Lorsque j’ai ouvert ce blog, il y a maintenant 3 ans, je n’étais pas convaincu du support : la présentation « journalière » des articles, le classement chronologique, ne me convenait pas et par-dessus tout je n’appréciais pas la dimension ouverte, reliée, sociale. Je songeai même au départ à fermer les commentaires : s’il en était qui avaient quelque chose à dire, ils n’avaient qu’à créer leur blog ! Tout ce que je voulais, c’était créer un îlot où exiler des textes – le blog présentait l’avantage de n’exiger aucune compétence technique pour le faire.
Et puis, au fur et à mesure, j’appris à aimer ces simili-échanges que l’on peut faire avec d’autres : autres blogs, autres commentateurs, récurrents ou visiteurs de passage, autres pages web où laisser son sentiment… Echos humains épars dans la nuit du web. Le blog est pour nous, vains parleurs et vains penseurs, ce que la CB est aux camionneurs. Longtemps les routiers ont été des êtres seuls, du matin au soir et toute la nuit, bagnards dans leur cabine, mangeant le midi, seuls encore, le sandwich qu’ils s’étaient préparé la veille. Et puis il y a eu la CB…
Blogueurs, nous sillonnons les routes, traçant la nôtre sans toujours savoir où elle nous mène ni pourquoi nous roulons, ne distinguant son dessin qu’une fois que l’on se retourne sur le chemin parcouru. Blogueurs, vains parleurs et vains penseurs, nous sommes seuls mais plus complètement. Il y a dans l’air ces ondes émises, impalpables. Toujours, pas très loin, il y a ces autres poids lourds de la nuit, plus ou moins fantomatiques, dont nous captons les signaux erratiques. Ceux que nous croisons et qui nous renvoient un appel de phares amical. Ceux qui évoluent sur d’autres routes, parallèles. Routes alternatives, jamais tout à fait similaires à la nôtre, toujours un peu indéchiffrables, dont nous suivons la progression avec intérêt et bienveillance. Itinéraires bis que nous n’aurions jamais empruntés (et que nous n’emprunterons plus) mais qui s’acheminent vers des horizons pas si éloignés du nôtre, croit-on deviner.
Cela vaut bien, de temps en temps, d’essuyer un « sale con » laissé au doigt dans la poussière de notre pare-brise.
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Dans le futur, le commerce ne s’adresse plus à des consommateurs mais à des « gens ». Finie l’époque où les entreprises n’avaient d’égard que pour notre portefeuille et nos envies matérielles, elles ont compris que nous étions plus, que nous avions des sentiments et des aspirations plus complexes. Dans le futur, les entreprises tiennent compte de l’humain dans sa globalité, elles s’adressent à la personne.
Tout a commencé avec cette génération de jeunes qui, à partir des années 1980-90, s’est mise à éprouver des émotions pour les produits, à se définir par les marques achetées… D’abord appâtés par les bons, les jeux, les goodies, ces jeunes ont fini par adhérer aux marques sans plus qu’aucun appât soit nécessaire : l’excitation et la foi en la marque sont devenues spontanées.
Aux marchandises ils demandaient qu’elles leur confèrent des qualités, qu’elles véhiculent des valeurs et une philosophie…
Aux marques, ils demandaient du contenu, une âme, un enrobage spirituel. Que tel achat fasse d’eux un rebelle. Tel achat un « homme moderne ». Tel achat une personne solidaire avec les petits producteurs de café…
Aux entreprises ils demandaient d’avoir une attitude. Responsable, ou décalée, ou innovante. Ou au contraire attachée à la tradition.
Et dans le futur, ces jeunes ont gagné du terrain : ils sont jeunes non plus au sens traditionnel 12-18 ans mais jeunesd’aujourd’hui : 12-42 ans. Ils aiment les marques et leurs productions, se prennent d’intérêt pour l’histoire et la culture contenue dans les produits, apprécient la qualité de telle ou telle publicité comme un produit en soi : est-elle drôle, réussie ? Ils s’intéressent aux médias en tant que tels : leurs stratégies, leurs techniques, les buzz, tops et flops qu’ils génèrent… A vrai dire, ils attendent des marques qu’elles les alimentent dans ces domaines : films, vidéos virales, créations, stories, opérations spéciales, concepts… Ils demandent qu’elles soient présentes, vivantes, qu’elles se prononcent, s’impliquent, dialoguent, prennent position sur l’actualité et les idées. Qu’elles participent à leur vie publique et privée. En somme, ils souhaitent une communion d’esprit avec leur marque et leurs produits.
Les entreprises ont pris acte de ce besoin d’estime et d’implication. Dans le futur, toute entreprise quel que soit son secteur, produit en plus de son activité commerciale ou industrielle : du dialogue, des produits culturels, des créations, des conseils, du rêve, des idées, des réalisations morales et spirituelles… Leur nouvelle vocation : être un vecteur d’accomplissement pour « les gens », leur proposer plus que de simples produits : un échange riche en contenu humain.
Ainsi, les entreprises ont développé une nouvelle forme d’existence, qui consiste à s’incarner dans une entité individuelle et personnifiée, proche des gens. Une personnalité avec ses goûts, ses choix, ses centres d’intérêt… Pour cela, elles ont créé le « mana » : l’esprit de la marque. Le mana est le supplément d’âme de l’entreprise auprès de son public. Il cristallise, sous forme d’une charte, les positions et les goûts qu’aurait l’entreprise si elle était une personne, dans tous les domaines : art, politique, philosophie, actualité, musique, sujets de société, cuisine, voyages… Le but étant de porter ces goûts et cette existence à la connaissance du public et de les partager avec eux. Ainsi, dans le futur, il ne faut pas s’étonner qu’une marque soit « pour » la lutte contre le sida, condamne des propos tenus par une célébrité, ou annonce sa préférence, cette année, pour Miss Charentes-Maritimes.
Pour cela, pour donner corps au mana, les entreprises font appel à un « brand DJ ». Le brand DJ est en quelque sorte l’avatar de l’entreprise ; sur le principe du grand couturier qui associe son nom à une collection de prêt-à-porter, il représente la marque, lui donne sa couleur et sa personnalité, existe à sa place et parle en son nom… C’est une personne, souvent déjà renommée, dotée d’un talent charismatique et créatif, qui pour un contrat faramineux sur 5 ou 10 ans, prête à l’entreprise son image et anime l’esprit de marque. Il arrive même qu’on lui demande de jouer la figure du dirigeant à la place de celui-ci !
Le brand DJ est l’idole des fans de la marque. Plus largement, il porte sa parole dans les conférences de presse, les événements publics et privés, les débats médiatiques… C’est lui qui assure le « community management » des réseaux sociaux et tient des discutions privées avec des centaines et des milliers d’internautes. Mais il fait aussi bien plus : il produit des courts métrages, des bandes sons, des compilations branchées, provoque des événements festifs et fédérateurs dans les grandes villes, tout ce qui peut aider le grand public à cerner l’esprit et l’identité de la marque.
Très souvent, pour gérer tout cela de front (les multiples aspects du mana de la marque, l’omniprésence et l’omnidiscours auprès des gens, la production foisonnante de lien social…), le brand DJ est assisté par des cerveaux numériques : des logiciels d’intelligence artificielle fidèles à sa pensée reproduisent ses idées et créent avec lui.
Ainsi, dans le futur, les soirées, les décorations et l’architecture urbaines, les tubes musicaux, les actions collectives, sont très souvent le fait d’un brand DJ ou de l’action humaine des marques. Dans le futur, les gens pensent et agissent par la marque. La marque correspond à une communauté de pensée, après la famille, la nation, la culture… Pour faire valoir une opinion, même spirituelle, on s’agrège à un groupe ou à une marque qui s’en fait l’étendard. On adhère aux mana des entreprises.
L’événement de la semaine, c’est que l’une des scènes de la vie future que j’avais prophétisée ici même s’est réalisée. Le futur est déjà là.
Tout a commencé comme ça, sur le blog C’estLaGêne :
Et puis ils sont arrivés. Au début, ça fait peur une bande de couillons hurlants qui s’introduit chez vous avec la ferme intention de tout saloper. Vous les voyez arriver avec leurs ricanements, se renvoyer la balle les uns les autres, vous voyez le monceau d’imbécilités grossir dans les commentaires… Vous voyez ceux qui restent un peu en retrait, qui ne lancent pas de pierre mais tiennent les manteaux…
Et ça continue. En quelques heures, vous voyez vos statistiques de blog exploser. Les gens proviennent de dizaines de comptes Twitter et Facebook… Vous voyez la machine d’imbécilité se mettre en marche et vous croyez que ça ne va plus s’arrêter. Vous réalisez qu’il n’y a pas grand chose à faire : c’est un énorme tourbillon de bêtise qu’il faut laisser passer.
Retranché, il ne vous reste pas grand chose d’autre que faire comme Philippe Noiret dans Le Vieux Fusil, contraint d’observer la troupe de soldats allemands, avec sa barbarie civile et ordinaire, boire son bon vin, manger ses pâtés, feuilleter sa bibilothèque…
Puis vous prenez du recul. Vous ne lisez plus chaque commentaire individuellement mais vous les regardez dans leur ensemble. Et là, alléluia : il se dessine quelque chose. Ce n’est ni plus ni moins la prophétie dont il est question qui est en train de s’accomplir. Internet du futur. La scène que vous aviez prédit prend forme sous vos yeux. (Re)lisez l’article. Lisez les commentaires puis revenez à l’article : tout y est. Le refuge de l’idiotie et de la vulgarité de masse. La profusion des commentaires. A aucun moment on ne traite du fond ni d’un point précis, c’est simplement une agitation rigolarde. La pensée est enterrée sous les onomatopées, moquée et paradoxalement relayée sur les réseaux sociaux… Et tout ce petit monde repart aussi vite qu’il est venu, on passe à la suite.
Ceci pour dire qu’ici, on ne rigole pas. Vous pouvez me faire confiance : tout ce qui est écrit va véritablement arriver.
Faites votre petit portrait manga, ricanez, et allez mourir en enfer.
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Dans le futur, la télévision a survécu et constitue le dernier îlot d’intelligence et de culture dans le monde médiatique.
Pendant les premières décennies du 21ème siècle, internet était devenu l’outil de la curiosité et de la libre culture, contre une télévision non seulement abêtissante mais manipulatrice dans le traitement de l’information et le façonnage des mentalités. L’avantage évident du web et de ses possibilités, combiné aux ficelles toujours plus grossières de la propagande et à l’accumulation toujours plus gigantesque de bêtise à la télévision, avaient fini par déclencher un transfert de l’audience.
Petit à petit, le modèle s’est adapté, purgé, le public et les investissements ont fui sur internet, emportant avec eux la partie du « PAF » qui s’est adaptée (l’autre est morte). « Les médias » désignent désormais ce PAF reconverti, augmenté des nouveaux acteurs. « Internet » ne désigne plus non plus la même chose : il est l’outil principal d’information et de divertissement des masses, capable de proposer immédiateté des contenus, des achats, des envies, consultation à volonté, consommation d’information et de produits culturels à usage unique…
Il a fallu peu de temps pour que cet internet-là se révèle le refuge idéal de l’idiotie et de la vulgarité de masse. Une idiotie « 2.0 », renforcée par l’interactivité et les avis donnés à moindre frais. Disparition des repères médiatiques (organes officiels, « spécialistes »…), démultiplication des acteurs, profusion des contenus et des commentaires… Sur cet internet, toute pensée ou idée nouvelle est immédiatement livrée et publiée avec sa contradiction et son éloge, enterrée sous les avis à 2 sous ou bien automatiquement et simultanément analysée par des centaines de relais à la fois, « éclairée », dépiautée, analysée, dépouillée jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une épluchure desséchée rendue stérile et inoffensive, et on passe à la suite !
Dans le futur, internet a en réalité permis de pousser la logique médiatique jusqu’au bout. Il est l’outil le mieux à même de réellement contrôler l’idiotie, de l’orienter, de l’organiser et de l’utiliser. Idiotie en réseau, idiotie cumulée, simulée, provoquée, idiotie contradictoire… Le pouvoir, une fois qu’il eut repris l’outil en main économiquement, techniquement et juridiquement, a disposé d’un système qui lui permettait d’égarer ou de mobiliser les opinions selon ses besoins, semant la zizanie dans une information rendue totalement illisible tout en préservant une apparence de liberté totale.
Laissée loin derrière ce brouhaha, la télévision a connu et connaît encore des années de disette, mais elle subsiste. Ce passage à vide a été l’occasion de la voir réinvestie par l’intelligence. Quelques chaînes, tenues par des « dissidents » ou des associations, soutenues par des mécènes, diffusent culture et information alternatives. Il faut le reconnaître, les programmes, parfois intéressants, trahissent un manque de moyens. Les chaînes se partagent parfois une même fréquence et les mêmes studios. Les programmes ne s’enchaînent pas en continu, ils sont entrecoupés de plages de silence ou de musique. Qui cette télévision intéresse-t-elle encore, sinon quelques « non-branchés », personnes seules et cultivées qui ont encore la volonté de traiter un sujet dans sa profondeur, la patience d’attendre que ce qui les intéresse vienne à eux, la curiosité de découvrir un programme qu’ils n’ont pas sollicité, ou encore l’humilité de prendre une leçon sans faire valoir son avis ?