Vouloir sans vouloir

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Si la pensée qui vous vient à l’esprit n’est qu’une médiocre considération relevant de la psychologie de comptoir, vous pouvez toujours l’utiliser dans le débat et vous en tirer honorablement. Il suffit pour cela de faire précéder votre observation par le préambule « Sans vouloir faire de la psychologie de comptoir…”  

La locution « sans vouloir » marche en d’autres situations : « Sans vouloir te commander… », « Sans vouloir être désobligeant… », « Sans vouloir faire de raccourci… » etc. Elle permet de faire impunément ce qu’on dit ne pas vouloir faire. La locution désamorce la faiblesse de son raisonnement ou l’inadéquation de son propos, par cette mécanique tout de même assez curieuse : « puisque je pointe moi-même mon défaut, mon adversaire ne pourra plus me le reprocher, et je peux ainsi être désobligeant ou con en toute conscience ».

C’est un peu du même ordre que lorsque vos voisins du dessus affichent un mot dans l’ascenseur pour prévenir qu’ils vont faire une fête et un bruit de tous les diables qui vous feront certainement passer une très mauvaise nuit, et ils en sont désolés : « Sans vouloir vous empêcher de dormir, nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour vous empêcher de dormir« . Puisqu’on dit qu’on vous emmerde, on peut le faire allègrement et sans plus de scrupule. Vous n’avez rien à y redire, puisque c’était écrit d’avance !

« Le sens des choses-en-train-de-finir »

Le sens des « choses-en-train-de-finir » s’est maintenant largement répandu à l’imagination populaire. (…) La question de savoir si le monde finira dans les flammes ou dans la glace, dans une explosion ou un gémissement, n’intéresse plus seulement les artistes. Le désastre qui menace, devenu une préoccupation quotidienne, est devenu si banal et familier que plus personne ne prête guère attention aux moyens de l’éviter. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence, ou à des programmes qui garantissent bonne santé et paix de l’esprit. Ceux qui creusent des abris espèrent survivre en s’entourant des derniers produits de la technologie moderne. C’est l’idée opposée qui anime les communautés établies à la campagne : se libérer d’une dépendance à l’égard de la technologie, et ainsi survivre à sa destruction ou à son effondrement. (…) Ces deux stratégies reflètent la perte de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ; et c’est ce qui sous-tend les cultes de l’expansion de la conscience, de la santé ou du « développement personnel », si répandus aujourd’hui.

Christopher Lasch dans La culture du narcissisme.

Le prestige du malheur

« La distinction qui s’attache au malheur est si grande », dit Nietzsche, « que si l’on vient vous dire « Mais que vous êtes heureux ! », vous ne manquerez guère de protester ».

A certaines personnes, il ne faut en effet jamais dire qu’elles sont heureuses ou qu’elles vont bien : elles vous contrent immédiatement et s’empressent de justifier le contraire. C’est qu’en les prenant en flagrant délit de contentement, en les suspectant de bien-être, vous contrevenez à une image qu’elles entretiennent en elles : que la vie est difficile ; qu’elle est difficile pour eux. Avec eux. Qu’elle ne leur fait pas de cadeau. Qu’ils sont à plaindre.

Ces gens tiennent au prestige du malheur comme si faire savoir qu’ils sont heureux pouvait attirer sur eux le mauvais sort. Et ils craignent leur bonheur comme si l’on allait leur en demander compte. Ils font, avec la personne qui leur affirme qu’ils ont bonne mine, comme avec l’huissier ou l’inspecteur fiscal à qui l’on doit absolument jouer la détresse et dissimuler son patrimoine.

Mais ce prestige a un prix. A minimiser ses joies pour réduire ses peines, on assure le rétrécissement de ses perspectives, de ses émotions, et finalement de son vécu. Cet état d’esprit finit par induire une vie où rien ne risque d’arriver.