Vérité différée

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Parmi les stratégies de manipulation des masses que Noam Chomsky a relevé, il en cite une qui consiste à différer dans le temps une décision et sa mise en application. Le principe est simple : comme pour la hausse de prix des cigarettes, il s’agit de faire passer une mesure contestable en l’annonçant « dans 6 mois » plutôt que tout de suite. Ainsi différée, mais non moins inéluctable, la décision reste virtuelle, l’opinion ne se soulève pas aussi vigoureusement qu’elle pourrait. Et six mois après, elle ne moufte pas davantage car les gens se sont accoutumés à l’idée de cette réalité annoncée de longue date. Ils sont résignés, le tour est joué.

Chomsky appelle cela « stratégie du différé ». Mais l’on peut songer à un autre type de stratégie où il s’agirait non plus de différer son intention dans un futur suffisamment lointain pour que la pilule passe, mais de différer l’apparition d’une vérité suffisamment longtemps après les faits, le temps que le mensonge ait pu servir sa cause. Vérité différée : le mensonge qu’on entretient est seulement provisoire, on autorise l’émergence de la vérité qu’on dissimulait car le mensonge a produit son effet, la vérité ne peut plus nous déranger.

Si cette stratégie a un archétype, c’est sans doute la guerre d’Irak de 2003. Le mensonge des armes de destruction massive était alors relativement grossier. Ceux qui l’avaient élaboré savaient sans doute qu’il ne pourrait pas tenir longtemps, mais ils savaient aussi que ce n’était pas grave : il fallait simplement qu’il tienne le temps de l’invasion. Et ils avaient raison : car il apparaît que la révélation du mensonge après coup ne fut absolument pas nuisible à la présence militaire américaine en Irak, ni à la crédibilité des Etats-Unis en général. Les médias soutinrent le mensonge au moment où il le fallait, puis le dénoncèrent au moment où ils le pouvaient. Bien que tout le monde sache, personne ne leur en tient sérieusement rigueur aujourd’hui.

Depuis, le recours à cette stratégie s’est répété. En 2016, paraissait par exemple un documentaire Canal+ qui s’annonçait sulfureux, nous apprenant que l’élan démocratique qui renversa le régime ukrainien en 2014, avait en réalité été mené par des groupuscules néo-nazis, aidés par des snipers de l’étranger qui avaient déclenché l’étincelle du Maïdan en tirant sur les protagonistes des deux camps. Malheureusement, il était un peu tard : la guerre civile était alors entamée depuis deux ans. Canal+ « sortait l’info », pourtant je me souviens très bien qu’elle était déjà disponible très tôt après les faits, pour celui qui le voulait ; simplement, elle n’était pas encore « validée » par la télévision à l’époque. Elle provenait d’internet, de sources confidentielles qu’on aurait accusées de russophilie, elle aurait typiquement été indexée à l’annuaire officiel des fake news. Mais, le coup d’état étant consommé, la vérité ne pouvait plus faire de mal, on pouvait désormais la laisser passer sur Canal+.

Vérité différée. C’est inévitablement ce que suggèrent aussi les histoires comme celles de Theo Luhaka et sa vidéo d’interpellation, qui surgit un an après une polémique nationale qui aurait pu embraser les cités. La vidéo avait la capacité d’établir les faits dès le départ, mais mystérieusement elle était restée dans un tiroir. Il en était déjà de même, si l’on se souvient, dans « l’affaire Méric » : on savait depuis le premier jour que la rixe était enregistrée sur les bandes de la RATP, la vérité pouvait être portée à la connaissance de tous, mais il fut choisi de laisser « l’affaire » grossir pendant des semaines, le fin mot n’étant révélé que plus tard, à voix basse, trop tard, une fois que le récit avait joué son rôle et que le monde était passé à autre chose. Aujourd’hui encore, Clément Méric reste sans doute le symbole de l’innocence agressée pour beaucoup de gens qui n’auront pas suivi l’épilogue, et Theo pourra rester malgré tout, dans la légende, comme l’innocent malmené à qui l’on doit justice. La vérité différée a cette caractéristique d’arriver trop tard. Car la vérité est un produit frais : il y a un temps donné pendant lequel elle est utile, néfaste contre le mensonge, et passé ce délai son principe actif se périme. Elle devient inoffensive et celui qui l’a kidnappée peut la relâcher sans se faire de souci.

La cosmogonie jivaro

« Dans la cosmogonie jivaro, toutes les créatures vivantes – humaines, animales, végétales – possèdent un esprit similaire. Les détails de leur vie intellectuelle et sentimentale sont déterminés par leurs spécificités corporelles. Un toucan, parce qu’il a un corps de toucan, perçoit un monde de toucan et développe donc des pensées et des désirs bien différents de ceux d’un pied de manioc ou d’un humain.

En étirant un peu l’idée, (…) chaque humain perçoit le monde au prisme de ses connaissances et de ses facultés. Certaines sont communes à l’espèce humaine, d’autres sont partagées par les membres d’une même culture, d’autres enfin sont personnelles. (…) Les connaissances et les facultés de chacun sont des outils permettant de composer un monde. Or, de même que les toucans et les pieds de manioc ont l’illusion de percevoir le monde objectivement – alors qu’ils perçoivent un monde de toucan et un monde de manioc – (…) nous pensons voir le monde tel qu’il est. Une conversation avec un ami à propos d’un film par exemple, donne souvent le sentiment vertigineux qu’un abysse vient de s’ouvrir entre nos deux mondes ; ou plutôt entre le vrai monde, que nous habitons, et le monde ésotérique où vit notre ami et où les films semblent étrangement déformés. »

Alessandro Pignocchi dans Petit traité d’écologie sauvage .

Notre être véritable

commande cerveau

Nous avons l’impression que notre être profond est celui qui réfléchit à l’intérieur de notre tête. Nous sommes lui, nous semble-t-il. C’est à lui que nous nous identifions, bien plus qu’à la personne que le reste du monde connaît et côtoie au grand jour.

Notre monde intérieur nous paraît plus authentique, plus entier, plus véritable. Ceux qui nous connaissent vraiment, estime-t-on, sont ceux à qui nous donnons l’accès le plus complet à cette personne intérieure.

Pourtant, à la fin de notre vie, nous ne serons plus que la personne publique qu’on a été au long du temps. De toute notre vie nous n’aurons finalement été que cette personne que l’on a laissé voir, entendre, connaître… Le reste aura disparu, personne ne sera là pour attester de son existence (sauf peut-être Dieu ? Toujours plus fort que les autres celui-là).

Le reste est finalement assez virtuel. Inexistant ? Il est après tout possible que ce soit nous qui nous fourvoyons en pensant que nous sommes plus que ce que nous sommes pour les autres et pour le monde. Peut-être que ce sont les autres qui ont la meilleure vue de ce que nous sommes. Peut-être que c’est nous qui croyons nous connaître, mais qui nous connaissons mal.

Oratores

Lorsque l’on est jeune et que l’on forge ses opinions, on tient à tout prix à éviter d’être contradictoire. On aplanit, on arrondit, on est à la recherche de la pensée qui supplante tout, du système philosophique total ; il nous faut un puzzle, et que toutes les pièces entrent dedans.

Puis la vie nous apprend qu’il n’y a pas de schéma qui puisse cerner la vérité à lui seul. Elle nous apprend même que le schéma est ce qui fait mourir, par nature l’opposé du vivant. La vérité et la vie, elles, sont fuyantes : aucune théorie ne peut les regarder en face et les dévisager entièrement.

plusieurs visages

Alors on perd ce complexe d’être contradictoire. On perd le goût de la démonstration, de la rhétorique vaine et définitive. On s’autorise à combiner plusieurs visions, plusieurs points de vue, tour à tour, quitte à ce qu’ils s’annulent partiellement ou totalement. On est plus joueur, plus léger, plus infidèle, amateur de curiosités et de fantaisies. De plus en plus disposé à laisser l’esthétique l’emporter sur la raison.

Et, évidemment, il n’est plus vraiment possible de supporter la discussion avec ce jeune homme et ses absolus, ce jeune homme et son foutras argumentaire, qui trimballe sous son bras son jeu de construction mentale en « grand A / grand B / conclusion ».

« Un philosophe n’a jamais exprimé ses opinions véritables dans un livre »

L’ermite ne croit pas qu’un philosophe ait jamais exprimé ses opinions véritables et ultimes dans des livres : n’écrit-on pas des livres précisément pour cacher ce que l’on porte en soi ? Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions « ultimes et véritables », qu’il n’y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne une autre caverne plus profonde. Un arrière-fond d’abîme derrière toute « fondation ». Toute philosophie est une philosophie de surface : il y a de l’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici, ait regardé en arrière et alentour, qu’il n’ait pas creusé plus profondément ici et ait remisé sa bêche, il y a aussi de la méfiance là-dedans. Toute philosophie cache une philosophie ; toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque.

Nietzsche, dans je-ne-sais-vraiment-plus-quel livre.

« La quantité de vrai qu’on peut supporter »

« Nul ne tiendra une doctrine pour vraie du simple fait qu’elle rend heureux ou vertueux. Quelque chose pourrait être vrai tout en étant nocif et dangereux au suprême degré, et il se pourrait même que l’existence ait cette propriété fondamentale de faire périr quiconque la connaîtrait complètement, de sorte que la force d’un esprit se mesurerait à la quantité précise de vérité qu’il parviendrait à supporter, plus clairement au degré auquel il aurait besoin de la diluer, de l’adoucir, de l’émousser, de la falsifier. »

Friedrich Nietzsche, dans Le Gai Savoir.

Ce qui résiste à la science

Nous croyons volontiers à la menace d’une science toute puissante : cette science désenchanteresse, défricheuse des mystères et des charmes de l’univers. Cette science des 20 et 21ème siècles qui illustrait nos manuels de physique, en des tons rose et bleu et des images d’éprouvettes fluorescentes, de rayon laser, de fusée en érection et de jeune fille en blouse, l’œil alerte et vissé au microscope…

Car c’est ainsi que nous sont présentées les choses : rien n’échappe à cet œil. Tout se dissèque, tout se manipule, tout se comprend. Tout tient dans une équation. Infiniment petit ou infiniment grand, le monde est résolu : c’est une question d’atome, de satellite, d’ADN, de nanotechnologie, ou de complexe d’Œdipe. Vous n’y connaissez rien mais d’autres savent. D’autres sauront. C’est l’affaire de quelques années, de quelques millions d’investissement. Et s’il subsiste des problèmes pour lesquels on n’entrevoit pas encore de solution, on peut au moins dire dans combien de temps cette solution sera trouvée : Mars c’est pour 2050, le cancer c’est une histoire d’une trentaine d’années, etc.

Heureusement, les choses ne sont pas si nettes, nous le constatons avec stupéfaction dès que nous croisons cette science sur les domaines qui sont à notre portée : là, rares sont les occasions où l’on peut vraiment obtenir le fin mot, l’argument scientifique imparable qui mettrait fin au débat. Malgré l’apparat technologique, les instituts et les éminents spécialistes, il reste toujours une place incompressible pour l’interprétation, la mise en cause, les pourparlers…

C’est ainsi que, malgré la science toute puissante qui détecte la présence d’eau sur une planète où personne n’a encore mis les pieds, personne n’est fichu de savoir avec certitude ce qui fait se réchauffer le climat de notre planète. Personne ne peut même affirmer catégoriquement si le climat se réchauffe effectivement : il se trouve des scientifiques des deux côtés, avec le même sérieux et la même bonne foi, pour aboutir à la conclusion opposée. Y compris sur des sujets apparemment simples, le consensus parascientifique change de camp selon l’envie. Tantôt la science puéricultrice, par exemple, décrète qu’il est mauvais de faire dormir un bébé sur le dos. Puis les dix années suivantes, cette même science vous conjure de ne jamais coucher un bébé sur le ventre ! Et voilà qu’au terme de milliers d’années, nous ne savons toujours pas dans quel sens coucher nos enfants, par contre nous pourrions dire la température qu’il faisait à cette époque ou s’il y a des traces d’eau à l’autre bout de l’univers !

Il en est ainsi dans de nombreux domaines : penchez-vous sur un sujet d’un peu près, et la petite ingénieur blonde en blouse et microscope se débine. Elle a foutu le camp et vous laisse là, incapable de trancher, sans autre choix que vous en remettre à l’un ou l’autre son de cloche scientifique. C’est à cela, au final, que nous sommes réduits : accorder notre foi à l’un ou l’autre parti, céder au plus convaincant, à celui qui nous fait la meilleure impression, et qui peut aussi bien être le meilleur comédien. Car il n’est pas loin, le temps des médecins de Molière.

Non, la science ne défrichera pas tout le mystère du monde. Tout au plus peut-elle être un moyen de traquer le faux inexplicable, le toc, faire tomber les fausses idoles, en vue de réduire l’étendue du mystère. Mieux le délimiter pour nous permettre de situer plus précisément l’autel du véritable Irrésolu.

Les goûts et les couleurs

Bien sûr, il y a les goûts et les couleurs. Bien sûr il existe des choses qui sont belles et qui nous sont inaccessibles ou nous laissent de marbre. Bien sûr il existe des choses belles auxquelles on est sensible par vécu mais qui sont moins intéressantes aux yeux d’un autre…

Mais il y a aussi des belles choses sur lesquelles il n’y a pas à discuter : elles sont belles, point barre. Et il y a des choses nulles, objectivement. Foin du relativisme : si j’aime telle oeuvre, ce n’est pas seulement mon « goût personnel », c’est qu’elle recèle quelque chose de véritable capable de rassembler tous les hommes dignes de ce nom.

En matière d’art et d’esthétique, on ne peut s’empêcher de croire qu’il existe un ordre immanent des choses, une vérité au-delà du goût de chacun. Des choses scientifiquement laides ou belles. Que le Beau existe et qu’il suffirait qu’on invente l’instrument adéquat pour le mesurer de façon infaillible.

Ainsi, lorsque le fossé est grand entre ma perception et celles des autres, je ne peux m’empêcher de croire que ces autres ne sont pas honnêtes. Quand tout le monde s’emballe pour un film, un livre, manifestement mauvais et que celui-ci caracole dans les ventes, je ne peux m’empêcher de croire que les gens se foutent de moi, qu’ils font exprès pour m’embêter.

Passe encore qu’il y en ait pour tomber dans le panneau et prendre Muse ou Gossip pour de grands groupes de rock. Mais qui peut raisonnablement croire que les gens ont vraiment aimé Bienvenue chez les Chtis ? Et qui peut sincèrement aimer Chagall ? Chagall est totalement dépourvu d’intérêt, à tous points de vue. Couleur, dessin, composition, sujets… C’est littéralement nul. C’est évident. Je ne peux pas croire qu’on aime Chagall. Celui qui me dit que Chagall est un grand peintre, je ne le crois tout simplement pas. Je ne crois pas à sa sincérité. Merde ! Je ne veux même pas en discuter.


Quand même. Non ?

Tout le monde est un peu comme ça : on a du mal à se dépêtrer de cette idée que quelque part il y a une vérité, une beauté, une « justice immanente ». Qu’il y a du beau et du moche devant l’éternel, des bons et des mauvais devant l’éternel. Qu’un jour les bons seront reconnus et les mauvais conspués. Car que vaudrait l’effet qu’une œuvre produit sur moi, si cet effet ne s’ancrait à aucune réalité objective ? S’il n’était que relatif, subjectif, s’il n’avait rien de fondé, s’il ne contenait pas un petit peu de vrai ?

Creuser sa tombe de connaissance

On découvre une vérité avec le même préssentiment et la même jubilation qu’un paranoïaque découvre un complot monté contre lui. La vérité soi-disant découverte, en réalité, existait déjà à notre insu, au plus profond de nous, sous la forme d’une conviction embryonnaire ; cette vérité, on veut bien la découvrir car elle fait déjà partie de ce qu’on est, elle nous rassure, elle nous confirme.

Ainsi, on croit avoir des idées, se forger une opinion à force de raison, mais il faut bien admettre que ce sont ces idées qui nous détiennent, que tel type d’idées va imprégner tel type de personnes tandis qu’elles resteront à jamais étrangères à d’autres…

En termes d’exploration de la connaissance, l’étendue du possible n’est jamais la découverte de territoires inconnus mais seulement l’approfondissement de ce que nous sommes déjà, de ce qui constitue notre personne et nos opinions. En fait de découvertes extérieures et de trophées, il n’y a que des convictions intérieures qui étaient là depuis le départ – ce qu’on savait sans le savoir – et que nous avons simplement mises à jour.

La seule latitude est de creuser plus profond, de délimiter plus nettement les contours de notre idiotie et de notre cécité. Car tout ce que nous pourrons trouver, à la fin, est la croûte plus ou moins durcie de certitude et de bêtise contre laquelle nous buttons et qui constitue notre noyau.

Psychanalyse

Obsession qui persiste à chercher ce que l’homme peut avoir au fond des entrailles, juste en-dessous du cœur.

Il est intéressant de marcher une fois dans la merde pour en connaître l’odeur. Il est maladif de passer sa vie à la dépiauter avec les doigts.