Fallait pas

P0D2872840G

Ce sentiment qu’on ne vaut tout de même pas tout ça, que nos petits besoins de consommateur ne méritent pas toute cette débauche d’industrie, de technologie, d’efforts déployés pour soi. Les livres de Baudoin de Bodinat nous connectent efficacement à ce sentiment de « too much », qu’une certaine folie collective nous a toujours dissimulé : le fait que l’on ne s’étonne pas de faire tourner des centrales nucléaires simplement pour nous raser le matin ou de nous faire couler un café, ou qu’on éjecte des satellites de téléphonie dans l’espace afin que l’on puisse demander ce qu’on mange ce soir…

Exemple, ce joggeur de ville croisé cet hiver, équipé d’un article molletonné spécialement découpé pour épouser son visage, le protéger du froid qui pique, tout en le laissant voir et respirer. Une cagoule somme toute, mais bien différente de l’écharpe de ski, l’écharpe chic, l’écharpe en lin et la cagoule pour braquage de banque qu’il possède déjà : une cagoule à usage exclusivement sportif, en matière respirante, légère, confortable à n’en point douter, évidemment lookée comme un article de running. Le coureur ne semblait pas ému une seconde qu’une industrie Décathlon entière se soit attelée à la tâche, ait réfléchi et confectionné en masse cet accessoire exactement adéquat pour son petit usage. S’il faut faire dessiner des stylistes, produire des tissus de synthèse et coudre de petites mains asiatiques pour que Monsieur soit parfaitement à l’aise pendant sa course du matin, soit. C’est tout à fait normal.

Exemple, la jeune étudiante qui trouve tout naturel de pouvoir générer des milliers d’heures de vidéo sur YouTube, d’encombrer des téraoctets de serveurs à l’autre bout du monde pour se montrer déballant une paire de chaussures, une tablette numérique, ou pour commenter idiotement une émission de télé déjà idiote. Hypertrophie narcissique. C’est normal et c’est de l’en empêcher qui serait dictatorial.

Exemple, ces films à grand spectacle et budget faramineux, déployant des trésors de technique et de pyrotechnique pour à la fin aboutir à un film de plus, générer un effet affectif laborieux qui ne restera dans l’esprit des amateurs les plus férus que quelques heures après la projection, déjà éclipsé par l’annonce d’une suite, d’un prequel, d’un volet 2, 3, 4 à la franchise. Mégalomanie du consommateur. Personne pour ressentir cette chose, ce sentiment de confusion : « c’est très gentil, mais fallait pas… ».

Le monde semble compter autant de gens convaincus par la nécessité d’une consommation responsable, plus sobre, plus raisonnée… que de personnes absolument étrangères à ce sentiment de « fallait pas », y compris et surtout pour leurs usages les plus futiles. Ils sont autant, et ce sont souvent les mêmes.

Penser alla prima

alla-prima

La peinture alla prima est une technique qui consiste à saisir son sujet « sur le vif », en une seule séquence et une seule couche.

En littérature, on pourrait dire que l’époque où l’on écrivait de façon manuscrite était un alla prima. L’écriture manuscrite, pour l’intellectuel ou l’écrivain, avait pour effet de générer une tension de la pensée afin que l’idée se formule immédiatement sous la plume, du premier jet ou presque. Le brouillon et la rature, sur papier, sont évidemment possibles, mais dans l’ensemble, on écrit « sans filet », avec l’intention de toucher au but du premier coup.

Les choses sont différentes avec le clavier et le traitement de texte, où tout ce qui se transcrit sur la page blanche a un caractère provisoire et peut être manié, remanié, déplacé, copié-collé à l’envi jusqu’à ce que la formulation satisfasse. La différence peut sembler anodine mais elle influence peut-être sur le long terme la façon d’écrire et surtout de penser. Face à la page Word, l’esprit peut se permettre d’être relâché, rien n’est grave, n’a de conséquence définitive, et rien n’impose de faire jaillir sa vérité du premier coup : la pensée est autorisée à poser des bribes d’idées, dont l’ordonnancement viendra dans un second temps.

Avec le développement de la vidéo comme moyen d’expression personnelle, on assiste peut-être à un revirement, au retour de cette pensée alla prima que forgeait la contrainte manuscrite. On trouve aujourd’hui sur YouTube des personnes qui réfléchissent en plan séquence, freestylers de la pensée – certes, ils ont pu préparer leur intervention avant d’appuyer sur REC, toujours est-il qu’ils se lancent sans filet et fixent leurs idées d’un seul tenant, en une seule prise.

Deal de clic

obs

Mon article sur YouTube et la télé a fonctionné. Un sujet plus people qu’à l’accoutumée, partagé et retweeté à gogo par quelques héros du web émus de me voir prendre la défense de David contre Goliath… et ébruité jusqu’aux oreilles de sites de presse. Le deuxième jour, rue89 me contactait pour me proposer de reprendre l’article.

Sur le moment on est évidemment flatté de voir sa prose en Une d’un média officiel. Mais lorsqu’on est un œil et qu’on y songe quelques jours plus tard, on trouve matière à réflexion. Retour sur le procédé.

  • rue89 me contacte par e-mail pour me proposer la reprise de l’article, moyennant citation de la source et lien vers mon blog. Les présentations vont vite et l’on me presse d’accepter car il faut « rester dans l’actu » et battre le fer tant qu’il est chaud,
  • je dois en « dire un peu plus sur qui je suis » – le journaliste n’ayant visiblement pas pris la peine de cliquer sur 1 ou 2 de mes articles précédents pour s’en faire une idée. Le descriptif informel que je lui fais sera en fait repris quasi tel quel pour l’encadré qui me présente dans l’article de rue 89,
  • j’en profite pour lui caser un mot sur le livre que j’ai publié en 2015, où il est question entre autres du sujet qui les intéresse : la mutation du paysage médiatique traditionnel. Ma seule doléance est de placer dans mon encadré un lien vers le livre sur Amazon.
  • Demande refusée car rue89 « ne fait pas de placement de produit ». Je n’obtiens qu’un lien indirect vers mon blog.

 

lobs rue89Récupère, récupère-donc, je t’en prie

C’est ainsi que l’article est publié le soir même sur rue89. Chouette. Mais le jour suivant, il ne figure déjà plus en vitrine. Il a été remplacé par une brève Arrêt sur Images du journaliste Daniel Schneidermann, qui traite une troisième fois de mon sujet, sans rien y apporter de neuf. Il salue tout de même au passage la sagacité du blogueur « Un Œil ». A la différence cette fois-ci que le lien sur le mot « blogueur Un Œil » ne pointe pas chez moi mais vers l’article de rue89.

On récapitule donc. Pour espérer bénéficier de trafic (le seul avantage que j’aie à donner mon article) et qu’un lecteur de rue89 arrive jusqu’à moi, il me faut imaginer qu’il :

  • clique d’abord sur l’article « Arrêt sur Images »,
  • une fois sur cet article, qu’il clique sur le lien qui l’amène à l’article de rue89,
  • une fois arrivé là (il a déjà lu 2 articles sur le sujet), qu’il lise l’encadré qui me présente et clique sur un lien qui l’amène sur mon blog.

A titre d’information, on estime en général que seuls 2 à 5 % des visiteurs d’une page cliquent sur le lien suivant dans le meilleur des cas. Je suis enfoui à trois couches de profondeur. Quatre si je veux que le visiteur soit en situation d’acheter un exemplaire de mon livre.

tableau

Alors, faisons les maths, comme disent les Anglais :

  • A l’instant où j’écris, mon article a rapporté 76 347 visites à rue89. C’est plus de 10 fois leur trafic habituel si je me fie rapidement à leurs autres articles de même type.
  • rue89 « ne fait pas de placement de produit », mais affiche néanmoins de l’espace publicitaire sur son site et en tire des revenus. J’ai donc multiplié par 10 le potentiel de revenus de rue 89 sur cet article.
  • Pour ma part, sur mon propre blog, l’article a été vu 13 745 fois. Si je totalise les visites qui me sont provenues de rue89, Arrêt sur Images et l’Express.fr (lui aussi a écrit sur le sujet en faisant un lien vers mon blog), cela ne représente que 12 % des visites de mon article. Le reste, je l’ai fait « tout seul », c’est-à-dire grâce à la promotion de lecteurs qui ont partagé l’article par leurs propres moyens.

Conclusion 1 : les internautes « citoyens » (blogueurs, twitteurs, lecteurs, youtubeurs…) ont une puissance d’émission supérieure aux « grosses machines », n’en déplaise encore une fois à la bande à Ruquier. J’ai offert plus de visibilité au site « indépendant et participatif » qu’est rue89 que lui ne m’en a renvoyé. Le deal a été plus intéressant pour lui que pour moi, et pour cause : de deal il n’y a pas eu. Le semblant de contrepartie offert (ton article contre la mention de l’auteur et un lien vers ton blog) est en réalité la moindre des honnêtetés, mais certainement pas une rétribution.

Conclusion 2 : rue89 et les autres médias qui ont repris mon article, se sont ce faisant offert à moindre frais une posture de pourfendeur du vieux monde (dont ils font partie) et de défenseur du YouTubeur opprimé… Mais dans les faits ils cannibalisent, pour survivre, ces petits médias à leur profit. Sans doute ont-ils des radars qui leur signale tout article sur le web qui franchit un certain seuil de résonance, pour lui proposer un « partenariat de visibilité »…

Sur le plus long terme, ces médias sont encore gagnants puisqu’une fois le buzz passé, ils conservent l’avantage du référencement. Celui qui cherche aujourd’hui sur Google à se renseigner sur « Natoo+Ruquier » se voit proposer les articles de rue89, Arrêt sur images, mais pas le mien.

Bilan de l’opération ? C’est chouette, j’ai fait des « vues » comme on dit. Mais la contribution des médias qui m’ont mis en lumière est toute relative. Les quelques visiteurs supplémentaires qu’ils m’ont apporté, attirés par le sujet « Ruquier », ne sont sans doute pas intéressés par le reste de mon blog et sont repartis aussitôt. Un clochard qui s’assied sur les Champs-Elysées, lui aussi, fait plus de « vues » que s’il était resté dans sa petite rue, mais cela n’a peut-être aucun effet sur ce qu’il ramasse dans son chapeau !

Le bedroom rock

Sur internet, on peut trouver quantité de ces vidéos de gratteux anonymes qui reprennent de grands morceaux de rock assis sur un coin de lit ou à leur bureau… Prodiges parce que jeunes, très jeunes même parfois, incroyablement techniques, prodiges parce qu’ils s’attaquent aux morceaux les plus ardus et sont capables de les restituer à la note près… Sauf qu’il leur manque le « modjo ».

C’est le syndrome du musicien de studio, qui a des heures de pratique derrière lui, qui peut jouer tout ce que vous voulez dans tous les styles, mais dont le jeu manque un poil de personnalité. Vous appuyez sur un bouton et il joue heavy. Sur un autre il joue cubain. Encore un autre et un admirable « Jeux interdits » lui sort du bout des doigts. Toutes les notes sont là, à leur place, l’instrument sonne exactement comme il faudrait… mais le rendu est comme froid, désincarné, « l’âme » de la chanson est restée accrochée au porte-manteaux. On ne saurait dire ce qui cloche mais le fait est là : la magie n’opère pas.

Il y a quelque chose qui tient peut-être de l’illusion possessive : la chose qui fait qu’au moment où l’on croit toucher le truc du doigt, il s’effrite. Ces gratteux anonymes sont un peu l’équivalent en musique des restaurateurs en peinture. Et ils sont bien sympathiques au fond. Il faudrait simplement leur inventer un registre à eux, entre musique et prouesse technique. Le « bedroom rock », que ça s’appellerait. Le bedroom rock : c’est bien, mais juste dans ta chambre.

Trouver ce qui n’est qu’en soi

C’est une formule de Richard Millet, dans L’Orient désert.

Trouver ce qui n’est qu’en soi. Idée d’apprentissage, d’affinage, quête d’une définition de soi, extraction de ce qui fait notre essence, notre spécificité…

 

Trouver ce qui n’est qu’en soi est une tâche d’autant moins facile à l’heure d’internet, des blogs et de l’explosion confessionnelle. Si vous pensez encore que vous êtes unique, que vous avez une particularité, que les autres ne peuvent pas comprendre, un très bref coup d’œil sur le net vous révèlera que vous n’êtes pas si original, que nous sommes un paquet à avoir des idées somme toute assez similaires.

  • Vous vous prévalez d’un parcours un peu spécial qui vous confère une vision des choses pas courante ? Vous vous êtes constitué une culture à la force de votre jugement, hors des sentiers battus ? Cherchez bien : il y a 4 ou 5 blogs qui pensent peu ou prou comme vous, qui disent pareil et mieux que vous.
  • Vous avez une formidable idée de photo à prendre ? Tapez dans Google Images : elle existe certainement déjà, ou presque. Toutes les photos possibles ont déjà été prises par quelqu’un. Allez les déposez sur FlickR, à côté des millions d’autres.
  • Vous pensez que ce qui vous sépare principalement des gens autour, c’est qu’eux acceptent la médiocrité de leur quotidien sans broncher, comme des robots ou des morts-vivants, tandis que vous, vous tolérez cela pour l’instant mais vous méritez mieux ? Lisez un peu : rien n’est plus commun que ce sentiment. Sous son regard bovin, votre voisin, une fois rentré du boulot le soir, exprime ces mêmes choses quand il en a l’occasion. Il se demande ce qu’il fait là et il attend son heure.

En rendant ainsi apparente la ressemblance de nos vies et de nos aspirations, Internet est un formidable broyeur d’ego, comme devait l’être le service militaire en son temps : les jeunes baudruches arrogantes viennent s’y briser au contact du monde, se rendre compte qu’elles n’ont simplement pas encore assez vécu.

Ce ne peut être que positif. Déprimant au départ puis positif. Cela veut dire que nous nous sommes mépris sur ce qui n’est qu’en nous. Cela veut dire que nous avions jusqu’à présent mal placé notre individualité. Qu’il nous faut chercher encore. Simplement reprendre la route, et creuser encore, pousser plus loin.