« Le week-end est un coup mortel »

Thomas Bernhard dans La cave :

« La plupart des hommes sont habitués à leur travail, à quelque occupation, quelque travail réguliers ; si ce travail s’arrête ils perdent instantanément leur contenu et ne sont plus autre chose qu’un état de désespoir morbide. (…) Ils pensent qu’ils se régénèrent mais en réalité c’est un vide dans lequel ils deviennent à moitié fous. Les samedis après-midi, tous en arrivent aux idées les plus folles (…). Ils commencent à déplacer les armoires et les commodes, les tables, les fauteuils et leurs propres lits, ils brossent leurs habits sur les balcons, ils cirent leurs chaussures comme s’ils étaient pris de démence. Les femmes montent sur les banquettes au-dessous des fenêtres, les hommes descendent à la cave et y soulèvent des tourbillons de poussière avec leurs balais de paille de riz, des familles entières croient être obligées de faire des rangements, se précipitent sur le contenu de leur habitation, le dérangent et au bout de cette occupation elles ont elles-mêmes l’esprit dérangé. Ou bien les gens se couchent et s’occupent de leurs infirmités, s’évadent dans leurs maladies qui sont des maladies permanentes qu’ils se rappellent les samedis après-midi, quand le travail a pris fin. (…) Quand le travail s’arrête, les maladies commencent, brusquement les douleurs sont là : le fameux mal de tête du samedi, les battements de cœur du samedi après-midi, les défaillances subites, les accès de fureur. Toute la semaine le travail ou même une simple occupation jugulent, apaisent les maladies, le samedi après-midi elles se font sentir et l’être humain perd aussitôt son équilibre. (…) Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement. (…) Le samedi, l’orage se prépare, le dimanche il éclate, le lundi, le calme est revenu. L’homme n’aime pas la liberté, tout le reste est mensonge. A peine est-il libre qu’il s’occupe à ouvrir les commodes pleines de vêtements et de linge, à ranger de vieux papiers, il cherche des photographies, des documents, des lettres, il va au jardin bêcher, court sans absolument aucune signification, peu importe le temps qu’il fait, et appelle cela une promenade. (…) Le week-end est un coup mortel asséné à tout individu. »

Considérations dilettantes sur la psychologie

Vis-à-vis de toute nouvelle personne rencontrée, nous faisons l’hypothèse a priori qu’elle fonctionne normalement, c’est-à-dire « comme nous ». C’est sur cette base que nous initions la relation. La fois où cette personne s’avère en réalité être un fou, c’est avec un temps de décalage que nous le réalisons. Souvent au prix d’un accroc avec l’énergumène, d’une entourloupe, d’une incompréhension ou d’une bonne grosse déception. Le fou joue avec un coup d’avance.

Quand un fou se déclare dans mon entourage, je suis du genre à vouloir saisir son fonctionnement interne. Seul dans mon coin, je tergiverse, je décortique… Parfois ça tourne à l’obsession : je mets bout à bout certaines scènes, certains mots, j’éclaire les faits anciens à la lumière de faits nouveaux, je mets les choses en relation… jusqu’à dégager une sorte de schéma primaire expliquant son comportement global. J’y reviens jusqu’à rendre sa folie cohérente et que j’aie l’impression d’avoir élucidé le mystère. Au final, je me retrouve avec, quelque part dans le cerveau, le dossier de la personne autopsiée (à y réfléchir, c’est à se demander si ce sont ces personnes qui sont des « cas » ou si ce n’est pas plutôt moi).

Ce qui est drôle, c’est que ce travail d’analyse, que je prenais pour une observation personnelle et méticuleuse, a été un jour réduit à néant par la lecture fortuite d’articles qui décrivaient trait pour trait mes « spécimens » ! Là où je pensais avoir mis en cohérence un cas individuel, je n’avais fait en réalité que réinventer l’eau chaude : mes interprétations sinueuses correspondaient à des cas cliniques tout à fait connus et répertoriés par la psychologie, et tenaient parfois en un mot. Sous cette lumière, mon ami tordu soi-disant difficile à saisir devenait un simple « pervers narcissique » ! Et telle collègue au comportement déstabilisant était en fait une bête et simple « personnalité histrionique » !

Fig. 12 : fil à couper le beurre

Soudain, l’insaisissabilité du fou disparaît sous l’étiquette qu’on peut lui apposer. Et justement – je le découvre au fil de ces lectures fortuites – c’est en fait un dilemme qui oppose deux approches en psychologie. Si je comprends bien :

  • il y a la psychanalyse, qui traite « au cas par cas ». Elle vise une compréhension globale, profonde et exhaustive de l’individu. Elle s’attèle à démêler l’expérience singulière du patient pour remonter au traumatisme perturbateur.
  • il y a le comportementalisme, à travers les thérapies cognitives et comportementales (TCC), qui « pose des étiquettes » sur les pathologies et les patients pour leur appliquer un traitement-type. Ici, plutôt que de chercher la « cause », quête jugée illusoire, on soigne les souffrances visibles qu’engendre la pathologie.

En somme, la psychanalyse fait dans le sur-mesure et le comportementalisme dans le prêt-à-porter ! Freud décortique le cas particulier du petit Hans à force de longues séances d’écoute, et le comportementaliste, lui, après un rapide examen, le rattache à une pathologie-type et cherche à comprendre non pas pourquoi il a peur des chevaux, mais comment il peut atténuer ses angoisses. Il lui donnera peut-être une petite pilule pour être plus relax, et hop !

Psychanalyse contre TCC

La première approche semble plus « humaine », plus soigneuse, en comparaison du comportementalisme qui semble borné, expéditif, agissant sur des symptômes sans chercher à comprendre le fond du mal-être… Pourtant, l’approche comportementaliste me semble éthiquement plus juste. Bien sûr, je vois bien le gâchis qu’il y aurait, au niveau personnel, à aborder les gens sous le seul angle des « étiquettes comportementales » ; on ne tirerait pas la même richesse de nos relations si l’on voyait d’emblée les gens comme « schizoïdes » ou « obsessionnels » sans les expérimenter plus avant. Mais d’un point de vue strictement médical, si la psychanalyse est plus soigneuse, le comportementalisme est plus soignant ! Il opte pour le pragmatisme et se fixe des objectifs concrets, là où la psychanalyse se hasarde dans une aventure plus intellectuelle que médicale. Aventure évidemment passionnante à étudier, mais dont le but premier n’est pas de guérir. A ce titre, elle parle avant tout à des gens qui aiment raisonner, conceptualiser, ou se mirer dans leur mal-être, plus qu’à ceux qui désirent aller mieux.

Une lectrice a un jour laissé dans les commentaires cette citation : « Les gens simples ne sont pas si simples qu’on croit. Mais les compliqués ne sont pas si compliqués non plus. »

C’est un peu comme si, vous êtes une voiture et vous perdez de l’huile, la psychanalyse se proposait de vous démonter pièce par pièce pour comprendre d’où vient la fuite et de vous faire comprendre pourquoi l’huile est importante pour le moteur. Le comportementaliste, lui, vous jugera sur pied, estimera que vous êtes un genre de Renault, et se référera au manuel du constructeur pour aller directement toucher au filtre à huile. Bien sûr, vous n’êtes pas vraiment une Renault Scénic, vous avez vos spécificités qui vous rendent à nul autre pareil, mais enfin, grosso modo vous êtes un genre de Renault. C’est comme si, votre femme vous a plaqué, le psychanalyste allait chercher à vous faire comprendre qui était Mireille, quelle était sa relation à vous, que recherchiez-vous en elle… Tandis que le comportementaliste, lui, estimera que – bien sûr Mireille est Mireille, m’enfin on sait tous ce que c’est que de se faire larguer, et il vous tiendra les paroles qu’un bon copain pourrait tenir en pareilles circonstances. Qu’est-ce qui « guérit » le mieux ?

Ce qui me plaît aussi, c’est l’implication philosophique du comportementalisme. Il y a une certaine forme de courage dans le renoncement. Accepter de se prendre pour un cas parmi d’autres, interprétable par les grilles standard de la psychopathologie du commun des mortels, alors qu’il est tellement plus plaisant de se voir comme un cas unique à l’intimité si complexe qu’elle nécessite d’être dépêtrée par un éminent analyste… Renoncer à comprendre la cause profonde de la souffrance de l’être, admettre qu’il n’y en ait peut-être pas une mais un ensemble de causes, trop broussailleux pour être démêlé. Pas de cause mais un lot personnel (le vécu, l’héritage génétique et que sais-je encore) sur lequel on ne peut agir parfois que marginalement, et qui rend chacun enclin à plus ou moins de nervosité, plus ou moins de rigidité, plus ou moins de dépression, plus ou moins de confiance en soi… Renoncer à courir après cette complexité inextricable, renoncer à comprendre trop finement ce qui nous est de toute façon inaccessible, et se fixer un but plus modeste mais aussi plus réaliste et plus essentiel.

C’est l’enseignement de cette vision des choses : qu’il n’y a pas de salut ou de miracle derrière la compréhension de soi, mais tout au plus une meilleure acceptation, et quelques leviers modestes et simples pour améliorer sa condition, à la marge.

« Plus rien à nous dire »

« Avec le Hansi, j’étais lié par une amitié intime. Il avait le même âge que moi, mon grand-père lui reconnaissait une intelligence supérieure et lui prophétisait une carrière intellectuelle.

Il s’est trompé. Hansi avait dû finalement reprendre la ferme et enterrer ses ambitions tournées vers l’esprit. Quand je lui rends visite aujourd’hui, nous nous serrons la main et n’avons rien à nous dire. »

Thomas Bernhard dans Un enfant.

« Je pense que je ne vais pas laisser entrer Moser… »

(un peu plus de grain à moudre tout de même pour finir le dimanche…)

Thomas Bernhard dans Perturbation :

« C’est bien le malheur des hommes, qu’ils se décident pour quelque chose qui en fin de compte est entièrement contre leur volonté, et à présent qu’assis dans leur fauteuil, ils l’examinent de plus près, leur détermination abrupte est soudain complètement dirigée contre eux, ils ne comprennent pas leur décision. »

« Je pense, tout en fermant la porte, que je ne vais pas laisser entrer Moser. Je ferme les rideaux, après tout je puis ne pas être là, je ferme effectivement les rideaux mais aussitôt je les rouvre parce qu’il me semble ridicule de les fermer à cause de Moser. Mais, ai-je pensé, Moser exerce-t-il donc déjà sur un Saurau un ascendant tel que je doive lui jouer une comédie ? Que je doive fermer les rideaux à son approche ? Fermer la porte à son approche ? Et j’écarte donc les rideaux aussi largement que possible, et je sors de l’antichambre, et j’ouvre grande la porte. »