Anachorisme

On connaît bien l’anachronisme, ce détail incohérent situé à une époque historique où il ne devrait pas être. On aime le repérer dans un discours ou un film de reconstitution. Il n’y a pas de mot en revanche pour désigner son équivalent géographique : l’incongruité spatiale, la chose qui, pour le dire simplement, n’est pas à sa place et n’a rien à faire ici ! 

On pourrait inventer “anachorisme”, du grec khora qui signifie endroit ou espace. Le mot n’existe pas vraiment bien qu’on en trouve l’occurrence dans un ouvrage publié en 1987 : La notion d’anachorisme en géographie. Une fleur qui pousse sous un climat qui n’est pas le sien est un anachorisme, comme le serait un panda vivant au Sénégal. Des sushis à la carte d’un menu chinois, un Jeff Koons trônant au milieu de la Galerie des glaces… sont des anachorismes, de type culturel ou civilisationnel, ceux-là. 

Le meilleur exemple pour saisir la notion d’anachorisme culturel est le cas Johnny Hallyday. Chanteur français issu de la vague “yé-yé” (mouvement anachorique par excellence), Johnny Hallyday alias Jean-Philippe Smet aura vécu une existence entière en déphasage total avec sa géographie naturelle. Sa vie, son œuvre, son pseudonyme, sa passion pour les motos Harley ou les carrosseries aux portières peintes de flammes orange, son goût pour les débardeurs noirs imprimés de coyotes hurlant à la lune… Tout en lui relevait de l’anomalie géo-culturelle. Johnny en tant que phénomène, n’avait aucune raison de se produire là où il s’est produit et toutes les raisons de se produire ailleurs. 

Si l’exemple est probant, c’est aussi par sa synchronicité parfaite avec la vague historique qui diffusa ce type nouveau d’anachorisme, à savoir le plan Marshall ou l’investissement massif des Etats-Unis après 1945 pour la domination culturelle de l’Europe occidentale. Comme les chewing-gums et les cigarettes Lucky Strike, Johnny est un produit d’import, un effet secondaire du soft power américain débarqué sur notre sol pour équiper les foyers français à la suite des GIs, des frigidaires et des machines à laver. L’anachorisme culturel, si fantaisiste qu’il paraisse, n’est jamais tout à fait gratuit ni spontané. 

La comédie yankee de Johnny, au moins, était encore capable de nous faire sourire. On pouvait alors en percevoir encore le kitsch gentiment ridicule, en ressentir l’anachorisme. Il n’en va pas de même pour ses succédanés actuels. On voit aujourd’hui autour de nous des exubérances tout aussi saugrenues que Johnny, tels ces parfaits rednecks français, bras tatoués, chemise canadienne sur le dos et casquette Charlotte Hornets sur la tête, faisant le heavy metal avec les doigts au son d’un mauvais punk californien, autour du barbecue. Qui oserait leur rappeler qu’ici, nous ne sommes qu’en Vendée ? Ou encore ces Parisiens qui se passionnent pour la présidentielle américaine tous les quatre ans : ils rient, ils pleurent, et la bavure d’un policier sur un noir en Floride les émeut davantage que vingt mains et yeux de manifestants arrachés en bas de leur rue. Savent-ils encore qu’ils ne sont pas américains ? 

Nous-mêmes ne percevons plus ces divers clowns comme anachoriques à la façon d’un Johnny : ils se sont répandus, normalisés, et même enracinés, faisant de leur cinéma une seconde nature. On pourrait craindre qu’ils se sentent engoncés dans leur accoutrement intello-culturel venu d’ailleurs, mais eux s’y sentent parfaitement à l’aise.«  C’est que le plan Marshall a porté ses fruits et que la mondialisation qui lui a succédé dans les années 1990 a véhiculé à son tour son lot d’anachorismes déchaîné. La libre circulation des capitaux et des marchandises aura libéré avec elle la circulation des idées et celle de la bêtise. Subitement, les peuples du monde se sont mis à adopter des us et coutumes étrangers comme s’ils les avaient toujours pratiqués. Certains concitoyens célèbrent ainsi Halloween plus volontiers que la Toussaint ou Mardi gras. Ils « font le Black Friday » dans le centre-ville de Niort à la recherche d’un article rare mais vendu au même instant dans un magasin rigoureusement similaire à San Diego, Wuhan et Abu Dhabi, sans s’aviser de la loufoquerie que cela représente. Du nord au sud de la France, chaque ville a désormais son marché de Noël alsacien, sa fête de la Saint-Patrick en happy hour, son stand d’huîtres de Marennes, son espace alloué au naturisme… Il s’agit de pouvoir consommer de tout à chaque endroit et chaque instant si on le souhaite ; et de retrouver réciproquement à tout endroit du globe ce à quoi je suis habitué. Ce qui est possible quelque part doit l’être partout. C’est un droit inaliénable, pour la consommation de masse comme pour le folklore et pour le snobisme mondain. Un lieu ne doit se différencier d’un autre que par ses coordonnées GPS. Vous êtes ici. Je suis là-bas

Un bon indicateur de l’enracinement de cet anachorisme culturel est l’affaire CopyComics, qui révélait il y a quelques années comment la fine fleur de l’humour français faisait rire le pays avec des sketchs entièrement pompés à Broadway. En temps normal, l’humour est chose culturelle. Un Fernandel, un Devos, pouvaient bien récolter tout le succès qu’ils voulaient ici, ils n’auraient pas fait mouche à l’étranger à leur époque, parce que leur fonds de commerce était terroir, non exportable, parce qu’alors on ne vivait pas et ne pensait pas les mêmes choses d’un bout à l’autre de la planète. Aujourd’hui, on mange pareil, on rêve pareil, au point qu’il est possible de transposer littéralement l’humour intimiste d’un américain désabusé au gymnase de Tourcoing : cela fonctionne, le gars du coin se reconnaît dans les déboires d’un New-yorkais. 

Cela dit quelque chose de la standardisation des goûts et des humeurs. Les normes et les réglementations s’harmonisent, les sensibilités avec. À ceci près que, dans la nature, notre panda anachorique du Sénégal s’adapterait : il finirait par perdre son pelage, changerait la forme de ses pattes, délaisserait le bambou dans son alimentation pour le remplacer par des dattes… C’est la loi de l’Evolution. L’anachorisme humain, lui, adapte son milieu plutôt qu’il ne s’adapte à celui-ci. Ce n’est pas qu’il se soit aventuré dans un nouveau biotope au prix d’une longue marche ou d’une longue errance. C’est qu’il est resté où il est, et qu’il fait plutôt changer les essences d’arbres et de feuilles, qui étaient là elles aussi.