Le secret de la réussite

Idée de roman : le maire farfelu d’une petite commune balnéaire chamboule l’aménagement de sa ville en vue de remplacer la clientèle populaire qui s’y rend depuis toujours par un public urbain et cultivé, plus à son goût.

Bref. Ce qui me conviendrait, plutôt qu’écrire moi-même des romans, ce serait de mettre à flot des scripts de 4 ou 5 lignes comme celui-ci, sur lesquels plancheraient une poignée d’artisans talentueux. Un peu à la façon de ces maîtres de la Renaissance qui faisaient réaliser leur oeuvre par un atelier d’apprentis. Je lancerais l’écriture de plusieurs histoires en parallèle. Je m’entendrais sur le déroulé de l’action, le découpage des chapitres, la psychologie des personnages… Je passerais tous les matins vers 11 heures pour voir comment tout cela avance. Je circulerais, relirais les épreuves, passerais derrière les épaules pour commenter, retoucher et conseiller jusqu’à ce que le roman soit celui qui me convienne… Mais je m’aperçois que j’ai déjà évoqué ici cette idée des précipités d’écriture.

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Produire une oeuvre demande plus de pugnacité que de talent. On dit que la réussite tient à 10 % de talent et 90 % de travail, ce qui est vrai à condition de préciser que les 90 % sont moins une transpiration sur le fignolage ou le perfectionnement de l’oeuvre elle-même, que sur la promotion et l’implication pour que l’oeuvre existe. Si vous êtes peintre et que vous souhaitez un minimum de reconnaissance et de visibilité de votre oeuvre, il ne vous faut pas seulement peindre avec talent et entêtement, mais fréquenter les lieux qui peuvent vous exposer, les convaincre, fricoter avec le milieu… Et lorsque vous arrivez à obtenir quelque chose, il vous faut reprendre la route dès le lendemain, recommencer et fournir le même effort pour la même miette de résultat, et ainsi de suite.

Un ami a publié un livre sur l’histoire du hip-hop français. Pour ce faire, il a pris près de 3 ans pour rencontrer des personnalités du rap français des premières heures et recueillir leur témoignage – un milieu dans lequel il n’avait pas d’autres entrées que son amateurisme passionné ; il a ensuite évidemment eu à écrire le livre ; puis à chercher un éditeur. Et depuis que le livre est sorti, il prend à bras le corps sa distribution, arpentant les librairies, démarchant par téléphone les mairies pour obtenir une conférence dans une MJC ou une séance de dédicace où se pointent, j’imagine, un pelé et un tondu. Le succès qu’il obtient en retour est à la fois formidable, encourageant, et finalement dérisoire par rapport à l’effort fourni – effort qui me semble d’autant plus considérable que je serais bien incapable de faire ces choses-là.

Mais c’est ainsi : les œuvres qui se fraient un chemin jusqu’à nous ne sont pas nécessairement les plus brillantes, elles sont avant tout les plus coriaces, les plus entêtées. On ne réussit pas parce qu’on est artiste et inspiré, mais parce qu’on est faiseur et qu’on détient ces qualités qui relèvent plus de celles d’un entrepreneur ou d’un recouvreur de dettes !

« Le week-end est un coup mortel »

Thomas Bernhard dans La cave :

« La plupart des hommes sont habitués à leur travail, à quelque occupation, quelque travail réguliers ; si ce travail s’arrête ils perdent instantanément leur contenu et ne sont plus autre chose qu’un état de désespoir morbide. (…) Ils pensent qu’ils se régénèrent mais en réalité c’est un vide dans lequel ils deviennent à moitié fous. Les samedis après-midi, tous en arrivent aux idées les plus folles (…). Ils commencent à déplacer les armoires et les commodes, les tables, les fauteuils et leurs propres lits, ils brossent leurs habits sur les balcons, ils cirent leurs chaussures comme s’ils étaient pris de démence. Les femmes montent sur les banquettes au-dessous des fenêtres, les hommes descendent à la cave et y soulèvent des tourbillons de poussière avec leurs balais de paille de riz, des familles entières croient être obligées de faire des rangements, se précipitent sur le contenu de leur habitation, le dérangent et au bout de cette occupation elles ont elles-mêmes l’esprit dérangé. Ou bien les gens se couchent et s’occupent de leurs infirmités, s’évadent dans leurs maladies qui sont des maladies permanentes qu’ils se rappellent les samedis après-midi, quand le travail a pris fin. (…) Quand le travail s’arrête, les maladies commencent, brusquement les douleurs sont là : le fameux mal de tête du samedi, les battements de cœur du samedi après-midi, les défaillances subites, les accès de fureur. Toute la semaine le travail ou même une simple occupation jugulent, apaisent les maladies, le samedi après-midi elles se font sentir et l’être humain perd aussitôt son équilibre. (…) Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement. (…) Le samedi, l’orage se prépare, le dimanche il éclate, le lundi, le calme est revenu. L’homme n’aime pas la liberté, tout le reste est mensonge. A peine est-il libre qu’il s’occupe à ouvrir les commodes pleines de vêtements et de linge, à ranger de vieux papiers, il cherche des photographies, des documents, des lettres, il va au jardin bêcher, court sans absolument aucune signification, peu importe le temps qu’il fait, et appelle cela une promenade. (…) Le week-end est un coup mortel asséné à tout individu. »

Taylorisation de l’emploi de bureau

Aux salariés du tertiaire, aux fonctions commerciales ou aux emplois intellectuels, à cet ensemble que l’on appelle plus justement « emplois de bureau », il est de plus en plus demandé d’appliquer des procédures, d’effectuer des reportings, de produire des comptes rendus justifiant leur activité et les résultats qu’ils génèrent.

série taylorisme

Sous prétexte de crise ou de « culture de la performance », on leur fait noter et consigner ce qu’ils ont fait, ce qu’ils vont faire, quand, comment, en quelle quantité… On leur fixe un objectif, et on leur assigne la série de tâches qui garantit l’atteinte de cet objectif. Au final, un employé pourra bientôt passer 1/3 de son temps à justifier qu’il a bien travaillé durant les deux autres tiers. En plus de son travail de première nature, il a un travail de seconde nature qui consiste à prendre connaissance d’une méthodologie fixée, à l’appliquer, et à démontrer qu’il l’a appliquée. 

Cet impératif de « reporting » pose la question de l’efficacité, du flicage, mais aussi et surtout de la liberté d’exercice de son métier, de l’autonomie des travailleurs. Pour vérifier et mesurer scrupuleusement l’efficacité du travail, pour connaître ce qui ne va pas ou ce qui pourrait aller mieux, il faut nécessairement en passer par le décorticage de celui-ci, la décomposition méthodique des tâches… Là où auparavant on demandait à un employé d’atteindre un point B depuis le point A, on lui apprend désormais à marcher : comment il doit mettre un pied devant l’autre, comment se décompose le mouvement de la marche, par quelles étapes successives il doit passer… A l’arrivée, on lui demande non seulement d’être parvenu au point B mais également de prouver par une multitude d’indicateurs qu’il s’est bien déhanché de la façon qu’on attendait.

Ces emplois de bureaux suivent en fin de compte le chemin des emplois industriels : on assiste à leur taylorisation. Les tâches s’industrialisent ; le métier des employés qualifiés revient de plus en plus à appliquer une feuille de route prédéfinie qui déroule chaque tâche en une série d’actions à opérer dans le bon ordre ; le savoir-faire que ces tâches contiennent réside de moins en moins dans le salarié qui les réalise et de plus en plus dans les méthodes et standards définis par l’entreprise. De ces personnes qualifiées, on n’attend plus la qualité mais la quantité : reproduire en masse le niveau de qualité conçu par l’entreprise et contrôlé par celle-ci en temps réel.

On peut imaginer que l’automatisation de ces emplois de bureau sera beaucoup plus facile et plus rapide qu’elle ne le fut pour l’industrie.