emballer le plus grand nombre, être “cultes, avoir “bercé notre enfance”, transporter dans « un univers incroyablement imaginatif »…

D’une, je ne crois pas qu’il soit encore possible d’être imaginatif en 2018 dans le registre « Moyen âge, dragons, femmes en peaux de bête et pouvoirs magiques ». De deux, j’ai plutôt l’impression que ces productions adressent un public qui a cruellement revu à la baisse ses exigences : ce public a désormais intégré que chaque nouveau film était une “franchise” potentielle et serait suivi, l’année prochaine et celle d’après, d’une suite, d’un “prequel”, d’un “sequel” ou d’un “crossover”. Les gens ont intégré le cahier des charges de ce cinéma standard et sont contents dès lors qu’il respecte le quota de cascades, d’effets spéciaux, de clins d’oeil de références… Ils en ont pour leur argent, ils peuvent rentrer à la maison.

La stupeur du fan, donc. “T’as pas aimé ? Mais le 5, tu l’as vu le 5 ?? Tu l’as pas aimé non plus ?!” . Je n’ai pas vu le 5, non. J’avoue que mon désintérêt pour le genre me tient loin de tout cela. Et je peine à comprendre, par exemple, ces gens qui reviennent de Batman contre Superman en se déclarant déçus, déplorant qu’ils l’auraient aimé plus ceci ou moins cela… A quoi pouvaient-ils s’attendre ? Pour ma part, je n’arrive pas à me représenter ce que serait un Batman contre Superman qui me plaise, que j’estimerais réussi. Ce n’est, pour moi, pas un matériau dont on peut faire quelque chose.

Néanmoins, il m’est arrivé de faire l’effort, de regarder le film quand il passe à la télé, ou dans l’avion. Ce que j’ai vu était toujours affligeant. Ces films sont « hyper bien faits », mais alors pourquoi tout transpire le toc dans le moindre recoin ? Ce casque médiéval est manifestement en plastique. Pas une lumière qui soit naturelle ni vraisemblable. Ici c’est du numérique. Là et là aussi. Ou encore, pardon, mais ces grands singes en SFX armés de fusils et montés sur des mustangs tel Géronimo, produisant toutes ces mimiques faciales typiquement humaines, c’est trop pour moi : au lieu de m’émouvoir, cela me plonge dans un sentiment de ridicule, je dois regarder autour que personne ne m’observe en train de regarder ça.

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En réalité, c’est l’esthétique générale de ces films qui d’entrée de jeu, me laisse à la porte malgré ma bonne volonté. Très rapidement, je vois à l’écran, au lieu de personnages et d’une histoire, de pauvres acteurs qui se débattent, enchaînés au projet pour les cinq prochaines années par un contrat en béton, vêtus d’un déguisement synthétique et hautement inflammable, chevauchant un tréteau sur fond vert qui sera transformé en noble monture ou en vaisseau spatial lors de la post-production… Et je tressaille de honte en imaginant cet homme de 57 ans, coiffé d’un plumeau et contraint de hurler « Naooon ! Frodooooon ! » devant toute une équipe de tournage… Ou pire : de déclamer d’un air profond l’une de ces phrases-sagesse sur la Vie, le Bien, le Mal… « La Vérité est par-delà ta Liberté, Luke, tu le sais… »

Je crains qu’il faille me considérer perdu pour ce cinéma-là. Ces grandes épopées ne marchent sans doute qu’à la nostalgie : il faut être tombé dedans tout petit pour que ça ne rebute pas. Quand on en est extérieur et qu’on raccroche les wagons en route, qu’on s’y met passés 18 ou 19 ans, on ne peut qu’être extrêmement navré : le kitsch, le cu-cul, le mauvais, vous sautent au visage, oui. Pour qui n’a pas sniffé ces meringues à l’âge le plus tendre, je crois que c’est impossible et complètement foutu.

Au turbin

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Le chanteur de rock gothique Marilyn Manson se serait gravement blessé sous la chute d’un élément de décor lors de l’un de ses concerts (VladInfo). C’est l’occasion de réaliser qu’il a 48 ans à présent. Et qu’il doit continuer à alimenter le petit cirque qui a pu vaguement vous intriguer, vous choquer, vous amuser ou vous laisser de marbre il y a 15 ou 20 ans de cela. Vous êtes passé à autre chose mais pour lui, ce petit cirque ne s’est jamais arrêté. Il est condamné à animer cet univers de pourriture factice, ce kitsch de mort-vivant, ces tenues abracadabrantes, ce poisseux maquillage… Quelle grande fatigue.

Idée d’histoire : un chanteur similaire à Marilyn Manson devient une célébrité de rock gothique, à grand renfort de mises en scène spectaculaires et morbides. Pendant ses tournées permanentes, il dispose de beaucoup de temps pour lire, l’après-midi, dans les hôtels. Il finit par épuiser ses lectures fétiches de magie noire et s’attaque à d’autres rayons, des rivages inconnus. Il se pique alors d’un intérêt aussi vif que surprenant pour les ouvrages de botanique. Les histoires d’arbres intelligents et sensibles communicant entre eux, de symbioses entre végétaux et insectes, le fascinent. Le temps passe, entre ses tournées promotionnelles il aspire de plus en plus à une vie calme et naturelle. Un jour, se voyant dans le miroir enfiler les clous et piercings dans ses narines, et les mille et une breloques qu’il a toujours arborées, il se trouve complètement ridicule et s’en débarrasse définitivement. Il doit constater que son intérêt pour le metal et la musique en général s’érode. Tout ce bruit le fatigue. Il supporte de moins en moins les hordes d’abrutis goth qui viennent le voir, leur renouvellement désespérant. Il a tenté de faire évoluer sa musique mais le public n’a jamais suivi, le menaçant aussitôt de « vieillissement », de récupération, de compromission… Ses revenus ont aussitôt manqué de s’effondrer.

Alors, tous les soirs, ravalant un écœurement de plus en plus prononcé, il apparaît sur scène, continue à jouer l’icône antéchristique, fait pour le public des signes diaboliques avec sa langue et ses doigts sans plus de conviction, écrit des facilités sur le Mal, le sexe, la mort, qui le consternent… Ce qu’il aime en réalité, ce sont les arbres, mais voilà : c’est son job alimentaire.

Arrêter la télé

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Quelqu’un dit qu’il a « regardé la télé hier soir » : il se met aussitôt en voie de marginalisation. Car une personne qui a regardé la télé est socialement dévalorisé, c’est quelqu’un qui n’a pas mieux à faire, qui n’est pas fichu de s’organiser une soirée correcte, qui manque d’amis et d’occasions de sorties. Voilà comme on le considère.

En revanche, il peut dire qu’il a regardé une série. Regarder une série est acceptable socialement, et même valorisé. Dans la bonne société, plus on en regarde, mieux c’est. On se doit a minima d’avoir un avis sur chacune de celles qui sont en circulation (« nul » ou « génial » peut suffire).

Le regardeur de séries, souvent, est de ceux qui se rengorgent de ne « jamais regarder la télé ». Il passe pourtant plus de temps à regarder ses séries à dizaines de saisons à dizaines d’épisodes, que le regardeur de télé à regarder la télé, mais ce n’est pas grave : ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé. Même s’il continue de regarder un appareil carré, même s’il continue de regarder un appareil lumineux, même s’il continue de regarder des images, les images qu’on lui propose, ce qui compte est qu’il ait arrêté la télé.

Il devient bientôt commun « d’arrêter la télé », du moins de penser que nous l’avons arrêtée, que nous l’avons tuée en nous détournant d’elle. Ce passage dans cette curieuse vidéo nous explique très justement que nous ne tuons rien du tout, que la télévision ce n’est pas cela, ce n’est pas seulement une boîte dans un salon. La télévision est dans votre tête, c’est une mentalité. Elle existait avant la télévision et continuera d’exister après.

La télévision est ce qui concentre les regards sur son rayon. Ce qui monopolise les attentions. La télévision est tout ce qui ce qui cherche à vous distraire, c’est-à-dire à vous soustraire. La télévision est l’agenda du temps, ce qui décide à quoi vous allez vous intéresser. Si des élections ont lieu en ce moment, vous allez vous intéresser aux élections ; s’il faut soudainement vous soucier du sort du Venezuela, vous vous y intéresserez. Vous vous passionnerez, vous angoisserez s’il le faut. Et le temps qu’il faut. Avant de vous intéresser à tout autre chose, à la bataille de Verdun par exemple, si la télévision a décidé que nous étions l’année du centenaire. Verdun vous intéresse en 2016. Peut-être achèterez -vous un livre. En 2016. Car le reste du temps, Verdun vous est toujours plus ou moins égal. Ceux qui se passionnaient pour Verdun en 2009 vous ont sans doute paru farfelus – c’est que le sujet n’avait pas été mis à l’ordre du jour.

Et si la grande exposition de la ville vous indique que tel peintre, qui n’avait jusque là pas particulièrement suscité votre intérêt, est un grand génie, alors le trouvez-vous fabuleux, commencez-vous à vous y intéresser etc. Tout cela rejoint l’idée d’autonomie culturelle.

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Au plaisir de céder aux engouements collectifs (pour les séries ou pour autre chose) – plaisir bien réel que je peux comprendre, répond la douceur de s’être maintenu à distance, solitaire, ignorant de ces choses ; et d’entendre les conversations, les clameurs, les éloges, sans savoir le moins du monde de quoi il est question. Je savoure par exemple depuis plus de 10 ans le plaisir solitaire d’entendre ma génération se rappeler de Friends avec délice, sans rien connaître de cette série que tout le monde est censé avoir en héritage commun.

C’est idiot, mais ce genre de choses m’a toujours été doux. C’est comme d’entendre le brouhaha étouffé d’une fête tapageuse, à 23 heures, à l’étage au-dessus : bonheur de se sentir libre, non prisonnier des obligations de cette fête, réussie certainement, mais épuisante. Ou encore, c’est comme de baigner dans les conversations d’une foule dont on ne parle pas la langue, dans un bus à l’étranger, et d’être là néanmoins, incognito.

Mari vaut bien une messe

Une messe de mariage, ce n’est jamais aussi long et insupportable que lorsque les mariés eux-mêmes n’en ont manifestement rien à foutre mais qu’ils se la sont infligée comme figure obligatoire, et nous avec. Résultat : une heure à passer dans une ambiance étouffante, parmi des gens dont personne ne sait ce qu’il fait là, à commencer par le marié qui fait tout pour montrer, par des œillades appuyées, qu’il est désolé de nous retenir ici et que « vivement que l’curé ait fini, qu’on aille s’en jeter un ! ».

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Que ne s’est-il dispensé tout à fait de messe ? On ne le saura jamais. Il y tenait quand même. Ça se fait. Et dès qu’ils eurent choisi l’église et le curé, les mariés n’ont plus eu de souci que de désacraliser la cérémonie à tout prix, par le truchement d’animations diverses, destinées à la rendre moins ennuyeuse selon leurs critères.

Ainsi le grand cirque démarre, en grandes pompes cirées. Aujourd’hui, ce ne sont plus de simples rappels à l’ordre et au recueillement que le prêtre doit faire observer. Il doit encore supporter le tournoiement permanent de la vidéaste et du paparazzi officiels, qui cherchent à choper l’angle de vue inédit. Il doit tolérer qu’un tohu-bohu se répande au moindre temps mort dans la célébration. Il doit laisser le frangin de la mariée remplacer une lecture biblique par un texte de son cru sur l’enfance attendrissante de sa sœur, ou encore la citation d’une auteur américaine dans le goût de « dans un couple, faut pimenter le quotidien, chasser la routine et toujours se surprendre »… Il doit tempérer les applaudissements de la foule qui hulule au moment où les mariés se roulent une pelle hollywoodienne. Et point d’orgue : il écoutera s’élever le long des colonnes de sa cathédrale les accords sacrés de I do it for you de Bryan Adams !

Encore est-il bien heureux que l’assemblée, en entendant ce hit, se contente d’un début de hola avant de s’arrêter d’elle­-même sans aller plus loin dans l’hystérie. L’étendue des dégâts est telle, et elle est d’autant plus surprenante à observer lorsqu’elle atteint des milieux campagnards, ruraux, populaires, agricoles… où selon l’idée que je m’en fais, chacun a forcément assisté à un bout de messe, pénétré dans une église au moins une fois dans sa vie pour avoir une intuition même approximative de l’attitude à observer. Comment en arrive-t-on à ce qu’une foule entière soit à ce point privée de l’instinct le plus simple de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas ? Comment, même laïcisés, les enfants d’une religion peuvent-ils lui devenir étrangers au point de ne plus avoir aucune notion de solennité ? En vérité, on ne pourrait pas se comporter de façon beaucoup plus inappropriée en débarquant, radicalement ignorant, dans le temple d’une religion inconnue. Et il ne doit pas y avoir beaucoup d’autres cultures (d’autres religions surtout) dont les descendants, ayant oublié les rites, se sentent aussi libres de les saccager par manque de retenue.

Alors pourquoi ? Pourquoi ces mariés, pour qui une messe – fût-elle celle de leur mariage – est une tannée, persévèrent-ils à infliger leur présence à un prêtre et à une église ? Pourquoi entament-ils une démarche de bénédiction religieuse si ce qu’ils veulent entendre, au fond, c’est I do it for you ? Pourquoi réitérer à l’église la foire qui peut avoir lieu à la salle des fêtes et à la mairie le reste de la journée ? C’est que l’église, en réalité, fait partie du folklore : elle est simplement l’un des bullet points sur la to do list de la wedding planner que les mariés ont payée pour dépenser leur budget mariage.

wedding-planner« Tes paupières sont lourdes… Et maintenant tu vas me donner ton argent… »

Il y a un budget et il faut bien le claquer : il faut bien « animer » la journée un maximum. D’où l’église, où l’on fait venir à grand frais un groupe de gospel qu’on ne connait ni d’Eve ni d’Adam et que l’on paye une fortune pour que soit chanté Amazing Grace, comme dans son film préféré. D’où le dispositif média impressionnant, comprenant le photographe et la vidéaste donc, mais aussi un drone à hélices qui prend photos et films en vol plané, des écrans diffusant les photos numériques qui ont été prises l’heure d’avant, des cartons d’invitation hi-tech, un livre d’or pré imprimé avec photos des mariés qui posent sur papier glacé, façon « Dieux du Stade » !

L’église reste le décorum incontestable d’une journée de mariage réussie. Si on en avait les moyens, avec en sus la volonté de fiche la paix à M’sieur le Curé, on en ferait reconstituer une dans un studio, pleine de fleurs et de tulle, pour se lâcher plus complètement sur des tubes crémeux et romantiques.

Dériver avec Debord

« Suivant le progrès de l’accumulation des produits séparés et de la concentration du processus productif, l’unité et la communication deviennent l’attribut exclusif de la direction du système ».

Ou encore :

« La division des tâches spectaculaires qui conserve la généralité de l’ordre existant, conserve principalement le pôle dominant de son développement ».

C’est dans cette langue ouatée et assez illisible (on pourrait dire « indigeste » si seulement on avait réussi à en avaler les gros morceaux) qu’est écrite toute l’œuvre phare de Guy Debord : La Société du Spectacle. Si je m’attendais… Voici des années que ce titre apparait aux intersections de mes autres lectures, que ce nom m’est soufflé et que je savais qu’il devait logiquement me plaire, et c’est un petit choc de découvrir qu’il ne parle pas du tout ma langue. Est-ce que je lui étais trop facilement acquis ? C’est en tout cas une surprise, sinon une déception. Il y a des auteurs que l’on a peut-être trop attendu pour lire, avec qui l’on a peut-être manqué son rendez-vous

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Ceci dit, certains écrits plus anciens (car ce sont en réalité les œuvres complètes que j’ai lues), la période de jeunesse avec Potlatch et l’internationale lettriste notamment, ont un véritable intérêt. Je retiens principalement l’approche psycho-géographique et sa théorie de la dérive : sous un abord urbanistique et scientifique, il s’agit d’explorer les villes sous un jour nouveau et d’en cartographier les « unités d’ambiance », c’est-à-dire de dessiner la géographie réelle des quartiers, indépendamment des formes que l’administration, le cadastre ou l’histoire ont pu leur donner. Une « unité d’ambiance », on l’imagine, tire son existence d’un ensemble associant un décor, une atmosphère de quartier, une ambiance sociale, des souvenirs…

La dérive est donc cette discipline de relevé topographique qui consiste à déambuler de façon plus ou moins aléatoire dans la ville pour répertorier les îlots de vie caractéristiques, pour trouver les « passages » d’un quartier à l’autre… Et il faut en réalité arriver au premier compte rendu de dérive pour s’apercevoir que, sous le vernis méthodique, cela consiste simplement à errer dans Paris plus ou moins ivre avec ses compagnons !

germain des présPour finir sur l’anecdotique, ces comptes rendus de dérive observent une règle amusante qui est de retirer la désignation « saint » à tous les noms de lieux qui en sont affublés. On se promène ainsi à travers le quartier Sulpice, la rue de la Montagne Geneviève, le boulevard Michel, ou Germain, ou encore la commune de Denis… Des lieux qui par cette astuce, semblent reprendre un peu de leur virginité et de leur mystère.

>> Un bon article sur la dérive ici

De la télévision

Entendu une annonce radio pour le programme télé du soir, qui invitait avec grand enthousiasme le téléspectateur à regarder l’Eurovision pour « retrouver les commentaires acerbes et drôles » de l’animateur…

On comprend définitivement qu’il n’y a rien à attendre de la télévision le jour où l’on constate qu’elle préfèrera toujours nous montrer un spectacle navrant comme l’Eurovision, quitte à y superposer le commentaire d’un animateur ironique qui le dénigre pour rendre le tout « intéressant », plutôt que de nous proposer une véritable soirée musicale de qualité à la place.

Second degré, mes amis ! Nous mangerons notre merde jusqu’au bout, faille-t-il pour cela nous la faire réchauffer ou l’agrémenter d’un peu de poivre. Cela vaut mieux que de cuisiner autre chose.

Grotesque de la mise en scène

Vu un t-shirt sur lequel un rappeur riche et célèbre fait semblant de se suicider en s’enfonçant le canon d’une arme dans la bouche.

Je me figure la crétinerie du rigolo qui pose pour la photo : décor sombre, œil sérieux et supérieur, arme factice au poing et la ferme détermination de faire… un joli t-shirt ! Je me figure la maquilleuse ou le photographe qui lui donne des indications, lui fait relever le menton : « comme ça coco ! ».

Je me figure cela et je le mets en relation avec la détresse authentique et inaperçue du vrai désespéré, qui à un autre endroit du globe, s’enfonce pour de vrai un pistolet dans la gorge avec comme seule envie la désintégration.

Et voilà tout le ridicule de l’auto-mise en scène du rap qui surgit, toute la pelote du spectacle qui se débobine : le cirque du « je suis un méchant », « je suis un maquereau », « on dit que je serais un bandit »…

50 cents dans un magasin de jouets

Le ridicule du rap et peut-être plus encore : celui des gens de spectacle en général. Ainsi le jeune acteur qui joue merveilleusement la noirceur d’un taulard, et à côté le taulard lui-même, seul, qui moisit en taule. Ainsi la grande actrice qui restitue très fidèlement la folie, l’hystérie, l’aliénation… et qui file rejoindre ses amis après le tournage, dans un bar à vins empli d’éclats de rire. Ainsi le politicien qui sur le plateau, dénonce les idées déviantes de son adversaire et dans les coulisses, le félicite pour les bons mots qu’ils ont échangés.

L’irrévérence inoffensive

Arrêtons de croire qu’il y aurait d’un côté, un parterre de gens que la politique berne ou mystifie, et de l’autre des humoristes « irrévérencieux » pour leur ouvrir les yeux. En vérité, l’humoriste irrévérencieux n’apporte aucune critique, ne révèle aucune supercherie que le public ne porte déjà en lui. Oui : le con moyen pense déjà que Sarkozy est petit, con et bling-bling. Il aime simplement entendre une sommité médiatique penser comme lui.

Ce n’est pas nouveau : l’admiration que l’on porte à quelqu’un contient toujours un ressort narcissique. Longtemps, j’ai aimé lire de la philosophie en pensant que ce qui m’attirait était la remise en cause, la curiosité, l’exploration de nouvelles façons de voir… Mais je dois me rendre à l’évidence : les philosophes que j’ai chéris le plus ne sont pas ceux qui m’ont fait voir différemment. Ce sont ceux qui ont « pensé comme moi » mieux que moi, qui ont conforté des vues naissantes ou inconscientes. A l’opposé, j’ai naturellement laissé sur l’étagère ceux qui ne parlaient pas mon langage, qui ont paru trop indigestes, et en fin de compte inassimilables, à ma pensée.

Voici pour la prétendue nocivité de l’humoriste. C’est de façon tout à fait illégitime qu’il tient ce prestige de donneur à réfléchir, de miroir des travers de notre temps, de metteur en décalage, de grand démasqueur de comédies humaines… Il ne fait rien de tout cela en vérité. Y compris le plus irrévérencieux. Il n’apporte rien qui ne soit déjà largement partagé. C’est la raison de son succès : donner un exutoire aux convictions établies. Prononcer ce que le large public croit tout bas.

Disposition au spectacle

Les disposés au spectacle, ce sont ces gens qui accueillent tout ce qui veut bien les distraire avec une bienveillance égale. Ils ont un a priori positif sur tout ce qui se présente de culturel, fictionnel ou distrayant. Ils ouvrent grand la bouche à tout ce qu’on veut bien mettre à leur portée.

Les disposés au spectacle sont « clients », comme on dit. « Preneurs ». Oui, ce sont typiquement des gens preneurs. Mais ne vous y trompez pas : ils ont leur capacité de jugement. Le goût et l’éducation nécessaires. Le sens critique et le discernement qu’il faut. Ils sont tout à fait aptes à choisir. Et pour faire le choix le plus fin, ils disposent de toutes les ressources :

  • leur carte UGC pour voir tout, tout le temps,
  • leur magazine culturel pour se forger un avis sur tout,
  • l’équipement hi-fi de pointe pour voir, écouter, jouer, télé-chaîne-DVD-console-projecteur, tout cela relié entre eux,
  • la crème de l’art et de la littérature dans leurs étagères, les musts du cinéma, du jazz, du classique, du rock…

Les disposés au spectacle sont aptes à choisir, mais après coup. Avant d’avaler ou de recracher ce qu’on leur a mis dans la bouche, il leur importe de goûter.

Ils goûtent et apprécient tout, ce sont d’incorrigibles curieux. Tout est digne d’intérêt pour peu qu’on se donne la peine. Il faut laisser la chance aux choses, leur offrir sa curiosité. Ce sont des goûte-à-tout. Ils vont voir cette exposition de cubes en plastique parce que « ça peut être rigolo ». Leur collection « Claude Sautet » côtoie la comédie musicale Grease. Le Stendhal en Pléiade fait face au dernier Samuel Benchetrit. Sur une île déserte, ils emporteraient un disque de Led Zep ou La princesse Mononoké… Ils dissertent avec le même sérieux de la Recherche du Temps Perdu et du dernier Spiderman. Car les disposés au spectacle sont allés voir Spiderman et en ont pensé quelque chose. Ils ont jugé de sa teneur philosophique et psychologique.

Les disposés au spectacle goûtent au meilleur comme au pire et savent même mêler les plaisirs en se concoctant des cocktails inédits, comme :

  • goûter le meilleur dans le pire : regarder un grand film, mais en streaming dégueu, sur un écran réduit, dans un compartiment de TER,
  • goûter le pire dans le meilleur : écouter la lie de la variété musicale, mais dans un casque de haute qualité, qui restitue les conditions audio optimales. Ecouter le tout bon et écouter aussi la merde, parmi les heures de musique téléchargée sur son lecteur mp3.

Boulimie culturelle. Boulimie fictionnelle. Regardez-vous, regardez autour. Faites le compte du temps passé dans la réalité et du temps passé devant une fiction. Passez-vous la majeure partie de votre temps libre dans un rêve ?

Regardez un peu en arrière : pensez-vous que votre grand-père, arrivé à 35 ans, s’achetait des bandes dessinées ? Partageait sa passion pour une série télé ? Attendait en trépignant le dernier volet d’une trilogie fantastique ? Non. Quand il allait au cinéma, votre grand-père n’allait pas voir un film, il allait au cinéma, comme on irait au théâtre de marionnettes. Se délasser. Quand il allait au musée, ce n’était pas pour se confronter au mystère hermétique d’une œuvre farfelue, mais pour suspendre un instant le quotidien et profiter du beau. La culture, le loisir : une courte parenthèse qu’il s’accordait avant de repartir du bon pied. Le temps d’une fiction, se distraire. Se soustraire.

Et vous, pour qui le loisir et la culture sont devenus affaire de sérieux ? Vous pour qui ils sont devenus la vie elle-même tandis que la réalité est devenue l’intermède, le moyen en vue du but : se payer une tranche de fiction… de quoi cherchez-vous à vous distraire ? De quoi cherchez-vous à vous soustraire ?

***

 Nous qui n’aimons pas nous en faire conter, nous sommes mal disposés vis-à-vis du spectacle. Nous adoptons une méfiance a priori envers tout ce qui se présente comme artistique ou fictionnel. Nous regardons tout ce qui a été concocté pour nous avec la plus grande circonspection.

Toute nouvelle production est accueillie comme fâcheuse, suspecte, nous la recevons comme le garagiste ou le serrurier venu nous détrousser. « Que nous veut-il ? », voilà la question que nous nous posons systématiquement devant le dernier film ou le dernier roman. « Quelle nécessité y avait-il à faire ça ? ». Car il faut bien qu’il y ait eu nécessité : il n’est absolument pas naturel de vouloir berner les autres, de vouloir leur conter une histoire fictive. Il n’est absolument pas naturel de vouloir se faire berner : de jouer le jeu du spectateur et de se faire abuser de gré par une fiction. Nous sommes entre adultes. Il n’est pas naturel de vouloir jouer la comédie. Le métier d’acteur, pour nous qui sommes mal disposés au spectacle, n’est pas le plus beau métier du monde mais quelque chose de profondément suspicieux. Une velléité que nous appréhendons comme grotesque et puérile a priori. D’emblée, l’acteur nous paraît ridicule, parce qu’il est ridicule de vouloir jouer la comédie devant le monde entier, de faire semblant devant un public qui sait qu’on fait semblant.

Maintenant qu’il s’est mis à jouer, il va devoir nous montrer la nécessité qu’il y avait à le faire. Nous montrer qu’il a eu raison de ne pas s’abstenir, que cette histoire revêt un caractère essentiel en liaison directe avec la réalité de nos vies. Car oui, c’est toujours ainsi : malgré nous, que nous tombons dans le piège d’un livre, d’un film, d’une musique… C’est toujours à revers que nous nous laissons prendre et que celui-ci fonctionne. Parce que l’œuvre sur laquelle se portait notre suspicion s’avère indispensable et nécessaire, parce qu’elle est neuve et apporte véritablement quelque chose.

« Fournir toutes sortes de distractions imaginables »

Georges Orwell dans 1984 :

« Le Commissariat aux Archives était une branche du Ministère de la Vérité dont l’activité essentielle était de fournir aux citoyens des journaux, des films, des manuels, des programmes, des pièces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d’informations, d’instructions et de distractions imaginables (…). Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s’occupaient (…) de littérature, de musique, de théâtre et de délassement en général.

Là on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque exclusivement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales composées par des moyens entièrement mécaniques (…). Il y avait même une sous-section entière, appelée Pornosex, occupée à produire le genre le plus bas de pornographie. »