Le train était l’un des rares lieux où l’on pouvait s’emmerder ensemble. Un lieu où l’on se savait enfermé pour quelques heures avec des inconnus, seulement reliés par la destination, gens avec qui on n’avait rien à faire qu’attendre d’être arrivés. Tout cela instillait une ambiance et un silence particuliers : on tuait le temps, on avançait son livre de quelques pages, suspendu tant au développement de ce mauvais polar qu’à la transformation du paysage derrière la vitre. On allait même jusqu’à nouer discussion, poussé dans ses retranchements… Tout un univers dont on pensait, par la grâce de l’inertie du service public, qu’il serait chose éternelle.
C’est pourtant bel et bien terminé. Le train, aujourd’hui, se veut bon élève de l’air du temps. Il se rue sur absolument toutes les bêtises que l’époque lui soumet. Des animations en gare aux systèmes d’enchères et de prix fluctuants des billets en ligne, des formules voyage à option IDZen, IDChic, IDZap alors qu’on demande simplement à effectuer un trajet sur un fauteuil à un prix juste et équitable, aux gares nouvelles qui ressemblent à s’y méprendre à d’infernales galeries commerciales : le train se conçoit aujourd’hui autour d’une « expérience passager enrichie », c’est-à-dire d’une saturation de sollicitations, intellectuelles, sensorielles, consommatrices. Il démultiplie les écrans, signalétiques, publicitaires, informatifs, tout en proposant en gare de pédaler pour recharger son portable, comprenez-vous : car le train veut à la fois brancher tout ce qu’il peut, et être un modèle de consommation d’énergie responsable. Plus connecté, plus lumineux, plus musical, avec beaucoup plus d’écrans à tripoter, le train de demain. Bientôt : des tables luminescentes et tactiles, des enceintes intégrées aux fauteuils, des fenêtres même, peut-être, qui sauront se rendre opaques et diffuser de chouettes fluctuations colorées pour cacher cette morne campagne… C’est ce que les gens demandent, non ? Eh bien tant pis, ils en auront quand même !
Pour le moment nous n’en sommes encore qu’à l’inflation des prises électriques et USB, au wifi à bord et à la 5G pour que sa connerie reste bien connectée d’un bout à l’autre du trajet. C’est important. On serait illégitime à se plaindre du dérangement produit par un abruti qui, juste à côté de soi, joue un DVD plein d’agitation visuelle sur un écran 22 pouces, protégé par son casque de la nuisance sonore qu’il émet. D’abord parce qu’il représente à ce jour 25 % des passagers de la rame. Ensuite parce qu’il est chez lui : les trains ne sont pas faits pour lire, ils sont faits pour ceux qui utilisent à pleine capacité les ressources dont on les a truffés. On a mené une politique d’investissement industriel toutes ces dernières années pour équiper ces emmerdeurs bousilleurs, et pour vous empêcher de lire, c’est tout de même malheureux que vous ne compreniez pas. Les instructions sont pourtant claires : lecteurs, flâneurs, doivent aller se faire foutre.