Allons enfants de la Matrie

daumier patrie

Dans un passage fort de L’Empire du moindre mal, Michéa fait remarquer que la société moderne, dans son entreprise d’émancipation, s’en est toujours pris particulièrement au pouvoir patriarcal, plutôt qu’au pouvoir tout court, quelle que soit sa forme. Et il est vrai que c’est sous cette forme-là qu’on pense à lui le plus naturellement, au point qu’on peine à imaginer quelles autres formes pourraient exister.

Michéa commence alors par partager une réflexion du philosophe Slavoj Zizek :

Une figure parentale simplement répressive dira à son enfant : « tu dois aller à l’anniversaire de ta grand-mère et bien t’y tenir même si tu t’ennuies à mourir – je ne veux pas savoir si tu veux y aller ou non, tu dois y aller ! » Par contraste, la figure surmoïque dira au même enfant : « Bien que tu saches très bien à quel point ta grand-mère a envie de te voir, tu ne dois le faire que si tu en as vraiment envie – sinon tu ferais mieux de rester à la maison ! »

Michéa poursuit alors et pousse la logique jusqu’au bout (le texte n’est pas tout à fait intégral mais presque) :

« La ruse du Surmoi consiste à faire croire en cette fausse apparence du libre choix, qui est en réalité un ordre encore plus puissant : non seulement « tu dois rendre visite à ta grand-mère quel que soit ton désir », mais « tu dois être ravi de le faire ! » On devine la réponse des parents [si l’enfant répond non] : « Mais comment peux-tu refuser ? Comment peux-tu être si méchant ? Qu’est-ce que ta pauvre grand-mère a fait pour que tu ne l’aimes pas ? » 

Là où le détournement patriarcal de l’autorité paternelle ordonne essentiellement l’obéissance à la loi, le désir de puissance matriarcal se présente sous des formes bien plus étouffantes. Il fonctionne d’abord à la culpabilisation et au chantage affectif sur les modes de la plainte, du reproche et de l’accusation. La première forme d’emprise institue un ordre principalement disciplinaire, commandant la soumission totale du sujet dans son comportement extérieur. La seconde institue un contrôle infiniment plus radical ; elle exige que le sujet cède sur son désir et adhère de tout son être à la soumission demandée, sous peine de se voir détruit dans l’estime qu’il a de lui-même.

Alors que l’ordre disciplinaire est par définition toujours frontal (ce qui rend possible à la fois la conscience de l’oppression subie et la révolte contre cet ordre), le contrôle matriarcal exercé sur un sujet « pour son bien » et au nom de « l’amour » qu’on lui voue, tend à fonctionner sous des formes beaucoup plus enveloppantes et insidieuses, de sorte que le sujet est presque inévitablement conduit à s’en prendre à lui-même de son ingratitude et de sa noirceur morale.

Il est psychologiquement impossible à une mère possessive de vivre sa folle volonté de puissance autrement que comme une forme exemplaire de l’amour et du dévouement sacrificiel. Il est ainsi inévitable que la main invisible de la domination patriarcale finisse par concentrer sur la main invisible de la domination matriarcale toutes les mises en question du pouvoir coercitif. C’est pourquoi le lent démontage historique des sociétés disciplinaires, oeuvre principale de la modernité avancée, ne se traduit jamais par l’accès du grand nombre à la belle autonomie promise. Faute d’une critique intégrale des mécanismes de la domination, que le matérialisme libéral interdit par principe, ce démontage méthodique conduit au contraire à la mise en place progressive de sociétés de contrôle, soumises à l’autorité croissante des « experts » et baignant dans un étrange climat d’autocensure, de repentance et de culpabilité généralisée.

Voilà une réflexion tout à fait brillante, et chacun pourra en déduire ce qu’il veut, tant au niveau socio-politique qu’à celui intime de ses relations familiales – c’est ce coup double qui est beau !

Evidence que Michéa croit tout de même bon de préciser : cette domination « matriarcale » n’est pas le fait de l’exercice du pouvoir par les femmes, mais un certain mode de contrôle « où bien des hommes sont passés maîtres« , qui caractérise nos démocraties. Ceci est très proche de ce que disait Georges Duhamel ici.

Coup de foudre

Coïncidence des traits d’un visage inconnu avec les images fantasmatiques très nettes qui fermentaient depuis un bout de temps dans notre cerveau.

Si par malheur le coup de foudre est réciproque, chacun flanque sur l’autre ses désirs totalitaires. La réalité, contrariante, regardera tout cela se finir dans un bain de sang.

Juger à l’emporte-pièce

Le malheur des intelligences trop raffinées, c’est de patauger dans les vérités : se perdre dans le détail, inspecter chaque aspect sous toutes les coutures, peser, sous-peser, le pour, le contre… Mesurer ce qui est vrai et ce qui est faux, et à quel point il est vrai ou faux… Au-delà d’un certain stade, ce qu’on gagne en justesse par la méticulosité du jugement, on le perd en temps et en action.

schéma

On est mieux inspiré parfois de procéder par généralité, par approximation grossière. Emballer le grain avec l’ivraie, jeter le bébé avec l’eau du bain… Décider par exemple une bonne fois pour toute que le reggae est nul : nous passerons sans doute à côté de quelques joyaux, mais nous éviterons de nous farcir des millions de titres soporifiques ou insupportables. Décider qu’untel est un con, plutôt que se le fader des heures jusqu’à exhumer une pépite de valeur humaine (que d’emblée, nous savons qu’il contient). Et dès lors qu’une femme qui s’était avérée sympathique bien que tordue, nous fait douter de notre confiance, laisser tomber le mystère et les contradictions, et aller voir ailleurs !

Ma grand-mère était championne pour cela. Elle vous jugeait sur pièce, par un bref examen, pour ne plus jamais changer d’avis. Puis elle vous plaquait cet avis sur la figure. Mon cousin, par exemple, était un cancre, elle l’avait décidé. « Toi tu n’aimes pas trop les études », lui disait-elle amusée. Lui faisait tout pour lui démontrer le contraire : « il y a certaines matières que j’aime, comme la physique ». « Oui, mais ce que tu préfères, c’est t’amuser ». Il s’est débattu des années pour la dissuader, mais rien à faire. Et moi, c’était décidé, j’étais le contemplatif : la seule chose qui m’importait, c’était de « me retrancher dans ma tour d’ivoire » pour qu’on me fiche la paix. A chaque fois que j’allais la voir, ma grand-mère s’escrimait à m’expliquer que je n’aimais pas venir, que j’étais celui parmi ses petits-enfants qui venait le moins souvent… Et si je lui apportais la preuve que je venais aussi souvent que les autres, elle disait : « oh oui, tu fais ça pour être gentil. Mais ce que tu préfères, c’est rester tranquille, là-bas dans ta maison, dans ta chambre, tranquille dans ta tour d’ivoire ! ».

Cette péremption et cette étroitesse d’esprit m’ont longtemps agacées. J’ai toujours cherché à m’échapper de cette définition qu’elle essayait de me coller. Mais il a fallu se rendre à l’évidence : c’est ma grand-mère qui avait raison. Car aujourd’hui il est clair que, tout comme mon cousin était effectivement un cancre et n’a jamais cessé d’être médiocre dans ses études et son travail, ma seule ambition à moi a toujours été de me dégager du temps libre pour me retrancher dans ma tour d’ivoire. Avec un peu de jugeotte, je l’aurais compris plus tôt. J’aurais pu en plaisanter avec ma grand-mère et partager de beaux moments de complicité avec elle, qui m’avait cerné immédiatement et mieux que quiconque, y compris mieux que moi-même. Au lieu de ça, je lui ai toujours bêtement opposé mes démentis et aujourd’hui elle est morte.

Oui, aussi révoltant que soit le procédé, c’est ma grand-mère qui avait raison. Et la vie fait souvent de même : elle décide que vous êtes comme ci ou comme ça une bonne fois pour toutes, et vous ne pouvez plus jamais être autre chose.

Mère-auberge : le cocon familial de demain

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Dans le futur, il n’y a plus de « femme au foyer » mais des mères-auberge. La mère-auberge est une femme qui, célibataire à 35 ans, a fini par acheter un logement seule. Propriétaire de son toit, son foyer abrite généralement :

  • les enfants que les hommes de sa vie lui ont laissés,
  • son dernier concubin en date,
  • une femme d’un pays du tiers-monde qui l’aide à l’éducation des enfants.

L’homme du futur est donc un éternel locataire, qui paie à la mère-auberge un loyer le temps de leur idylle. Il ne possède en propre que quelques meubles ou objets de valeur et bien sûr sa console de jeux et sa collection de DVD. Sa vie d’homme consiste à guetter une mère-auberge, à la séduire, et à s’installer chez elle. Quand la femme se lasse, le voilà dehors, en quête d’une nouvelle mère-auberge, transbahutant ses quelques possessions ou les stockant en garde-meubles le temps de sa période de célibat.

vie de famille

La mère-auberge doit l’asile aux lardons qu’on lui laisse jusqu’à leur majorité. Elle a toutes les charges et les responsabilités d’un propriétaire et d’un parent, et l’activité professionnelle intense qui lui permet d’y faire face. Malgré tout, elle est satisfaite de sa vie, qu’elle qualifie « d’indépendante ».