Le bateau

A force d’entendre, crise oblige, que « le monde s’écroule », que « la France coule », que nous sommes « à bord d’un navire sans capitaine », que « l’Europe se fissure »… on pourrait finir par se croire menacé d’une manière ou d’une autre, susceptible d’être emporté dans la noyade, anxieux que le ciel nous tombe sur la tête… Nous ne devons pourtant pas nous sentir concernés outre mesure.

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Ce qui peut s’écrouler, ce n’est jamais le monde ; c’est tout au plus son décor. Ce qui peut s’écrouler, c’est un système, c’est « la France », c’est « la République », c’est « l’Europe », c’est-à-dire des constructions mentales collectivement élaborées. Mais ce n’est pas le sol que nous avons sous les pieds.

Ces choses-là peuvent s’effondrer sans que cela nous soit fatal, car nous ne sommes pas ultimement un « citoyen », nous ne sommes pas ultimement un « Français » ; nous sommes simplement un homme ou une femme, localisé à un endroit de la Terre et pris dans la toile de ces contingences politiques ou sociales. Aussi omniprésentes soient elles, elles ont leur temps et leur espace, et ne constituent pas un mur porteur de la réalité. Tout comme un bout de papier ne vaut 100 € que tant que chacun veut bien le croire, notre valeur de « citoyen », de « Français », « d’employé », n’existe que dans la mesure du sérieux avec lequel on croit à la Nation, à la République, à l’Entreprise…

Ces gens qui vous annoncent le naufrage de telle ou telle institution comme s’il en allait de votre salut, il vous faut vous les représenter comme de drôles de fous qui, un jour, auraient construit une cabane autour de vous, décrétant que c’était un navire. Au beau milieu de la clairière, ils jouent dans leur cabane : « On dirait que ça serait un bateau et que tu ferais partie de l’équipage… ».

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Jusqu’à présent vous avez bien voulu jouer à leur jeu. Vous vous êtes assis dans la cabane en faisant semblant de ramer. Au fil des années, ils ont inventé un ensemble de règles et d’obligations pour la vie à bord. Quand vous mettez un pied en dehors, ils hurlent comme si vous alliez tomber à l’eau. Lorsque le vent se lève dans la forêt, ils disent que c’est une tempête ; ils jouent à hisser les voiles et se mettent en branle pour parer à la houle. Jusqu’à présent vous avez bien voulu jouer à leur jeu, vous avez souscrit à leurs appels lorsqu’il fallait réparer, financer, agrandir ou renforcer la cabane. Maintenant qu’il pleut et qu’il vente sérieusement, on vous dit que « le navire coule », qu’il vous faut redoubler d’efforts, qu’il est urgent de rafistoler le rafiot, que le capitaine est incapable et que l’on court à la catastrophe… Mais regardez vos pieds : vous êtes un homme ou une femme localisé à un endroit de la Terre. Il n’y a pas de bateau. Il n’y a pas de capitaine ni de matelots. Il y a simplement des gens autour qui jouent au bateau et à l’équipage.

Ce qui peut couler c’est essentiellement ce jeu de fous. Le jeu social, le jeu économique, le jeu politique. Ce qui peut couler ce sont les titres de capitaines et de seconds. Mais vous-mêmes, vous garderez les pieds secs. Vous ne risquez pas le naufrage, seulement l’orage de forêt. Vous risquez surtout les mouvements d’agitation de ceux qui croient couler. Ils paniqueront et pourront vous bousculer. Ils vous forceront à rester à bord, car ils sont persuadés qu’ils ont besoin de monde pour ramer ou écoper. Ils vous en voudront de vouloir quitter le jeu, et plus encore de leur révéler qu’il n’y a pas de bateau et qu’ils ne sont capitaines de rien. Vous risquez aussi, une fois la cabane par terre, de voir de nouveaux crétins inventer un nouveau jeu encore plus imbécile.

Il importe de ne pas vivre trop près des drôles de fous. Il importe de se faire une vie un peu à côté, et des moyens de subsistance qui ne dépendent pas entièrement de ce bateau et de ces fous.

« Le sens des choses-en-train-de-finir »

Le sens des « choses-en-train-de-finir » s’est maintenant largement répandu à l’imagination populaire. (…) La question de savoir si le monde finira dans les flammes ou dans la glace, dans une explosion ou un gémissement, n’intéresse plus seulement les artistes. Le désastre qui menace, devenu une préoccupation quotidienne, est devenu si banal et familier que plus personne ne prête guère attention aux moyens de l’éviter. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence, ou à des programmes qui garantissent bonne santé et paix de l’esprit. Ceux qui creusent des abris espèrent survivre en s’entourant des derniers produits de la technologie moderne. C’est l’idée opposée qui anime les communautés établies à la campagne : se libérer d’une dépendance à l’égard de la technologie, et ainsi survivre à sa destruction ou à son effondrement. (…) Ces deux stratégies reflètent la perte de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ; et c’est ce qui sous-tend les cultes de l’expansion de la conscience, de la santé ou du « développement personnel », si répandus aujourd’hui.

Christopher Lasch dans La culture du narcissisme.

L’utopie meurtrière

L’utopie meurtrière, c’est un livre : le récit de Pin Yathay, un ingénieur cambodgien qui a survécu pendant 2 ans aux camps khmers rouges.

Pour ceux qui ne connaissent pas : la révolution cambodgienne s’est déroulée de 1975 à 1979 et visait l’édification d’une société égalitaire qui passait notamment par une rééducation des populations urbaines (considérées comme gangrénées par l’impérialisme et les valeurs bourgeoises).

Concrètement, cela consistait à déporter ces millions de gens dans la jungle pour leur faire prendre part à des travaux agricoles planifiés en dépit du bon sens, en même temps qu’on leur assénait une éducation politique et mentale pour désapprendre leurs réflexes individualistes. Cela s’est traduit par 2 ou 3 millions de morts : de famine, d’épuisement, de maladie, d’exécutions sommaires… Et malgré tout – c’est le plus terrifiant – le programme d’épuration semblait mené pour le bien, dans l’objectif naïf et sincère que les bons éléments, après quelques années à ce régime, seraient purifiés de leurs mauvais penchants et prêts à vivre ensemble dans une société d’hommes nouveaux…

L’utopie meurtrière, ce sont donc deux années de survie dans des conditions plus que rudimentaires, où ceux qui tiennent la kalachnikov et qui sont chargés de votre parcours de réinitialisation ont parfois entre 14 et 16 ans, ou bien sont des paysans incultes très grossièrement formés au marxisme. Deux années où dans l’arbitraire le plus total, ces soldats vous exécutent ou vous gracient selon la faute qu’ils croient vous avoir vu commettre contre « la Révolution »… Deux années où malgré votre bonne volonté révolutionnaire, il suffit d’être pris en train de troquer un vêtement contre de la nourriture ou de tomber de fatigue en dehors des siestes autorisées pour insinuer que la Révolution ne pourvoit pas aux besoins de tous et être emmené dans la forêt (balle dans la tête). Deux années à composer avec un système absurde dans lequel la vie tient à un mot qu’on prononce ou à un silence qu’on garde…

« Je vais vous couper la tête. Alors, vous aussi vous connaitrez
la vérité !
 »

Pourquoi ce livre, lu il y a plus de 15 ans, m’a-t-il laissé un si fort souvenir ?

Il y a le frisson de se dire que tout cela s’est vraiment passé, sur Terre, en 1975 (hier). Il y a aussi ce totalitarisme fou, encore plus fou puisqu’il prétend s’exercer pour le bien de ceux qu’il extermine. Il y a enfin et surtout ce fascinant rétrécissement de la conscience humaine pour survivre : dans un environnement où règne l’absurde, où la mort tombe comme la pluie et où il faut passer entre les gouttes, la raison, la conscience, se mettent en veille et laissent une sorte d’instinct prendre le relais. Dès qu’il sent que ses forces peuvent l’abandonner et qu’il y a danger de mort, Pin Yathay se désintéresse naturellement des questions, du pourquoi, de la justice ou de l’injustice… Dans une sorte d’ébriété vigilante, sa conscience se rétrécit jusqu’à ne devenir qu’un point, focalisé sur la survie, le bout du tunnel : manger, se reposer, mentir, échapper au travail… Cela devient un jeu, un jeu où il faut être intelligent autant qu’idiot :

  • intelligent parce que seul le plus malin survit. Détourner les règles, voler, dissimuler, tricher, désobéir, sans quoi on meurt doucement mais sûrement. Comprendre la logique dans l’absurde, le jeu dans le jeu.
  • idiot parce qu’il faut également savoir être bête, ne pas chercher à comprendre, fermer les yeux, jouer l’imbécile. Celui qui réfléchit, qui cherche une justification, est sommairement éliminé. Comprendre qu’il n’y a rien à comprendre et l’accepter, aussi désespérant, bête ou terrifiant que ce puisse être.

Et c’est un peu cela la vie : il n’y a pas de bonne ou de mauvaise dotation, le monde n’est jamais donné entièrement au plus intelligent ou au plus bête. Traverser la vie demande autant d’intelligence que de bêtise, de clairevoyance que de cécité, de maîtrise que d’abandon… La vie est un jeu où il est crucial de savoir s’en remettre tantôt à la compréhension, tantôt à l’instinct le plus immédiat et le plus bête. Et l’art de vivre est cette virtuosité à mêler l’un et l’autre selon les situations…

Mais cela est un autre sujet, pour un autre billet !

« Homme perdu »

« Où suis-je ? Dans un canyon glacé situé près de la frontière, où à la lueur du feu l’herbe est toute marbrée de plaques de neige, la main posée contre les battements du cœur de Rose.

Je regarde les plus belles ombres que j’ai vues depuis des années papillonner avec la force des flammes qui montent du mesquite et du micocoulier. En haut du canyon, la lumière éclabousse les rochers comme du lait.

Je suis un homme perdu de soixante-quatre ans, recroquevillé sur le sol contre son chien et qui lève les yeux vers Orion dont les étoiles dans l’air limpide scintillent, vivaces et incompréhensibles. »

Jim Harrison dans En marge.