Arrêtons de croire qu’il y aurait d’un côté, un parterre de gens que la politique berne ou mystifie, et de l’autre des humoristes « irrévérencieux » pour leur ouvrir les yeux. En vérité, l’humoriste irrévérencieux n’apporte aucune critique, ne révèle aucune supercherie que le public ne porte déjà en lui. Oui : le con moyen pense déjà que Sarkozy est petit, con et bling-bling. Il aime simplement entendre une sommité médiatique penser comme lui.
Ce n’est pas nouveau : l’admiration que l’on porte à quelqu’un contient toujours un ressort narcissique. Longtemps, j’ai aimé lire de la philosophie en pensant que ce qui m’attirait était la remise en cause, la curiosité, l’exploration de nouvelles façons de voir… Mais je dois me rendre à l’évidence : les philosophes que j’ai chéris le plus ne sont pas ceux qui m’ont fait voir différemment. Ce sont ceux qui ont « pensé comme moi » mieux que moi, qui ont conforté des vues naissantes ou inconscientes. A l’opposé, j’ai naturellement laissé sur l’étagère ceux qui ne parlaient pas mon langage, qui ont paru trop indigestes, et en fin de compte inassimilables, à ma pensée.
Voici pour la prétendue nocivité de l’humoriste. C’est de façon tout à fait illégitime qu’il tient ce prestige de donneur à réfléchir, de miroir des travers de notre temps, de metteur en décalage, de grand démasqueur de comédies humaines… Il ne fait rien de tout cela en vérité. Y compris le plus irrévérencieux. Il n’apporte rien qui ne soit déjà largement partagé. C’est la raison de son succès : donner un exutoire aux convictions établies. Prononcer ce que le large public croit tout bas.
Trouvé dans un vieux tiroir, un bulletin parisien de 1942 s’adressant aux Français occupés. On y développe une position intéressante, à la fois réaliste et mesurée. Sans appeler à la résistance, on demande un minimum de dignité face à l’occupant : trouver une voie entre maquis et insouciance, « vivre avec » tout en restant dans l’espérance de la Libération. Position intéressante, dans une période qui pose inévitablement la question : « et moi, qu’aurais-je fait ? ».
La plupart des gens s’imaginent bien entendu qu’ils auraient fait sauter des trains, ou craché à la face de l’Allemand sans-gêne et grossier. Le bulletin semble pourtant témoigner qu’en réalité, l’occupant put s’indigner de la facilité avec laquelle certains Français se remettaient de leur tragédie nationale. Entre autres illustrations, il pointe l’indécence de personnalités comme Céline, qui n’ont pas attendu d’avoir beaucoup de recul pour ricaner de la débâcle de l’armée française en 1940. L’attitude de Céline pendant la guerre n’est pas une découverte, mais sa promptitude à faire du spectacle avec des événements tragiques ne finit pas d’étonner. Céline a non seulement tiré des articles moqueurs de la débâcle française, mais il a aussi mis en scène sa fuite navrante en 1944-1945 – cloîtré en Allemagne avec les vichystes les plus renommés – dans un roman truculent comme il sait les faire. A aucun moment il n’a eu le sentiment que peut-être il était bon de se taire. Que peut-être il y avait un mur contre lequel son groin pouvait s’écraser…
Le bulletin de 1942 montre ainsi cet artiste, aujourd’hui jugé audacieux et novateur, sous le jour d’un merdeux petit cynique qui ne faisait que se rendre intéressant par tous les moyens. Et ne nous illusionnons pas, rien ne serait très différent aujourd’hui. On imagine aisément nos trublions contemporains dans le même rôle : au lendemain d’une défaite nationale, un Stéphane Guillon ou n’importe quel humoriste irrévérencieux y aller de sa petite chronique mordante, de son billet acerbe sur cette France de losers, sur notre belle armée, sur nos gouvernants, ces gogos, qui n’ont rien vu venir ! Il serait plus probable de les voir tomber dans ce travers que d’abandonner le micro, rejoindre les Glières et vivre en clandestin.
Et je ne leur en veux pas du tout ! J’aurais beau jeu de les juger, moi qui suis un réservé, un mitigé, un distant, un sang-froid, moi qui en toute vraisemblance aurais continué à aller bosser tous les jours en évitant de poser trop de questions… Nous avons tous beau jeu de juger car personne ne peut savoir ce qu’il aurait fait. Ceux qui disent le contraire ne sont pas honnêtes envers eux-mêmes ou manquent d’humilité. Et j’ai suffisamment constaté que les rebelles les plus visibles et les plus déclarés sont les premiers à se débiner le moment venu.
Car « perdre la guerre », ce n’était pas qu’un mot, c’était une réalité : vous avez perdu et le vainqueur vous envahit, vous n’avez plus les moyens de lui résister. « Vivre sous l’Occupation » n’était pas non plus qu’un mot. Cela veut dire que les nazis sont là mais que votre famille aussi : il vous faut la nourrir ou tout simplement la garder. Aussi triste que ce soit, le plus naturel était de collaborer, passivement s’entend, c’est-à-dire de poursuivre sa vie. Résister était l’option du fou et du héros. Des gens « normaux », il ne fallait guère exiger plus que de la tenue : « vivre avec » sans cesser d’espérer la Libération. Vivre, entre maquis et insouciance.