La vie en décalé

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Lorsque le matin, nous quittons notre domicile en retard, nous nous retrouvons dans les transports avec les gens « du train d’après » : des gens qui n’ont bien sûr rien à voir avec nous, des gens qui ne sont pas de notre monde mais du monde de 9h30 ou 10 h… Nous voilà obligés de nous confondre avec ces retardataires qui n’en sont pas, nous retenant de crier au scandale, de signaler au monde que notre présence ici est un malentendu, que nous devrions normalement faire partie du monde d’avant : celui d’il y a 20 ou 30 minutes.

Une journée n’est jamais une unité définie. Décalez-la de quelques minutes, et vous changez de journée du tout au tout. Vous vivrez autre chose. C’est une journée complètement différente qui se déroule, en décalé de la journée initiale que vous auriez dû vivre. Les gens qui se trouveront sur votre chemin seront entièrement autres que ceux que vous auriez dû croiser. Les situations et les rencontres, exclusives, se feront à un autre endroit que prévu, voire ne se feront pas du tout.

A contrario, vous verrez ou ferez des choses qui auraient dû vous être inaccessibles si vous vous étiez levé à l’heure.

Ne pas montrer sa préférence

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La laïcité, c’est une société qui ne présage pas de l’existence ou de la non-existence de Dieu, et qui instaure un terrain neutre où l’individu seul a la prérogative du religieux. A lui de décider.

Cette même logique semble à présent vouloir régir non plus le domaine religieux, mais celui de la vie même. Il faudrait que la société n’entretienne pas d’a priori plus favorable envers la vie qu’envers la mort ; elle devrait observer une neutralité et laisser l’individu juger seul. C’est ce qui transparaît du débat actuel sur la fin de vie, ou même celui sur la suppression du délai de réflexion obligatoire pour l’avortement.

D’un côté on ferait savoir au mourant que rien ni personne ne le retient s’il lui prend l’envie d’en finir. De l’autre, il ne faudrait surtout pas ralentir la décision d’une personne qui a choisi d’interrompre sa grossesse… Je comprends, en surface, ce qui motive cette vision des choses : l’attachement absolu au libre arbitre. Mais en dernière analyse, il m’est difficile de ne pas voir, sous le couvert du libre choix, un empressement morbide, le symptôme d’une société terriblement fatiguée, attirée par le néant.

Ce qu’un individu a le droit de penser (par exemple que la vie ne vaut pas ou ne vaut plus la peine d’être vécue), une société ne peut pas forcément se le permettre. Il me semble heureux que mon médecin ou mon système de santé ait un penchant a priori pour la vie et la santé, voire qu’il s’en fasse le prosélyte. Il me semble a contrario problématique ou inquiétant qu’une société se refuse à être catégoriquement affirmative envers la valeur positive de l’existence.

Ce que ces histoires peuvent avoir d’effrayant enfin, c’est qu’il ne se trouve bientôt plus personne pour comprendre que tout n’a pas sa solution dans la loi et qu’il puisse exister des domaines où l’Etat cesse de jouer un rôle. L’homme a une existence antérieure à l’Etat, une liberté en dehors de la société. La mort, le suicide, devraient paraître une frontière suffisamment évidente derrière laquelle tout s’arrête et laisse l’homme avancer seul, sans plus personne.

« Il est clair »

Il est clair que nous ne réussirons jamais à nous planter dans le monde (un travail, une normalité). Il est clair que nous ne conquerrons jamais une femme (ni un homme). Il est clair que nous ne nous éprendrons jamais d’une de ces idées pour lesquelles on accepte de mourir (voir l’expérience passée). Il est clair que nous n’aurons jamais le courage de nous tuer (voir combien de fois nous y avons pensé).

Cesare Pavese dans Le métier de vivre.

To do list

Nous avançons la plupart du temps dans la vie comme dans cette bataille quotidienne que nous livrons à la monnaie qui empèse notre portefeuille : à la boulangère et à tous les petits commerçants, nous nous faisons fort de donner l’appoint exact des centimes, non pour faciliter leur tâche mais pour refourguer ces importunes piécettes rouges et jaunes, jusqu’à liquidation totale. Comme s’il l’on pouvait un jour être totalement débarrassé de la mitraille, comme s’il y avait un jour de gloire où tout cela serait fini, où le combat serait définitivement gagné et les centimes à jamais fichus dans le camp des commerçants…

Les « petites pièces à refourguer », ce sont plus largement ces petites emmerdes du quotidien que nous cherchons à expédier, notre liste des choses à faire, le chapelet des tâches à inscrire sur post-it pour les rayer au fur et à mesure… Toutes ces contraintes ou ces formalités derrière lesquelles nous repoussons le démarrage des choses. Ces rêves et ces conditions préalables auxquelles nous suspendons le cours de la vie elle-même.

Ecrire puis rayer, c’est certainement une façon d’avancer pas à pas, mais c’est aussi une façon de considérer que la vie, la vraie, n’aura pas commencé tant que… « La journée commencera quand j’aurai fini le ménage et descendu les poubelles ». « Tout démarrera quand j’aurai mon bac ». « La vie commencera quand j’aurai trouvé l’amour ». « Quand j’aurai déménagé ». « Quand j’aurai assez d’argent ». « Quand je serai chanteur ». Petit horizon intermédiaire, objectif préalable à atteindre avant que les choses commencent…

C’est oublier que la vie, elle, a commencé envers et contre tout, depuis le premier jour. Elle n’attend pas de feu vert, elle se fiche que nous soyons prêts, que nous ayons ce que nous voulons, que nous ayons refourgué nos pièces de centimes… Son déroulement n’exige aucune condition ni ne se met entre parenthèses : ce qui est entre parenthèses est encore la vie. Il n’y a pas d’obstacles, d’impasses ou d’accidents au-delà desquels la vie reprend son cours normal : la vie ne reprend pas son cours, simplement parce qu’elle ne le quitte pas. La vie est le cours. Et le cours n’est pas ce fleuve tranquille, que des éléments extérieurs viendraient perturber de temps à autres. Le cours, c’est le fleuve et tout cela en même temps : calmes, remous, impasses, frustrations, déplaisirs… Une seule et même chose qui s’appelle la vie.

Ce que je tente de formuler jaillit avec beaucoup plus d’évidence et beaucoup moins de mots dans la superbe phrase que Jim Harrison, arrivé à l’aube de la vieillesse, écrit dans son journal :

« J’ai découvert avec amusement que les problèmes dont j’essaie sans cesse de m’extraire constituaient, en fait, ma vie ».

« Tous ne philosophent pas constamment et sans désemparer »

« Malgré l’éphémère brièveté de la vie humaine jetée dans l’infini, l’incertitude de notre existence, les innombrables énigmes à propos de l’insuffisance absolue de la vie, tous ne philosophent pas constamment et sans désemparer.

Il n’y en a pas même beaucoup, seulement quelques uns. Le reste vit dans ce rêve pas très différent des animaux, dont ils ne se distinguent que par la prévoyance étendue à quelques années.

C’est pourtant en vérité une bien triste situation que la nôtre ! Un court instant d’existence rempli de peines, de misères, d’angoisse et de douleur, sans savoir le moins d’où nous venons, où nous allons, pourquoi nous vivons.

S’y ajoute encore ceci : nous nous observons et sommes en relation les uns avec les autres – comme des masques avec des masques nous ne savons pas qui nous sommes – mais comme des masques qui ne se connaissent pas du tout. »

Arthur Schopenhauer dans Esthétique et métaphysique.