Empreinte esthétique

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La notion d’empreinte environnementale est désormais familière pour tous, et chacun module quand il le peut son comportement pour infliger le moins de désagréments possible à la couche d’ozone.

A présent, c’est le principe d’empreinte esthétique qui devrait être popularisé. Il s’agirait de faire prendre conscience aux citoyens de la trace qu’ils impriment sur l’environnement par le simple spectacle qu’ils donnent à voir (un accoutrement, un comportement…). Il s’agirait d’acter que, si certaines choses n’émettent aucune particule chimiquement nocive dans l’atmosphère, elles peuvent tout de même la dégrader en rendant le monde plus laid.

Le ski est un bon exemple. Voici une activité qui, en soi, est évidemment plaisante, grisante, et ne fait de tort à personne. Ce qui fait du tort en revanche, c’est le ski fait par 30 000 gugusses à la fois, dans des tenues criardes et grotesques. Les équipements, les constructions, les ronds-points, les gens eux-mêmes, leurs cris, leurs grosses godasses, leurs lèvres grasses de dermophil, leur situation objective de touriste qu’il faut distraire… Tout cela fait d’un environnement initialement noble et grandiose une aberration. Mon point est le suivant : pourquoi ne pas responsabiliser chaque skieur et le sensibiliser à son empreinte esthétique, afin qu’il réalise de lui-même le grotesque de la situation et la laideur qu’il inflige au monde ? Il renoncerait à skier en station et la nature reprendrait ses droits.

Ma foi, le ski est le ski, il est à présent installé, les infrastructures sont là et il est sans doute trop tard. Il serait encore temps en revanche d’endiguer d’autres activités à empreinte esthétique négative plus nouvelles. Il y a quelques années, j’aimais lire sur internet un inconnu qui entre autres passions, menait des expéditions photographiques dans des bâtiments ou usines laissés à l’abandon – ancien hôpital, maison abandonnée, étages d’immeubles subitement délaissés… Mais dix ans après, je découvre que cela est devenu une discipline et qu’elle s’est dotée d’un nom : l’Urbex. On trouve ainsi des comptes Instagram, des sites internet qui répertorient « les lieux Urbex en France »… Ce qui était l’occupation poétique de quelques-uns devient une activité, sans doute homologuée par une Fédération Française d’Urbex.

Urbex, et tout de suite on visualise les praticiens, on les imagine se donner rendez-vous dans ces lieux déserts qui automatiquement ne le sont plus, déambuler avec leur équipement, leur k-way fluo, leur lampe frontale, smartphone en main pour se mettre en scène sur les réseaux sociaux… Ce sont ces mêmes personnes qui font des « treks au Népal » en bandes d’amis, déboulant au pas de course en combinaison goretex avec podomètre Décathlon et gourdes moulées autour des miches, la raie en transpiration, dans des paysages qui exigeraient au contraire la lenteur, le silence, le respect…

J’ai bien conscience qu’en un temps comme le nôtre où la religion de l’activité physique ne connaît aucune limitation, mon projet d’empreinte esthétique a peu de chances de faire des émules. Les grandes villes misent au contraire fortement sur l’attraction de ce type d’énergumènes pour leur développement. C’est sans aucune réflexion ni l’ombre d’un doute qu’elles abattent leurs paysages pour construire les infrastructures adaptées à l’usage des toxicos du sport et soi-disant de la nature. Si l’on parle d’une jolie berge de bord de lac abritée de roseaux, constituant un havre de paix, il coule de source qu’il faille la réserver aux joggeurs à joues roses et l’aménager d’un large ponton à la seule fin de leur faire faire de la course, du vélo, de la rando… Les lecteurs, les flâneurs, les poètes, feront quant à eux comme ils ont toujours fait : ils iront se faire foutre.

Extrême limite


« Ça y est, c’est fini l’île de Ré. Y’a des skis, c’est niqué ! »

Nombreux sont les gens qui ne semblent plus concevoir de vacances sans activités à sensations fortes – jet ski, karting, plongée, kite surf, sports de glisse… Ces activités fun et ébouriffantes sont un moyen de laisser libre cours à sa crétinerie frénétique en la dissimulant sous couvert de sport et de vitalité. Voire même de spiritualité si l’on se rappelle le personnage du film Point Break et sa philosophie du risque, de l’existence sur le fil du rasoir…

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Outre le fait qu’elles emmerdent le monde, ces activités à sensations fortes – activités à moteur, activités à casque, tout ce qui cherche à augmenter et à accélérer… – m’ont toujours paru relever d’une logique de junkie, de pré-dépressif cherchant à fuir un craquage imminent, plutôt que d’une saine vitalité. Celui qui recherche des sensations fortes n’est pas une personne qui aime plus la vie que les autres, mais plutôt qui en manque d’une certaine manière. A qui il en faut plus. Pourquoi rechercherait-on des « sensations fortes » sinon que les siennes sont corrompues, et ses sens naturels émoussés ?

Une réflexion trouvée dans une lettre appuyait cette opinion de façon intéressante. Elle rappelait que, actuelle ou plus ancienne (les romantiques comme Théophile Gautier), la sensation pour la sensation conduisait toujours à un abîme, une impasse, un épuisement. Il ne s’agissait pas de condamner la sensation en soi, mais le fait de chercher à se la procurer, à en « produire » plus que celle que la vie nous offre au fil de notre activité.

La béatitude de courir

Je m’avoue complètement désemparé face à l’épidémie qui touche de plus en plus de contemporains : le « running ».

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Les gens courent (ce n’est pas nouveau) mais surtout les gens disent qu’ils courent, racontent qu’ils courent, se regardent courir, et instituent le fait de courir ou d’avoir couru comme un sujet possible de discussion. Et face à eux, ceux qui ne courent pas les écoutent, ravis, ou au moins les laissent parler, demandent des précisions, relancent par leurs questions, le visage épanoui et sincèrement heureux en apprenant les mille et un détails du déroulé de ces courses à pied.

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La dernière mode, c’est de courir sous différentes conditions, d’organiser des courses urbaines, champêtres, montagnardes, des courses avec des habits lumineux, des courses à travers des parcours festifs, des courses alternées avec de la natation ou du vélo… Il y a également toutes ces petites applications mobile qui mesurent la course, envoient les performances aux amis du coureur, ou permettent de « trouver quelqu’un avec qui courir »…

Au milieu de tout ça, il y a moi, qui ne comprends absolument pas ce que cela a d’intéressant, et moins encore ce que cela a de réjouissant de courir, de raconter que l’on a couru, ou d’écouter quelqu’un vous raconter comment il a couru… En temps normal j’en ferais une analyse, je chercherais à interpréter, à comprendre ce que cela veut dire, ce que cela cache, ce que cela révèle… Mais cette fois-ci je sèche, je coince, je suis tétanisé, simplement égaré au milieu d’une contamination générale. Je regarde les gens autour tomber fous un à un, mordus ; je cherche à me raccrocher aux personnes sensées, mais chaque jour je dois découvrir que l’un de ceux que je pensais épargné a été retourné pendant la nuit, a rallié les camp des schtroumpfs noirs : je le trouve à la machine à café, à écouter avec gourmandise quelqu’un lui raconter qu’il a couru 30 km ce week-end, ou admirer la vidéo d’une coureuse qui court jusqu’à l’effondrement…

Heureusement, cette fièvre aussi subite qu’incompréhensible a peut-être déjà atteint son point culminant : déjà, commencent à poindre sur le web des articles qui découvrent que « trop courir pourrait être mauvais pour la santé ». Cela peut paraître une sotte évidence, comme de découvrir que manger 4 kg de yaourt allégé en une fois ne serait pas si diététique qu’on croit… Une évidence rapidement balayée par un nouveau décret qui établirait que, tout compte fait, il s’agit de courir responsable : ni trop, ni pas assez… Vu de mon bunker en tout cas, c’est une avancée énorme, copernicienne : voilà le caractère sacré du jogging bafoué, et l’humanité touche du doigt l’idée que oui, peut-être, il serait ontologiquement possible de « trop courir »…

Bègue de quelque chose

Il y a ces petites choses, qui ne sont tout de même pas compliquées mais qui nous laissent dans une incapacité totale. Face à elles, se produit comme un blocage pour certains. C’est pas sorcier, ok, mais on n’y arrive pas, ok ? Ce n’est pas de la mauvaise volonté, rien ne nous en empêche, ce n’est pas une question de ne pas oser, mais ce n’est pas notre truc, pas notre tasse de thé.

Vis-à-vis de ces choses, nous sommes des sortes de « bègues ». Et lorsqu’on est contraint de s’y frotter, nous devons certainement être aux yeux des autres comme cette fille au collège, la nulle en sport, que toute la classe regardait vainement tenter d’enjamber une haie de 50 cm sans la renverser… Au bout d’un moment ce n’est même plus drôle et tout le monde finit par se dire dans sa tête « c’est pas possible, elle fait exprès ! ».

Il y a les bègues du sport, les bègues du rythme – incapables de saisir la cadence si vous leur demandez de danser, chanter ou jouer d’un instrument… Il y a les bègues de la logique et ceux de l’humour… Moi je suis bègue du bricolage, par exemple. Une panne et je suis désemparé. Mon cerveau se paralyse, incapable d’envisager le moindre début de résolution pour comprendre ce qui cloche. Je suis typiquement de ceux qui s’en remettent à un spécialiste, qui viendra parfois « réparer » un appareil qui n’était simplement pas branché…

Ou encore, je suis bègue de la conversation. Non pas pour discuter au quotidien, mais s’il s’agit de meubler, de faire la conversation, a fortiori avec un inconnu. Dans ce domaine, la facilité du tchatcheur de boîte de nuit m’a toujours épaté : le type qui avance au milieu de la piste, fait semblant de danser à côté de la fille, lance un regard ou un mot, et – ça y est ! – se met à déblatérer à son oreille sans plus s’arrêter… Je n’ai strictement aucune idée de ce qu’il peut lui dire. J’imagine que ça ne vole pas forcément haut mais à moi, même les plus sombres âneries ne viennent pas à l’esprit. A mon esprit vient seulement le néant. Je suis bègue de la conversation.

Ces blocages sont de purs handicaps, des handicaps neuronaux. Ce n’est pas une question de capacité, car le soi-disant don pour le bricolage, par exemple, ne requiert en réalité aucune connaissance, aucune aptitude sinon la présence d’esprit de penser à (vérifier, faire, dévisser, redresser…). Ce n’est pas non plus une question d’expérience, car bien que le bon sens et la simplicité du bricolage nous saute aux yeux tandis que nous regardons le bricoleur à l’œuvre, nous n’apprenons pas pour autant : la fois suivante, tout sera oublié, nous nous sentirons toujours aussi dépourvu et le spécialiste apparaîtra de nouveau comme un recours indispensable…

Dénigrer la compétition

Nous ne goûtons guère les rengaines philosophiques à la Albert Jacquard, qui imputent la misère du monde à l’esprit de compétition entre les hommes. Mais tenons-nous en aux faits : la compétition nous a toujours fait fuir, nous avons délaissé toute activité dans laquelle elle a voulu fourrer son nez.

Les sports que nos parents nous ont poussés à pratiquer sont devenus définitivement intolérables le jour où il a fallu participer à des compétitions. Nous étions disposés à maîtriser un art, une technique, mais pas à prendre le car avec des crétins jusqu’au patelin alentour. Pas à passer le dimanche dans un gymnase sentant la sueur séchée. Pas à pointer sur des listes, à s’inscrire dans des « poules », à entendre appeler son nom dans un haut-parleur… Et ramener une grosse médaille nous est indifférent. Sentir le contact glacé du fer jauni sur la poitrine ne nous est d’aucun confort, bien au contraire.

Sur l’autoroute et au travail, nous laissons également le champ libre à l’abruti klaxonneur ou à l’excité aux dents longues. Nous préférons mille fois qu’il nous passe devant et qu’il s’éloigne plutôt que de ferrailler ou composer avec lui. Et ceux qui nous l’ont mis dans les pattes croyant nous faire aller de l’avant – croyant créer l’émulation – n’ont pas été déçus : devant le compétiteur excité, nous nous sommes figés comme avec la guêpe qui tourne autour de notre assiette. Nous avons attendu qu’il passe son chemin. Tous les champs de bataille où il s’est présenté, nous les avons déserté pour nous redéployer ailleurs, là où il n’est pas. Une sorte de politique de la terre brûlée. Tout pour ne jamais avoir à faire avec lui. Et voilà l’émulation.

Et même quand la compétition n’est pas organisée, institutionnelle, professionnelle, même quand elle est sympathique et spontanée, nous ne nous prenons pas au jeu. Aux jeux vidéos entre amis par exemple, nous ne sommes pas de ceux qui bidouillent les paramètres pour grappiller des centièmes, qui apprennent les subtilités des combinaisons ou qui finissent le championnat en une après-midi. Nous nous lassons plutôt au bout d’un ou deux tours. Nous rendons les manettes dès que le jeu devient trop sérieux. Ou bien nous le détournons : faire la course en sens inverse, découvrir le décor ou créer de beaux carambolages… Trouver un autre jeu dans le jeu. C’est ainsi : la compétition ne nous intéresse pas.

On peut comprendre cette attitude comme :

  • une histoire de perception : en toute vraisemblance, nous ne voyons pas la compétition du même œil que le compétiteur, nous ne mettons pas la même chose derrière la « perte » ou le « gain ». Perdre un match, se faire doubler au feu rouge, être au dessus ou en dessous d’un collègue… Nous ne voyons là qu’un jeu social qui n’engage aucunement notre valeur réelle, tandis que le compétiteur lui, croit réellement au jeu. Il nous perçoit comme une menace sur son chemin et pense véritablement qu’il doit nous battre. Nous, dans toutes ces situations, nous ne nous sentons pas véritablement en danger, nous ne prenons pas l’enjeu au sérieux. Nous ne croyons pas que nous allons vraiment perdre ou gagner quelque chose. Ma foi, nous sommes assez confiants en nous, nous ne nous sentons rien à prouver. Ce qui nous intéresse, c’est de faire notre « truc » et de le faire bien, sans se soucier de ce qui se passe autour,
  • une question de frilosité. Ne nous le cachons pas : refuser de jouer le jeu de la compétition est une stratégie d’animal faible, de lézard à collerette. Il s’agit de se protéger. Ne pas s’impliquer, se disqualifier d’office pour amortir l’effet du revers. Mettre en question le bien-fondé de la compétition, rabaisser le prestige du vainqueur pour éviter de faire le saut, de se mettre à l’épreuve. Parce que l’on croit savoir d’avance que l’on serait perdant.

Gonflette intellectuelle

cervelle

La musculation est une activité ridicule comme chacun sait. Non que son principe soit plus idiot que n’importe quel sport, mais parce qu’elle consiste à acquérir – à imposer – quelque chose dont le corps n’a pas besoin. En temps normal, chacun est musclé à l’exacte mesure de ce que son corps et son activité quotidienne requiert. Le déménageur a de gros bras pour et parce qu’il porte des cartons toute la journée, le tennisman a un avant-bras particulièrement musclé pour et parce qu’il frappe dans la balle, et le glandeur a exactement autant de muscles qu’il faut pour appuyer sur une manette de jeux vidéo.

Considérons maintenant la gonflette de l’esprit. Tous ces littéreux qui ont toujours une critique avisée et bien sentie du dernier film sorti au cinéma, parlent avec le plus grand sérieux d’une BD manga qui est un chef-d’oeuvre, font des classements des groupes musicaux majeurs, se demandent si ce livre ne serait pas un roman cubiste… Il y a là une manie risible de nourrir son esprit au-delà de ses moyens, au-delà de ce que son quotidien nécessite. Moyennant quoi une effroyable quantité de biens et services culturels est consommée par la plupart d’entre nous absolument en vain.

On pourrait considérer ces littéreux avec le même mépris qu’on regarde Jean-Marc aller à la salle de muscu. Il se pourrait que ce qui est sain, c’est de garder l’usage de la culture pour les grands jours, comme un bon Champagne. Schopenhauer va même jusqu’à dire que c’est une condition du bonheur de ne pas philosopher trop haut ; ne pas développer son intellect au-delà du pur service de son intérêt individuel.