Se rendre à l’évidence

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Sous son air de rien, l’expression est terriblement parlante, chargée de sens et même d’une pointe de causticité. Se rendre à l’évidence.

“À un moment donné, il faut se rendre à l’évidence”. Tel un forcené retranché dans l’arrière-boutique. Se rendre, cerné, fait comme un rat. Se rendre à l’évidence, comme au terme d’une cavale dans les fourrés de l’imagination. Une cavale qui a assez duré. Finies les bêtises, les espoirs idiots. Tu t’es bien amusé, on t’a laissé courir, on a été gentils. Maintenant c’est terminé, rends-toi à la raison. Les mains sur la tête et les armes déposées.

On reste jeune, vivant, tant qu’on ne s’est pas tout à fait rendu à l’évidence ou à la raison. Pas définitivement. La vie, pour la plupart des gens, est une suite de petites redditions comme cela : redditions que l’on croit ne pas être complètement fatales, mais qui le sont dans leur succession et leur façon de s’échelonner dans le temps. On rêve, puis l’on se rend à l’évidence, concédant à la force des choses. On se rend à l’évidence, en circonscrivant son rêve à un champ d’expression un peu plus modeste. On se rend, seulement partiellement croit-on, seulement temporairement. Il sera toujours temps de trouver autre chose, plus tard, ou de faire différemment croit-on. On s’accomode de cette cellule à dimensions raccourcies, on pense qu’on a ainsi négocié la paix, le répit. Mais quelques années plus tard, l’évidence revient, exiger son reste. Exiger encore un peu de soi.

« Ma revanche en ce monde »

Je ne peux quitter cette pensée, cette certitude ancienne que je dois avoir ma revanche en ce monde et que mon drame doit se dénouer avec splendeur. Depuis plus de vingt ans, je compte les jours, en nombre inconnu, qui me séparent du grand jour où une puissance que j’ignore me sera donnée. Dans ma veille ou dans mon sommeil, j’entends l’appel des lieux profonds.

Léon Bloy dans son Journal.

Les vocations

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Un père m’adresse sa fille, qui veut travailler dans la com, afin de discuter et de l’aider à préciser son projet. Ma foi, je trouverai bien quelque chose à lui dire, même si le fond de ma pensée, ces derniers temps, serait plutôt qu’une société tertiarisée où plus personne ne produit et où tout le monde « travaille dans la com » finira par manquer de choses à communiquer. Ma première envie serait de la mettre aux champs, de lui tendre un râteau et un chapeau de paille, et de lui demander de se mettre au boulot !

L’avantage de ces multiples emplois dans la com, et plus généralement de ces métiers désincarnés où il est question de « gérer », de « coordonner » ou « d’animer »… est qu’ils permettent d’entrer dans la vie active voire de la traverser en esquivant la question de ce que l’on veut vraiment faire et ce à quoi l’on est bon.

Je lis en ce moment les Récits de la Kolyma, petites histoires quotidiennes de vie au goulag contées par un survivant qui y passa une quinzaine d’années – et récemment aussi une BD sur la vie du poète François Villon. Ces deux ouvrages ont en commun de nous ramener à un cadre de vie primaire, sinon sommaire où les options « d’orientation », c’est-à-dire de vie et de survie, sont beaucoup plus réduites, concrètes, et de ce fait plus simples qu’aujourd’hui. A celui qui cherche sa voie dans le monde actuel, je conseillerais l’exercice de se projeter dans un de ces univers où rien n’existe que l’essentiel, le rudimentaire, et d’imaginer comment il s’inscrirait dans un tel monde.

Dans les baraquements du goulag, tout superflu a disparu. La vie est ramenée à sa plus simple expression et les rôles sociaux parmi la communauté des prisonniers se résument au fort qui protège ou exploite les autres, à celui qui est habile et qui chasse ou troque, à celui qui est malin et évite la corvée ou la fatigue, à celui qui est servile et assouvit les besoins des autres… et plus surprenamment : au rôle du conteur. Malgré la rigueur de la vie, les hommes les plus vils et les plus illettrés accordent une valeur à qui sait leur raconter une histoire, un récit, une scène… Celui-là obtient une estime de la communauté quelle que soit sa contribution aux tâches par ailleurs.

De la même façon, la vie de François Villon dans le Paris moyenâgeux a ceci d’universel qu’elle symbolise les vicissitudes de l’existence individuelle pour faire valoir un talent quelconque et trouver parmi les hommes quel sera le meilleur preneur de ses services. Le poète cherche le protecteur, roi ou brigand, dont il pourra illustrer les louanges.

Demain, il n’y a plus de « com » mais simplement un monde où les gens cherchent à se nourrir, à se défendre, et éventuellement à se distraire : pour quoi serions-nous le mieux placé, quelle place occuperait-on le plus naturellement parmi les autres. Bâtisseur, chasseur, cueilleur, voleur, protecteur, moine : de quoi vivrait-on, c’est-à-dire pour lequel de nos talents les plus modestes les autres auraient-ils le plus besoin de nous ? A partir de cette dynamique d’existence, imaginer son rôle dans le présent.

L’heure des comptes

Parfois, on se retourne et il s’est passé 10 ans. Tout ce temps nous étions assis sur une branche, et nous avions distraitement cessé de compter les printemps. Parfois, il s’est passé 10 ans et nous nous réveillons comme d’une sieste enfiévrée, repères temporels brouillés, pas certain du moment de la journée ou de la vie où l’on se trouve. Parfois, on réalise qu’on a 36 ans et qu’on n’a jamais pris la peine de répondre à cette question simple : ce que l’on veut faire quand on sera grand.

Question à laquelle nous n’avons jamais su répondre, pas plus hier qu’aujourd’hui. Question à laquelle nous n’avons jamais vraiment cru qu’une réponse ferme et permanente pouvait être apportée, à vrai dire.

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Nous nous sommes laissé porter par les choses, jusqu’à ce que des branches ou des algues veuillent bien nous retenir. Nous avons voyagé ainsi – si tant est qu’on puisse parler de voyage – pensant que la question se résoudrait d’elle-même, qu’elle finirait par devenir désuète.

Mais l’on se retourne 10 ans après et la question est là où on l’avait quittée des yeux. Avec elle, cette phrase : « Le pire mal est de n’avoir pas accompli le bien qu’on pouvait ».

Qu’as-tu fait de tes talents ? Non pas de ton talent solitaire, mais de ton talent pour les autres ? Qu’as-tu offert, qu’as-tu donné de toi ? Qui ton travail et ton existence ont-ils soulagé ou rendu heureux ? Ce qui nous manque, c’est de ne pas trouver l’adéquation entre nous et le monde ; entre ce dont on est capable et ce dont les autres auraient besoin. Ce qui nous manque, c’est la pugnacité en tout. La force nerveuse pour mener une résolution à bout.

Voilà qu’il est bien tard pour embrasser ces tracas, mais le temps qu’il reste devant soi est malgré tout trop long pour ne pas s’en effrayer. On pourrait botter encore un peu en touche, repousser la question dix, vingt ans devant, histoire d’y revenir une fois seulement qu’il est trop tard, que le remords n’ait plus autre chose à faire que de devenir regret. Puis on attendrait la mort. L’heure des comptes, quant à elle, serait relativement vite expédiée.

Crise de la quarantaine ? Voilà une chose au moins pour laquelle nous aurons été précoce.

L’expectative

Lu il y a quelques temps un article qui mentionnait une phrase de Sartre, disant en gros que c’est bien joli de déplorer son époque, de rêver à ce que d’autres temps ont pu avoir de plus ou de moins, mais qu’à la fin, c’est ce temps-ci qu’il faut vivre et habiter pleinement, car c’est notre temps et il ne nous en sera pas donné d’autre.

C’est irrésistiblement vrai, bien entendu. Et c’est typiquement la phrase-déclic qui devrait faire lâcher son livre, se lever le cul du fauteuil et démarrer la vie qui nous attend depuis toujours.

Car oui, dans le creux de nous-même, nous avons, c’est vrai, cette sensation que la véritable vie n’a pas commencé. Nous, l’observateur, nous sommes moins dans la vie elle-même que dans un couloir de l’existence, en attente d’un verdict : un signe, un coup de pied, l’étincelle qui nous révèle tout à coup notre vocation, pleine d’évidence et de résolution. Celle que nous n’avons jamais trouvée depuis ce temps d’angoisse où l’éducateur nous demandait de choisir une « orientation ».  

Ciel orange, ciel gris, assis sur son talus, et un orage qui ne veut pas tomber. Nous vivons dans l’expectative, dans l’attente de quelque chose à quoi nous serions bien incapables de donner un nom, une forme, un contenu… avec la suspicion qu’il ne vient pas nécessairement pour tous, ce moment où le cycle se rompt et où les choses se déroulent enfin pour soi. Ce moment que l’on prend pour un dû.

Notre temps est celui-ci, et il ne nous en sera pas donné d’autre : le mot de Sartre résonne comme un réveil, je suis en accord avec ça, mais après ? so what ? Je fais quoi, je vais où ? La vie n’a pas commencé, mais on en a tout de même bientôt dépensé la moitié. Sommes-nous de ceux qui savent se lever ? Prendre la balle au bond ? Sommes-nous de ceux qui changent ? Air trop lourd. Ciel gris. Yeux rageurs qui interrogent le ciel. Attendons encore un peu et nous aurons tout manqué. Sommes-nous de ceux qui se lèvent, puis qui se rassoient ?

La comédie enseignante

C’est une simple observation, mais d’après mon expérience, les gens qui étaient atteints le plus gravement de narcissisme ont toujours été ceux qui ont fini par se destiner à l’enseignement ! Ou au moins à en ébaucher le projet.

Gens pas comme les autres, qui n’entrent pas dans les cases, « créatifs » mais sans œuvre. Gens qui poursuivent une chose sans vraiment savoir quoi. La voie normale n’est soi-disant pas faite pour eux. Gens qui parlent beaucoup d’eux-mêmes, mais paradoxalement sans jamais vraiment parler d’eux. Jamais avec vérité et simplicité. Affabulateurs, comédiens d’eux-mêmes, peu de questions mais beaucoup de questionnements, et puis hop ! Finalement : prof !

Pour ceux-là en effet, quelle meilleure scène qu’une estrade pour produire leur personnage au quotidien ? Le public est tout trouvé. Et l’érudition sera leur comédie.

Profession : ratés

C’est amusant : professionnellement les gens sont toujours le raté d’un autre.

Un prof de sport, c’est un jeune espoir de l’athlétisme qui s’est ruiné la rotule. Un conseiller municipal, c’est un maire pour qui personne n’a voté. Et un capitaine de ferry, ce n’est pas Porquerolles ou l’île d’Oléron qu’il visait à l’horizon : c’était le détroit du Bosphore, le canal de Panama, les eaux de l’Antarctique… A bord d’un cargo !

De la même façon, il est complètement improbable qu’un éditeur ne soit pas, en réalité, quelqu’un qui a des projets de romans à lui plein la besace. Quelqu’un qui ne veut être éditeur que de lui-même au fond, c’est-à-dire écrivain.

Oh, des éditeurs qui ne sont pas des écrivains ratés, il y en a. Les éditeurs de manuels scolaires par exemple : ceux-là rêvaient dès le départ d’être éditeur. Mais plutôt chez Gallimard, dans un bureau élégamment vieillot décoré de portraits de Beckett, Yourcenar, Faulkner, en noir&blanc… Et non pas chez Hachette, dans un bureau encombré de présentoirs pour Passeport CE2 !

Et ne croyez pas que le scénariste BD soit quelqu’un qui vive son rêve : il tuerait au contraire pour faire autre chosesavoir manier le crayon. Le scénariste BD regarde son dessinateur avec rancœur et envie. Dessinateur qui pour sa part, donnerait tout pour faire autre chose que gribouiller des Mickeys ! Lui a toujours rêvé d’être Van Gogh, sans jamais y parvenir.

Et Van Gogh lui-même, il ne fait pas de doute qu’il aspirait à tout autre chose qu’à la peinture ! La peinture, l’oeuvre qu’il est parvenu à réaliser, toute colorée qu’elle soit, comme elle devait lui paraître fade, frustrante ! Fade, par rapport au sublime qui jaillissait et éclaboussait dans sa tête.

C’est amusant.
C’est drôle.
C’est drôle et c’est d’un triste !