Nicht da sein

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Pouvoir observer la nuit. Voir le ciel de la nuit, qu’il soit nuageux, étoilé, ou illuminé par la lune : voici une chose simple, qui devrait ne pas être trop demander comme on dit. Une chose qui est censée être le lot du premier vagabond venu, mais qui est aujourd’hui rendue impossible à toute personne qui appartient au monde de la ville, des éclairages et des écrans. Avoir fenêtre sur nuit : voici un luxe qui est amené à le devenir pour de plus en plus de monde, alors que c’est le moyen le plus simple et le plus direct – le cours de philo fondamental – pour se rappeler sa condition humaine : celle de naufragé sur un caillou, flottant dans un infini d’autres cailloux…

Ou encore : sentir son rapport au temps, sa présence au monde, son « da sein » comme dirait l’autre ; le sentir par les pores de sa simple solitude, de l’ennui. Le B-A-BA. Mais un B-A-BA rendu impossible lui aussi, à l’âge de l’écran de poche, qui à chaque instant peut vous sonner, vous tracer, et vous rattache en permanence aux « amis », aux autres, à l’actualité, aux impondérables, aux notifications et mises à jour… Vous n’êtes plus jamais seul, plus jamais désœuvré, plus jamais disponible pour l’ennui, plus jamais mais toujours ailleurs, sur d’autres ondes.

On n’a pas fini de mesurer l’impact que produit la « connectivité » sur le monde et sur l’homme. On n’a pas fini, sauf peut-être Baudoin de Bodinat, dont je lis en ce moment le livre Au fond de la couche gazeuse, qui exprime très finement et précisément ce changement aussi imperceptible qu’irréversible.

AU-FOND-DE-LA-COUCHE-GAZEUSE

L’écran, télé ou portatif, n’est pas un simple gadget supplémentaire qui s’ajoute à la liste des inventions technologiques, il créé une nouvelle modalité d’existence, parallèle à la première. Il modifie à jamais le rapport de l’homme aux choses. Comment le monde, baigné de ces ondes et traversé par ces flux permanents qui s’échangent dans l’air, s’en trouverait inchangé ?

On pourrait nommer « nicht da sein » cette façon de ne pas être au monde. De suspendre le réel et ce qui se passe autour, pour donner la prévalence à ce qui est virtuel, immatériel et qui n’existe pas. Donner priorité à ses conversations portables et décrocher coûte que coûte, y compris lorsque l’on est en compagnie. Lire des pages virtuelles, des caractères qui n’existent pas, de la littérature sans épaisseur. Faire passer en arrière-plan le monde perceptible qui est , pour se lier de multiples manières à celui qui n’existe pas.

On a le souci ethnologique de préserver certaines cultures humaines (aborigène, papoue…) en créant des réserves qui les isolent du monde moderne. Peut-être est-il temps de songer à constituer un pays – la République Autonome Déconnectée – où l’on vivrait exactement comme aujourd’hui, mais sans aucun écran.

Syndrome de Shrek

Le syndrome de Shrek, c’est cette tendance des films animés et des images de synthèse à représenter le moindre détail dans tout son réalisme y compris le plus dégueulasse. Désormais, tout y passe : chaque poil, chaque dent, chaque pore de la peau est visible à l’écran, plus vrai que nature. Chaque détail a sa texture ultra-réaliste : le pull est en tissu fibré, l’arbre est en bois, le cuir est en cuir… Le moindre cheveu est représenté individuellement, avec son mouvement et sa brillance, aussi net que dans une publicité pour shampooing… si bien que là où on est censé voir une chevelure soyeuse de princesse, on finit par avoir la sensation d’être un pou au milieu de son environnement capillaire.

J’imagine que c’est une tendance provisoire, un caprice de technicien qui se fixe des défis : artistiquement ça n’a aucun intérêt, mais puisque la technique peut le faire, elle le fait. Je me suis retrouvé un jour à discuter avec un employé de Pixar qui m’expliquait que sur un film, des équipes entières étaient dédiées à un détail. Une équipe entière bosse par exemple sur la chenille du petit robot Wall-E, et uniquement là-dessus. Texture, comportement, mouvement… Ils font en réalité un travail d’ingénieur, avec la même précision que s’ils devaient produire la pièce mécanique.

J’imagine que c’est une tendance et elle ne me dérange pas outre mesure car je ne vois jamais ces créations autrement qu’en tombant nez-à-nez avec les affiches et leur laideur. Je constate simplement que l’animation, discipline jusque là dédiée à l’onirisme et au fantastique, devient adulte, réaliste et désenchantée au fur et à mesure qu’elle se sophistique. Tout se « raffine » dans le sens du réalisme trivial, jusqu’à atteindre ce mélange entre l’enfantin et le malsain, comme dans ces immondes publicités Orangina avec les « animaux sexuels ».

Pendant que les enfants se régalent avec des jeux vidéo de guerre, de vie sociale et autres sujets de grands, les dessins et les animations se concoctent pour les adultes. Pendant que le virtuel colle à la réalité la plus plate, la réalité, elle, s’édulcore. Pendant que le syndrome de Shrek ajoute des poils et des boutons aux créatures virtuelles, les visages réels d’êtres humains, eux, se cartoonisent !