Anachorisme

On connaît bien l’anachronisme, ce détail incohérent situé à une époque historique où il ne devrait pas être. On aime le repérer dans un discours ou un film de reconstitution. Il n’y a pas de mot en revanche pour désigner son équivalent géographique : l’incongruité spatiale, la chose qui, pour le dire simplement, n’est pas à sa place et n’a rien à faire ici ! 

On pourrait inventer “anachorisme”, du grec khora qui signifie endroit ou espace. Le mot n’existe pas vraiment bien qu’on en trouve l’occurrence dans un ouvrage publié en 1987 : La notion d’anachorisme en géographie. Une fleur qui pousse sous un climat qui n’est pas le sien est un anachorisme, comme le serait un panda vivant au Sénégal. Des sushis à la carte d’un menu chinois, un Jeff Koons trônant au milieu de la Galerie des glaces… sont des anachorismes, de type culturel ou civilisationnel, ceux-là. 

Le meilleur exemple pour saisir la notion d’anachorisme culturel est le cas Johnny Hallyday. Chanteur français issu de la vague “yé-yé” (mouvement anachorique par excellence), Johnny Hallyday alias Jean-Philippe Smet aura vécu une existence entière en déphasage total avec sa géographie naturelle. Sa vie, son œuvre, son pseudonyme, sa passion pour les motos Harley ou les carrosseries aux portières peintes de flammes orange, son goût pour les débardeurs noirs imprimés de coyotes hurlant à la lune… Tout en lui relevait de l’anomalie géo-culturelle. Johnny en tant que phénomène, n’avait aucune raison de se produire là où il s’est produit et toutes les raisons de se produire ailleurs. 

Si l’exemple est probant, c’est aussi par sa synchronicité parfaite avec la vague historique qui diffusa ce type nouveau d’anachorisme, à savoir le plan Marshall ou l’investissement massif des Etats-Unis après 1945 pour la domination culturelle de l’Europe occidentale. Comme les chewing-gums et les cigarettes Lucky Strike, Johnny est un produit d’import, un effet secondaire du soft power américain débarqué sur notre sol pour équiper les foyers français à la suite des GIs, des frigidaires et des machines à laver. L’anachorisme culturel, si fantaisiste qu’il paraisse, n’est jamais tout à fait gratuit ni spontané. 

La comédie yankee de Johnny, au moins, était encore capable de nous faire sourire. On pouvait alors en percevoir encore le kitsch gentiment ridicule, en ressentir l’anachorisme. Il n’en va pas de même pour ses succédanés actuels. On voit aujourd’hui autour de nous des exubérances tout aussi saugrenues que Johnny, tels ces parfaits rednecks français, bras tatoués, chemise canadienne sur le dos et casquette Charlotte Hornets sur la tête, faisant le heavy metal avec les doigts au son d’un mauvais punk californien, autour du barbecue. Qui oserait leur rappeler qu’ici, nous ne sommes qu’en Vendée ? Ou encore ces Parisiens qui se passionnent pour la présidentielle américaine tous les quatre ans : ils rient, ils pleurent, et la bavure d’un policier sur un noir en Floride les émeut davantage que vingt mains et yeux de manifestants arrachés en bas de leur rue. Savent-ils encore qu’ils ne sont pas américains ? 

Nous-mêmes ne percevons plus ces divers clowns comme anachoriques à la façon d’un Johnny : ils se sont répandus, normalisés, et même enracinés, faisant de leur cinéma une seconde nature. On pourrait craindre qu’ils se sentent engoncés dans leur accoutrement intello-culturel venu d’ailleurs, mais eux s’y sentent parfaitement à l’aise.«  C’est que le plan Marshall a porté ses fruits et que la mondialisation qui lui a succédé dans les années 1990 a véhiculé à son tour son lot d’anachorismes déchaîné. La libre circulation des capitaux et des marchandises aura libéré avec elle la circulation des idées et celle de la bêtise. Subitement, les peuples du monde se sont mis à adopter des us et coutumes étrangers comme s’ils les avaient toujours pratiqués. Certains concitoyens célèbrent ainsi Halloween plus volontiers que la Toussaint ou Mardi gras. Ils « font le Black Friday » dans le centre-ville de Niort à la recherche d’un article rare mais vendu au même instant dans un magasin rigoureusement similaire à San Diego, Wuhan et Abu Dhabi, sans s’aviser de la loufoquerie que cela représente. Du nord au sud de la France, chaque ville a désormais son marché de Noël alsacien, sa fête de la Saint-Patrick en happy hour, son stand d’huîtres de Marennes, son espace alloué au naturisme… Il s’agit de pouvoir consommer de tout à chaque endroit et chaque instant si on le souhaite ; et de retrouver réciproquement à tout endroit du globe ce à quoi je suis habitué. Ce qui est possible quelque part doit l’être partout. C’est un droit inaliénable, pour la consommation de masse comme pour le folklore et pour le snobisme mondain. Un lieu ne doit se différencier d’un autre que par ses coordonnées GPS. Vous êtes ici. Je suis là-bas

Un bon indicateur de l’enracinement de cet anachorisme culturel est l’affaire CopyComics, qui révélait il y a quelques années comment la fine fleur de l’humour français faisait rire le pays avec des sketchs entièrement pompés à Broadway. En temps normal, l’humour est chose culturelle. Un Fernandel, un Devos, pouvaient bien récolter tout le succès qu’ils voulaient ici, ils n’auraient pas fait mouche à l’étranger à leur époque, parce que leur fonds de commerce était terroir, non exportable, parce qu’alors on ne vivait pas et ne pensait pas les mêmes choses d’un bout à l’autre de la planète. Aujourd’hui, on mange pareil, on rêve pareil, au point qu’il est possible de transposer littéralement l’humour intimiste d’un américain désabusé au gymnase de Tourcoing : cela fonctionne, le gars du coin se reconnaît dans les déboires d’un New-yorkais. 

Cela dit quelque chose de la standardisation des goûts et des humeurs. Les normes et les réglementations s’harmonisent, les sensibilités avec. À ceci près que, dans la nature, notre panda anachorique du Sénégal s’adapterait : il finirait par perdre son pelage, changerait la forme de ses pattes, délaisserait le bambou dans son alimentation pour le remplacer par des dattes… C’est la loi de l’Evolution. L’anachorisme humain, lui, adapte son milieu plutôt qu’il ne s’adapte à celui-ci. Ce n’est pas qu’il se soit aventuré dans un nouveau biotope au prix d’une longue marche ou d’une longue errance. C’est qu’il est resté où il est, et qu’il fait plutôt changer les essences d’arbres et de feuilles, qui étaient là elles aussi.

La Culture à majuscule

**Je réédite ici le billet initialement publié le 29/09, que j’ai réécrit et développé.  Les 3 premiers commentaires de l’article se référaient à la version précédente.**

L’un de mes amis, Indien, ne se sent absolument pas concerné par la Culture. Lorsqu’il vient à Paris, rien ne l’intéresse d’autre que la gare du Nord où il trouve tous les produits indiens qu’il affectionne. Il a pourtant un haut niveau d’études, une bonne ouverture d’esprit, a déjà vécu dans différents pays… mais vous ne le ferez jamais entrer dans un musée. Quel qu’il soit. Ni même visiter un monument. Il préfère vous attendre dehors, seul, à l’entrée, sur un banc. Son détachement par rapport à la Culture est total.

Comme il dit, les musées, les visites, il fera tout cela quand il sera vieux ! Pourtant, ses parents le sont, vieux, mais ils ne sont pas mieux disposés : la fois où ils sont venus le voir à Marseille, c’était leur première fois en Europe mais ils n’ont pas mis le nez dehors. Ça ne les a pas turlupiné de voir un peu à quoi ressemblait la ville ou le pays, ni autre chose que leur fils. Les trois semaines où ils sont restés, ils les ont passées à l’intérieur, attendant qu’il rentre du boulot le soir.

Une telle incuriosité est difficilement compréhensible pour celui qui considère la Culture comme un bien aussi vital que l’eau et l’air, une soif naturelle partagée par tous les êtres humains, et l’accès à la Culture comme un droit fondamental. Et c’est bien sur ce postulat que se fonde la Culture avec un grand « c ». Par sa majuscule, elle affirme son caractère universel. La Culture est universelle tout comme le Patrimoine est mondial : tous deux se présentent comme l’héritage commun de l’humanité et vont puiser dans toutes les cultures, y compris celles qui n’ont rien demandé. On admet que le Beau soit relatif, mais la recherche de ce Beau, la fascination, la sacralisation de ce Beau sont, elles, censées être le lot de tous.

Dans ce contexte, l’incuriosité de mes Indiens, leur désintérêt total, résonne comme un blasphème, une offense à cette conception des choses. Elle nous oblige à envisager d’autres mondes, impies, où la Culture à majuscule n’a tout simplement pas cours. Je ne suis pas connaisseur de l’Inde, mais les indices que m’en donne cet ami tracent les contours d’une civilisation où le rapport au patrimoine, à ce qui est antique, à ce qui est « Beau », est inexistant. Là-bas, il ne semble pas y avoir de vénération pour l’ancien. On n’a pas de scrupule à détruire le vieux pour en faire du neuf. Ce qui pour nous est un bijou ancien sera pour eux un vieux bijou : ils en fondront l’or pour faire un bracelet plus beau et plus neuf, ou encore on se débarrassera sans état d’âme d’une porte en bois sculpté traditionnelle si un touriste en propose une somme, parce que cette vieillerie n’a pas la valeur de « monument historique » qu’elle aurait chez nous.

Ainsi, ce que nous appelons « la Culture », présumant par là qu’elle est le dénominateur commun à tous les hommes ne représente en réalité que l’interprétation proprement occidentale de la Culture. L’activité de classer, préserver, exposer, visiter, est une préoccupation européenne au fond. Peut-être même française tant les choses sont déjà différentes à peine traverse-t-on la Manche :

  • chez nos amis britanniques, on peut visiter des châteaux vidés de substance historique, agrémentés de décors cheap censés reconstituer l’époque (panneaux pédagogiques, mises en scène grotesques avec mannequins en cire et festins en plastique, musées de l’horreur moyenâgeuse et exagération puérile du côté « château fort »…) – autant de choses qui seraient sacrilèges en France.
  • chez nos amis américains, le statut « d’intellectuel », qui chez nous octroie une véritable autorité, n’a pas son équivalent et fait plutôt sourire.

BHL invité d’un late show américain

La « Culture », une invention européenne donc, circonscrite dans l’espace mais aussi dans le temps. Les premiers musées publics ne datent que de la Révolution française. C’est à partir de ce moment qu’apparait la Culture à majuscule, la Culture comme volonté de protéger les œuvres, de centraliser leur gestion, de les donner à voir au public… A partir de ce moment que l’œuvre d’art puis l’œuvre culturelle sont  sanctuarisées, mises sous cloche, transformées en objet d’étude esthétique, scientifique, pédagogique. Et il faut lire le texte de Paul Valéry sur les musées (ici) pour se rendre compte de toute la bizarrerie qu’une telle approche peut contenir.

En d’autres époques, il faut être conscient que la Culture à majuscule pourrait sembler incongrue, y compris à un occidental. Fréquenter un musée et jouir de l’aspect esthétique et intellectuel de l’art nous semble aujourd’hui la marque du raffinement, mais un homme raffiné du passé pourrait trouver extraordinairement vulgaire et dérisoire de voir amassées en un même lieu un maximum d’œuvres déracinées de leur contexte original. Pourrait-il même comprendre qu’on maintienne en état un ensemble comme Versailles plusieurs siècles après qu’il ait perdu toute fonction, dans l’unique but d’y faire déambuler les ploucs du monde, avec leur bermuda, leurs lunettes de soleil et leurs T-shirts à message ? Et que pourrions-nous admirer aujourd’hui si la Culture à majuscule et ses agents conservateurs avaient toujours fait la loi ? Un baron Haussmann n’aurait jamais pu éclore et remodeler Paris pour lui donner son style.

Que la Culture à majuscule coïncide avec la Révolution française, du reste, n’est pas si étonnant. Elle relève de cette mentalité qui a proclamé « universelles » des valeurs (les Droits de l’Homme, la Liberté, la Démocratie…) qui en réalité lui étaient propres, qui découlaient d’un cheminement philosophique particulier, local, occidental… Une mentalité incapable de réaliser que « l’universalisme » qui sous-tend ces valeurs est lui-même un concept culturel, post-chrétien, dans lequel d’autres ne se sentent pas nécessairement inclus. C’est ce qu’il y a de pernicieux chez les éclairés de l’Occident : à l’origine de la Culture à majuscule comme de ces autres valeurs, il y a une intention de bonté et d’humanisme, mais une bonté similaire à celle qui nous mis en tête d’aller évangéliser les sauvages. Ce qu’on appelle « Patrimoine mondial de l’Humanité » est en réalité le Patrimoine mondial de l’Humanité occidental : la liste n’en a pas été établie par l’humanité elle-même, elle est l’application d’une logique culturelle européenne à l’ensemble des civilisations. Avec la Culture à majuscule, l’Occident prend sur lui de préserver le « patrimoine mondial » : le sien comme celui des autres. Notamment celui des peuples qui ne seraient pas assez responsables pour en avoir le souci.

Tectonique des classes

restricouv

Retrouvez l’intégralité des Scènes de la vie future ainsi que des inédits, sous forme de livre (108 pages) à commander maintenant en cliquant sur ce bouton : Support independent publishing: Buy this book on Lulu.

 

Dans le futur, le processus de moyennisation des classes dans les sociétés démocratiques est arrivé à son terme : la grande majorité de la population (jusqu’à 75 % dans les pays développés) se situe dans une large classe moyenne supérieure, homogène, diplômée, vivant dans les grandes villes où la pression immobilière a fait définitivement fuir les couches plus populaires.

Cette grande classe brigue des emplois salariés qualifiés ou intellectuels. Elle travaille dans le secteur des services, la communication, la banque, la vente, le divertissement… Son activité s’exerce dans un entre-deux pas très défini entre loisir et travail : c’est une combinaison d’occupations plus ou moins rémunérées que l’on alterne au cours de sa vie. Piges, contrats, rentes ou de revente… L’individu de la classe moyenne supérieure n’a pas de scrupule à être cadre d’entreprise un jour, puis à tenir un commerce le lendemain, ou à offrir sa disponibilité sur internet pour des services de particulier à particulier, comme faire des courses, livrer un colis, monter un meuble… Dans le futur, les gens sont des citadins de niveaux d’études relativement équivalents, qui se rendent des services mutuellement moyennant finance.

Dans le futur, pour autant, il faut bien continuer à manger, à produire et assurer le travail dont les citoyens sont dispensés du fait de leur qualification. Pour cela, il y a la multitude constituée d’immigration irrégulière et des minorités sociales résiduelles. Cette strate n’est pas appelée « classe » car elle est sociologiquement hétérogène et que les immigrés irréguliers, par définition, ne sont pas reconnus officiellement. Mais elle existe bel et bien et assure la production industrielle, agricole, la construction…  Alors que la classe moyenne supérieure est concentrée dans les grandes villes, les « travailleurs » vivent dans les zones rurales, périurbaines ou semi-industrielles qui constituent les interstices entre les villes-principautés.

Qu’est-ce qu’une ville-principauté ? Dans le futur, les métropoles sont la nouvelle unité de pouvoir, indépendamment des instances étatiques nationales. Elles exercent une influence sur la région qui les entoure et gèrent directement les citoyens qui les habitent. Le périmètre de l’état subsiste pour certains aspects mais ne veut plus dire grand-chose : il n’y a plus de services publics au niveau national, très peu d’impôts, plus de centralisation… Les villes-principautés font valoir à la place leur pouvoir étendu et leur droit. Elles sont autonomes et « mondialisées », c’est-à-dire qu’elles gèrent leurs propres ressources et échangent directement entre elles, où qu’elles se situent sur le globe. Du point de vue énergétique par exemple, chaque ville produit son énergie par ses bâtiments efficients et échange ses excédents ou ses déficits avec les autres.

Du point de vue social et culturel, la géographie des communautés et des échanges suit le même schéma. Les classes moyennes supérieures des métropoles ont une communauté d’intérêt et une solidarité objective. D’une ville à l’autre elles ont les mêmes enseignes, les mêmes produits, les mêmes modes et la même musique, la même cuisine internationale, les mêmes sandwiches… Elles font les mêmes métiers et ont les mêmes problèmes… Populations très connectées, ces classes échangent à travers les réseaux de communication et la réalité augmentée. Une grande partie de ce qu’elles font, elles le font en ligne. Une grande partie de ce qu’elles voient, elles le voient sur écran. Ces classes des différents pays se sont « moyennisées » entre elles. Dans le futur, elles disposent même d’un langage commun hybride entre le dialecte de leur langue d’origine et des codes communs formés de phonétique globish et d’idéogrammes chinois occidentalisés, que l’on utilise comme des smileys pour exprimer son opinion ou son humeur. A la longue, dans le futur, un citadin de l’hémisphère Nord finit par avoir plus de choses en commun avec son homologue de l’hémisphère Sud qu’avec son compatriote vivant dans une friche à 20 km de sa ville.

En dehors des villes, que se passe-t-il ? Malgré le schisme social, les zones rurales et périurbaines continuent de graviter autour des grandes villes car elles en dépendent économiquement. Elles les fournissent et les alimentent, ce sont elles qui les font vivre. Politiquement en revanche, chaque cité gérant son territoire et l’état centralisateur s’étant atrophié, ces zones sont plus ou moins laissées à « l’autonomie ». S’y installe qui veut ou qui peut. Bien souvent, on retrouve un découpage par foyers d’immigration. Quand la ville-principauté la plus proche n’exerce pas d’influence notable sur la région, chaque zone s’organise elle-même en fonction du microclimat ethnique, social ou culturel qui y préside.

2083 : deux aéronefs survolent la Z.I. de la Pomme (Haute Garonne),
sous contrôle du groupuscule Inde Radicale Maoïste

Dans le futur donc, même si on n’a pas le droit de le dire, coexistent deux catégories sociales. Elles échangent assez peu et sont en contact aussi peu que possible : les uns sont dans les villes, les autres dans des zones. Les uns sont virtualisés, les autres non. Il y a aussi la barrière de la langue…

Bien sûr, on dénombre quelques épisodes de tensions et de violences, mais au global, le système offre une remarquable stabilité.

  • D’un côté : ceux qui sont en proie à la réalité n’ont pas le pouvoir d’influer sur les choses. Ils vivent en irrégularité pour la plupart ou sont marginalisés. Ils habitent à l’écart, dans des zones de non droit, y compris non droit de vote.
  • De l’autre : ceux qui ont le pouvoir du vote vivent en milieu urbain et « connecté ». Infantilisés dans leur travail, leurs centres d’intérêt, leur langage, relativement choyés, ils ne participent pas à la production et baignent dans la virtualité urbaine.

Ainsi, aucune des deux parties n’a véritablement de prise sur la réalité. Les classes moyennes supérieures bénéficient des droits privés relatifs à la ville-principauté où ils vivent. En dehors de cela, ils ont peu ou prou abandonné l’exercice de leur citoyenneté. Malgré tout, ils conservent l’impression d’être impliqués car ils se prononcent de temps en temps sur les questions subsidiaires de société qu’on leur soumet.

Qui veut d’un monde multipolaire ?

« Auto-détermination ». « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Voici des expressions qui fleurent bon le cours d’histoire XXème siècle et qui ont totalement disparu du vocabulaire actuel. C’est clairement quelque chose dont on n’a plus envie. Nous arrivons pourtant à un moment intéressant de l’histoire où l’Occident n’a plus la vitalité de faire rayonner son influence ni la puissance et les moyens de l’imposer, et alors que le monde s’apprête enfin à devenir réellement multipolaire, on n’entend pas les cris de joie de ceux qui appelaient à une meilleure distribution.

Avec la fin de la Guerre Froide, ce ne sont pas seulement deux « blocs » qui ont disparu, c’est aussi le tiers-monde, c’est-à-dire le monde tiers, celui qui faisait valoir son droit au non-alignement sur les modèles imposés. Aujourd’hui, l’existence d’un monde tiers qui ait son propre modèle et sa façon d’être n’est plus admise.

Oh, bien sûr, si l’on demande qui est pour la diversité des peuples, tout le monde lève la main. Mais entrez dans les détails, et surgissent alors les conditionnels, les exceptions, les clauses dérogatoires… Au final, bien peu sont ceux qui pensent réellement que les nations peuvent parler d’égal à égal. Bien peu sont ceux qui pensent qu’il n’y en a pas de plus éclairées que d’autres pour leur dicter une conduite, ou pour détenir l’arme nucléaire. Bien peu sont ceux au final qui sont disposés à accorder à ce « tiers-monde » plus que de la charité ou des bombes.

A la place de la multipolarité, on suppute plutôt que le monde porte en lui une seule et même aspiration, plus ou moins consciente, plus ou moins affirmée, plus ou moins empêchée par un tyran… aspiration qu’il faut encourager à éclore notamment là où elle n’a pas de graine. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a laissé place au devoir d’ingérence. Le paradigme tiers-mondiste s’est fait voler sa légitimité par le paradigme mondialiste. Car c’est de cela qu’il s’agit : parce que le monde a pris les dimensions d’un village, le sentiment général est que nous sommes plus ouverts, plus proches des autres pays, des autres cultures… L’impression commune est qu’on se connaît mieux, qu’on se comprend mieux, qu’on n’est pas si différents qu’on a voulu nous le faire croire… On a développé une familiarité qui ne repose pas sur grand-chose d’autre qu’un vague sentiment fortement usurpé. Car en quoi se connaît-on mieux, depuis qu’on a une monnaie commune ? Depuis qu’on consomme les mêmes produits ? Depuis qu’on part en vacances chez les autres ?

Les gens se déclarent similaires, frères, citoyens du monde… Mais nous ne nous connaissons pas. Le citoyen du monde autoproclamé tutoie toutes les cultures, toutes les peuplades, mais à la façon déplacée d’un inconnu qui tutoie celui qui ne l’y a pas autorisé. Il ne connaît pas mieux ces gens-là, il a simplement un a priori positif, qui relève toujours autant d’une méconnaissance. Le meilleur endroit pour constater cette familiarité usurpée est celui des dirigeants et des élites : on le voit très bien si l’on compare les comportements diplomatiques actuels et passés. Dirigeants et voyageurs d’antan ne feignaient pas une amitié automatique avec un peuple qu’ils ne connaissaient pas. Ils ne cherchaient pas à « se sentir à l’aise » coûte que coûte. Ils observaient une certaine distance lors de leurs entrevues, qui était celle de l’invité reçu : on adoptait les codes de l’hôte, on se savait toléré. Il aurait par exemple été sans doute inimaginable qu’un pays se permette de légiférer sur l’histoire et la mémoire d’un autre, comme l’a récemment fait la France avec la Turquie.

Bien plus qu’une simple histoire de courtoisie, ce qui s’est perdu à travers ce sentiment de familiarité mondialisée, c’est la perception des différences et leur respect. A se sentir frères, à se considérer égaux, seulement séparés par la langue ou la distance, on nie l’étrangeté qu’on ne peut pas saisir. On nie simplement que l’autre ait une intimité qui nous sera toujours hors de portée. Sa part d’incompréhension. Dans le même temps qu’on s’est senti plus ouvert et plus proche, notre tolérance s’est en réalité rétrécie. Dans le même temps qu’on s’offusque d’entendre dire que « les civilisations ne se valent pas », on se sent légitime à bouleverser celles qui nous sont réellement déviantes, pour les aspirer vers quelque chose qui nous ressemble plus.

C’est finalement toujours la même histoire d’attitude vis-à-vis de ce qui est étranger : il y aura toujours deux façons d’aimer la différence. L’aimer à la dissoudre pour mieux l’assimiler, ou l’aimer en la tenant à distance, pour mieux la préserver.

Low cost, low service

restricouv

Retrouvez l’intégralité des Scènes de la vie future ainsi que des inédits, sous forme de livre (108 pages) à commander maintenant en cliquant sur ce bouton : Support independent publishing: Buy this book on Lulu.

 

Dans le futur, les pays post-industriels, faute d’avoir su conserver le secteur de la production de biens matériels (laissé aux pays en développement), se sont dédiés à l’industrialisation des services. La formule à laquelle ils sont arrivés pour maintenir un semblant de compétitivité est le déploiement d’une économie sur le modèle « low cost, low service ».

Un bon exemple pour comprendre le « low service » est le café parisien. Pour le coût global d’un déjeuner :

  • l’accueil est en self-service : on trouve soi-même sa place en terrasse, on fait soi-même savoir sa présence au garçon ; celui-ci n’intervient que pour nous déplacer à une table qui lui convient mieux ou pour nous signaler qu’il faut passer commande à l’intérieur,
  • le service est en self-service : au comptoir, l’employé a besoin de prendre sa commande ; il peut énumérer sur demande ce qu’il a à proposer mais cela l’emmerde. En revanche il souhaite encaisser immédiatement,
  • la « grande salade » est une prestation de plusieurs services intermédiaires sous-traités à la distribution low cost : laitue, œuf, vinaigrette, tous les ingrédients sortent d’un plastique et ont été disposés ensemble dans une assiette,
  • les toilettes sont fermées ou payantes ou sales, ou tout cela à la fois…
  • Et si l’on désire un simple thé, on nous sert un pichet d’eau chaude ; le sachet de thé est en self-service, à choisir soi-même dans le coffret de thés du monde à côté du bar, avec la barrette de sucre et la touillette en plastique.

Dans le futur, l’intégralité de l’économie européenne est passée sur ce modèle. Non que la qualité de prestation ait totalement disparu, mais elle est n’est plus disponible sous sa forme gratuite et naturelle. On peut encore trouver des gens de métier capables de nous servir de façon correcte, mais il faut s’adresser aux entreprises qui ont organisé et développé une offre pour cela.


Dans le futur, toute la dimension de service, qui jusque-là était induite, inclue, et naturellement associée à la prestation commerciale, a été décorrélée, mise à plat et passée à la moulinette d’une ingénierie des services. L’esprit commerçant et le savoir-vivre attaché aux affaires ont été remplacés par une machinerie rigoureuse, juridique, administrative, qui s’assure que rien ne se fait qui ne soit stipulé dans les lignes des contrats et des garanties. Tout bien ou service est ainsi proposé :

  • dans sa version standard, en low service (on fait tout soi-même : conseil, choix, livraison, montage…),
  • agrémenté d’options « + » facturées comme telles à côté du produit : + de fonctionnalité, + de longévité, + de confort ou moins d’attente, + d’amabilité et de politesse…

Il est faux néanmoins de penser que cette machinerie est le seul résultat d’une orientation économique et commerciale pilotée par le haut. Le low service relève plus profondément des nouvelles formes de civilité : dans le futur, les individus n’ont plus part à l’accomplissement social ni ne cherchent à mettre du sens dans leur travail ; ce sont les premiers agents du low service. Sans intérêt pour le fruit de leur travail, ils sont des salariés du commerce, pas autrement concernés par leur fonction que pour ramasser votre argent. Ou bien ils ouvrent un commerce, comme par exemple un restaurant, mais pas forcément parce qu’ils estiment avoir quelque chose à offrir dans la restauration. Ils vendent des steak-purée mais ce pourrait tout aussi bien être des articles de quincaillerie ou des dalles mortuaires.

Dans le futur, l’Occident est cette « puissance commerciale », peuplée d’agents de service qui ne servent pas mais qui font rouler des code-barres sur des tapis roulants, nonchalamment assis à leur caisse de superette, poursuivant sous votre nez leur discussion avec un collègue… Tandis que l’écoute et le service sont encore un autre métier et un autre produit. Dans le futur, il faut se rendre dans les pays moins développés pour trouver des gens qui vous regardent et vous considèrent, et vous offrent sans même s’en rendre compte, et sans supplément, ce qu’on appelle dans le futur un « service 3 étoiles ».

Le jeu du débat public

Notre société, à travers ce qu’il convient d’appeler « le débat public », affiche un souci prononcé pour la vitalité de la démocratie et veille en permanence à l’intérêt qu’accordent les citoyens à la politique.  Elle fait grand cas de la mobilisation des consciences et autres « sursauts citoyens ». Très bien. Mais paradoxalement, ce débat public qui nous enjoint de nous sentir concernés n’aborde quasiment pas les réalités : de la politique, il ne relève que l’aspect politicien et stratégique.

Ce qu’on présente aux citoyens comme matière à penser, ce n’est pas la matière brute des questions politiques telles qu’elles se posent, mais une matière raffinée, écrémée de toute réalité sociale. Ce qu’on veut bien mettre sur la table, ce ne sont pas les faits, les convictions, les problèmes du pays et des gens, mais seulement ce que ces gens ont pensé, ce qu’ils ont exprimé dans les sondages, ou bien les orientations prises par tel parti et les propos tenus par telle personnalité… Ce qu’on présente au citoyen lambda, ce n’est pas la politique des actes et des réalités, c’est avant tout la politique des propos et des pensées. En somme, le cirque autour de la politique : exercices de style, tours de passe-passe, stratégies primaires et secondaires, arrière-pensées de parti… qui en temps normal, ne devrait concerner que les analystes, sondeurs, sociologues et politiciens eux-mêmes.

Tout fonctionne comme s’il était induit que, pour tout un chacun, la politique devait se comprendre seulement comme ce petit jeu de pouvoirs, et qu’il ne fallait pas en attendre une quelconque vision du bien ou du mal pour soi ou son pays. Tout fonctionne comme s’il était induit qu’en dehors de ce jeu, il n’y a rien à gagner et personne n’a pas d’intérêt direct à la façon dont les affaires sont gérées. Tout est présenté comme si en dehors de ce jeu, la politique n’avait pas de conséquence et qu’elle n’était qu’histoire de « débat ».

Et c’est ensuite que les analystes de plateau viennent, sombres et atterrés, nous expliquer les raisons de ce fort taux d’abstention-ci ou ce vote de contestation-là… C’est, d’après eux, que « l’offre politique ne correspond pas aux attentes ». Ou que le « positionnement de tel parti n’était pas le bon »…

Il ne leur vient jamais à l’esprit, en revanche, que c’est peut-être justement l’usage de ces mots – « offre », « positionnement », issus directement du marketing, utilisés sans honte et si naturellement dans l’enceinte politique, qui crève dans l’oeuf tout espoir d’adhésion au système politique et décourage les gens. « Offre politique »… Comment signifierait-on mieux que le jeu électoral proposé est inepte, inefficient, décorrélé de la réalité, et qu’il n’y a rien ou pas grand-chose à y gagner puisque la vraie politique s’est déplacée ailleurs, a été mise hors de portée et hors de nuire ?

Extension du domaine de la marque

restricouv

Retrouvez l’intégralité des Scènes de la vie future ainsi que des inédits, sous forme de livre (108 pages) à commander maintenant en cliquant sur ce bouton : Support independent publishing: Buy this book on Lulu.

Dans le futur, le commerce ne s’adresse plus à des consommateurs mais à des « gens ». Finie l’époque où les entreprises n’avaient d’égard que pour notre portefeuille et nos envies matérielles, elles ont compris que nous étions plus, que nous avions des sentiments et des aspirations plus complexes. Dans le futur, les entreprises tiennent compte de l’humain dans sa globalité, elles s’adressent à la personne.

Tout a commencé avec cette génération de jeunes qui, à partir des années 1980-90, s’est mise à éprouver des émotions pour les produits, à se définir par les marques achetées… D’abord appâtés par les bons, les jeux, les goodies, ces jeunes ont fini par adhérer aux marques sans plus qu’aucun appât soit nécessaire : l’excitation et la foi en la marque sont devenues spontanées.

  • Aux marchandises ils demandaient qu’elles leur confèrent des qualités, qu’elles véhiculent des valeurs et une philosophie
  • Aux marques, ils demandaient du contenu, une âme, un enrobage spirituel. Que tel achat fasse d’eux un rebelle. Tel achat un « homme moderne ». Tel achat une personne solidaire avec les petits producteurs de café…
  • Aux entreprises ils demandaient d’avoir une attitude. Responsable, ou décalée, ou innovante. Ou au contraire attachée à la tradition.

Et dans le futur, ces jeunes ont gagné du terrain : ils sont jeunes non plus au sens traditionnel 12-18 ans mais jeunesd’aujourd’hui : 12-42 ans. Ils aiment les marques et leurs productions, se prennent d’intérêt pour l’histoire et la culture contenue dans les produits, apprécient la qualité de telle ou telle publicité comme un produit en soi : est-elle drôle, réussie ? Ils s’intéressent aux médias en tant que tels : leurs stratégies, leurs techniques, les buzz, tops et flops qu’ils génèrent… A vrai dire, ils attendent des marques qu’elles les alimentent dans ces domaines : films, vidéos virales, créations, stories, opérations spéciales, concepts… Ils demandent qu’elles soient présentes, vivantes, qu’elles se prononcent, s’impliquent, dialoguent, prennent position sur l’actualité et les idées. Qu’elles participent à leur vie publique et privée. En somme, ils souhaitent une communion d’esprit avec leur marque et leurs produits.

 

Les entreprises ont pris acte de ce besoin d’estime et d’implication. Dans le futur, toute entreprise quel que soit son secteur, produit en plus de son activité commerciale ou industrielle : du dialogue, des produits culturels, des créations, des conseils, du rêve, des idées, des réalisations morales et spirituelles… Leur nouvelle vocation : être un vecteur d’accomplissement pour « les gens », leur proposer plus que de simples produits : un échange riche en contenu humain.

Ainsi, les entreprises ont développé une nouvelle forme d’existence, qui consiste à s’incarner dans une entité individuelle et personnifiée, proche des gens. Une personnalité avec ses goûts, ses choix, ses centres d’intérêt… Pour cela, elles ont créé le « mana » : l’esprit de la marque. Le mana est le supplément d’âme de l’entreprise auprès de son public. Il cristallise, sous forme d’une charte, les positions et les goûts qu’aurait l’entreprise si elle était une personne, dans tous les domaines : art, politique, philosophie, actualité, musique, sujets de société, cuisine, voyages… Le but étant de porter ces goûts et cette existence à la connaissance du public et de les partager avec eux. Ainsi, dans le futur, il ne faut pas s’étonner qu’une marque soit « pour » la lutte contre le sida, condamne des propos tenus par une célébrité, ou annonce sa préférence, cette année, pour Miss Charentes-Maritimes.

Pour cela, pour donner corps au mana, les entreprises font appel à un « brand DJ ». Le brand DJ est en quelque sorte l’avatar de l’entreprise ; sur le principe du grand couturier qui associe son nom à une collection de prêt-à-porter, il représente la marque, lui donne sa couleur et sa personnalité, existe à sa place et parle en son nom… C’est une personne, souvent déjà renommée, dotée d’un talent charismatique et créatif, qui pour un contrat faramineux sur 5 ou 10 ans, prête à l’entreprise son image et anime l’esprit de marque. Il arrive même qu’on lui demande de jouer la figure du dirigeant à la place de celui-ci !

Le brand DJ est l’idole des fans de la marque. Plus largement, il porte sa parole dans les conférences de presse, les événements publics et privés, les débats médiatiques… C’est lui qui assure le « community management » des réseaux sociaux et tient des discutions privées avec des centaines et des milliers d’internautes. Mais il fait aussi bien plus : il produit des courts métrages, des bandes sons, des compilations branchées, provoque des événements festifs et fédérateurs dans les grandes villes, tout ce qui peut aider le grand public à cerner l’esprit et l’identité de la marque.

Très souvent, pour gérer tout cela de front (les multiples aspects du mana de la marque, l’omniprésence et l’omnidiscours auprès des gens, la production foisonnante de lien social…), le brand DJ est assisté par des cerveaux numériques : des logiciels d’intelligence artificielle fidèles à sa pensée reproduisent ses idées et créent avec lui.

 

Ainsi, dans le futur, les soirées, les décorations et l’architecture urbaines, les tubes musicaux, les actions collectives, sont très souvent le fait d’un brand DJ ou de l’action humaine des marques. Dans le futur, les gens pensent et agissent par la marque. La marque correspond à une communauté de pensée, après la famille, la nation, la culture… Pour faire valoir une opinion, même spirituelle, on s’agrège à un groupe ou à une marque qui s’en fait l’étendard. On adhère aux mana des entreprises.

La peur de l’étranger

Il existe une peur de l’étranger. De ce qui est étranger. Non pas l’étranger extérieur, à découvrir ou conquérir, mais l’étranger intérieur : celui à laisser entrer en soi.

On retrouve cette peur chez les gens un peu rigides, qui par exemple ne supportent pas l’impromptu. Ceux qui ont besoin de savoir d’avance comment les choses vont se passer et qui font tout pour que cela se passe ainsi par la suite. Vous ne les faites pas dévier de leur programme, sous aucun prétexte. Ils ne veulent pas risquer qu’il leur arrive quelque chose qu’ils n’ont pas commandé. Peur de l’étranger. 

Exemple type : le compère de voyage qui ne tient pas à flâner dans les ruelles sans avoir visualisé le plan, ne sort pas de l’hôtel sans le guide, ce guide qu’il lit, relit, et vous lit en permanence. Guide tout le temps, partout, même une fois arrivé au sommet : devant la vue plongeante qui s’offre à lui, il ne regarde pas le paysage mais lit ce que le guide en dit !

Cette peur de l’étranger se retrouve encore chez ceux qui, tout juste confrontés à quelque chose de nouveau (une rencontre, une idée, un fait d’actualité…), doivent aussitôt l’avoir compris, analysé, dépiauté, mis à plat sur la table de dissection et rendu inoffensif. Ils comprennent et excusent tout, mettent tout instantanément en cohérence. Tout entre dans un prisme. Le résolument nouveau ne tarde pas à trouver sa place parmi les étagères de leur cerveau. Peur de l’étranger.

Exemple type : l’ami, à la sortie du cinéma, qui vous demande ce que vous avez pensé du film alors que vous êtes encore dans l’escalier qui mène dehors, chamboulé, plein d’images, les oreilles bourdonnantes. Et il profite de ce que vous êtes groggy pour vous asséner sa compréhension à lui, son jugement bientôt définitif. Rêve expédié.

Voici, littéralement, la xéno-phobie : une certaine manie du contrôle, immédiatement tout rattraper, tout assimiler, tout intégrer à l’univers connu… Trouver sa place à tout, l’insérer dans son système. Ne laisser aucune chance à ce qui peut perturber la cohérence de ce système. Ne pas laisser entrer et vagabonder en soi l’étranger. Du moins pas sous sa forme étrangère. Seulement sous sa forme digérée.

La peur de l’étranger est une défense naturelle : parce que le corps étranger est ce qui peut nous tuer. Mais elle est également le signe, pour l’organisme, d’un manque de force ou de confiance en soi. Il y a de la peur de l’étranger :

  • dans la mentalité de certaines jeunes filles, fragiles, un peu rigides et effarouchées, 
  • dans l’ADN américain, lorsqu’il déracine les cultures indiennes, ou qu’il renomme à sa façon les lieux étrangers (« Omaha Beach ») pour y déverser ses chewing gums et sa liberté,
  • dans les Velouté Fruix, qui visent à obtenir un yaourt complètement mixé, sans aspérité et sans morceaux de fruits,
  • dans le village global à la sauce Attali, qui supprime la différence en la clonant partout, qui sous prétexte d’accueil et d’ouverture, standardise le monde, le mixe jusqu’à en éliminer les vrais morceaux de fruits… Dans toutes les villes les mêmes boutiques, dans tous les pays les mêmes chaînes et entreprises. Où part-on en voyage, dans le village global ? Où va-t-on à la rencontre de l’étranger ?

Ne pas avoir peur de l’étranger. Le regarder en face dans toute sa différence et son étrangeté. Le laisser nous faire peur. Le laisser faire son œuvre en nous. Laisser pénétrer le frisson de l’étranger. Accepter de ne pas comprendre. Ne pas nier, ne pas aplanir, ne pas englober. L’échange est riche tant qu’il y a de la différence. De l’étrangeté. C’est-à-dire de l’incompréhension. Incompréhension, jusqu’au malaise. C’est le jeu.

Trouver ce qui n’est qu’en soi

C’est une formule de Richard Millet, dans L’Orient désert.

Trouver ce qui n’est qu’en soi. Idée d’apprentissage, d’affinage, quête d’une définition de soi, extraction de ce qui fait notre essence, notre spécificité…

 

Trouver ce qui n’est qu’en soi est une tâche d’autant moins facile à l’heure d’internet, des blogs et de l’explosion confessionnelle. Si vous pensez encore que vous êtes unique, que vous avez une particularité, que les autres ne peuvent pas comprendre, un très bref coup d’œil sur le net vous révèlera que vous n’êtes pas si original, que nous sommes un paquet à avoir des idées somme toute assez similaires.

  • Vous vous prévalez d’un parcours un peu spécial qui vous confère une vision des choses pas courante ? Vous vous êtes constitué une culture à la force de votre jugement, hors des sentiers battus ? Cherchez bien : il y a 4 ou 5 blogs qui pensent peu ou prou comme vous, qui disent pareil et mieux que vous.
  • Vous avez une formidable idée de photo à prendre ? Tapez dans Google Images : elle existe certainement déjà, ou presque. Toutes les photos possibles ont déjà été prises par quelqu’un. Allez les déposez sur FlickR, à côté des millions d’autres.
  • Vous pensez que ce qui vous sépare principalement des gens autour, c’est qu’eux acceptent la médiocrité de leur quotidien sans broncher, comme des robots ou des morts-vivants, tandis que vous, vous tolérez cela pour l’instant mais vous méritez mieux ? Lisez un peu : rien n’est plus commun que ce sentiment. Sous son regard bovin, votre voisin, une fois rentré du boulot le soir, exprime ces mêmes choses quand il en a l’occasion. Il se demande ce qu’il fait là et il attend son heure.

En rendant ainsi apparente la ressemblance de nos vies et de nos aspirations, Internet est un formidable broyeur d’ego, comme devait l’être le service militaire en son temps : les jeunes baudruches arrogantes viennent s’y briser au contact du monde, se rendre compte qu’elles n’ont simplement pas encore assez vécu.

Ce ne peut être que positif. Déprimant au départ puis positif. Cela veut dire que nous nous sommes mépris sur ce qui n’est qu’en nous. Cela veut dire que nous avions jusqu’à présent mal placé notre individualité. Qu’il nous faut chercher encore. Simplement reprendre la route, et creuser encore, pousser plus loin.

Temps des nomades, chant des gitans

Amusant concept que celui de la propriété : car il ne tient qu’à nous de croire que celui qui a acheté le terrain l’occupe de droit. La propriété est un accord purement arbitraire, le propriétaire n’a rien de réel et les signatures ne sont jamais que des preuves que deux hommes ont échangé de l’argent à un moment donné. Le terrain, lui, n’est relié à personne en quelque façon, il s’appartient sans se soucier de ce qui se trame sur son dos.

Est-ce cette réflexion qui habite les Têtes Raides, San Sévérino, et tous ces simili-clochards de la chanson française qui fredonnent sur un accordéon que le monde est à tout le monde, je me balade partout ? Ils jugent fascisante l’idée d’avoir un patrimoine qui nous appartient et ne veulent chanter « Paris est beau quand chantent les oiseaux » que s’il rime avec « Paris est laid quand il se croit français ». Après les Ferrat qui chantaient communiste, voici les chantres de l’esprit gitan. Et cet esprit fait des merveilles quand pour glorifier le nomadisme, il se cache sous un documentaire historique ! Je fais ici allusion au film « Le Sacre de l’Homme », 2ème volet du programme de France 2 qui reconstitue l’odyssée préhistorique de l’espèce. Cet épisode, pour retracer la sédentarisation, met en scène la rencontre entre une tribu nomade et une peuplade sédentaire.


Le sacre de l’homme (1/9)

Les nomades sont présentés comme des êtres innocents, vivant d’amour et d’eau fraîche, ayant « le goût de l’aventure »… Tandis que les sédentaires sont rabougris et mesquins et n’ont d’autre rêve que de conserver leurs acquisitions. Les nomades sont écolos : ils s’accomodent de branchages. Mais les sédentaires, avec leurs constructions, plient la nature à leur volonté. Les nomades aiment l’étranger : il est une occasion de rencontre. Les sédentaires sont racistes : ils le voient comme une menace pour leurs biens. Oui, la propriété a tout gâché : elle a corrompu l’innocence. Et quand les nomades volent les sédentaires, on nous explique que ce n’est pas leur faute : eux ne croient pas faire de mal, ils pensent cueillir des baies sauvages. Ce sont les sédentaires, avec leur sale vision des choses, qui inventent la notion de vol !

Cette belle idéologie d’insouciance et de nomadisme est ce qui provoque en réalité la majorité des problèmes entre humains. Et ce n’est peut-être pas un hasard si de plus en plus on nous enjoint de renoncer à l’idée de propriété. Pourquoi voulez-vous une maison, nous dit-on ? Pourquoi voulez-vous un boulot ? Pourquoi voulez-vous un pays ? On dort si bien à la belle étoile ! Et le travail, c’est ennuyeux, vous n’allez tout de même pas garder le même toute votre vie ! Il faut bouger ! Mo-bi-li-té ! Mais en vélo, vous comprenez. En vélo de location ! Pourquoi vous embêter à posséder une voiture, qui salit la nature en plus ! Mai 68 a tout bouffé, qu’on vous dit ! Plutôt que de pleurer toutes ces choses qu’on ne compte plus vous offrir, mieux vaut chanter l’esprit gitan !

En réalité, l’idée de propriété – s’approprier un morceau de terre, une idée, un savoir – est salvatrice. Dans la vie, il y a les gens qui créent des biens : ils sont propriétaires d’un savoir-faire, d’un art, d’une connaissance, qu’ils cultivent et entretiennent. Ils œuvrent dans le sens de l’accroissement de valeur dans le monde. Autour gravitent les autres, les « nomades ». Les nomades ne possèdent rien et sont incapables de créer. Comme dans le documentaire, ils ne savent pas qu’on peut voler, ils ne savent pas qu’on peut créer. Ils croient que rien n’appartient à personne, que tout est tombé du ciel en l’état, que la richesse est en quantité finie et limitée sur la planète et que chacun en arrache une part à sa convenance. Les nomades n’ont rien à proposer au monde. Ce sont des pillards.

Le pillard a commencé par tuer et voler. Au fil des siècles, il a adapté sa technique : exploitation, esclavage, commerce… Aujourd’hui il s’approprie en consommant les créations des autres. En art, en amitié, en loisir, il pille, suce, mange et digère. Il éponge, absorbe, il « assiste à ». Il achète, sans jamais donner de lui-même. Il n’a pas de respect pour le bien ou pour le producteur car il ignore le travail et la compétence que renferme la chose qu’il convoite. Dans sa tête, créer cette chose est une formalité. Et si l’on questionne son comportement de pillard, de client, il répond que les oiseaux sont beaux, que le soleil brille, que le monde est une forêt dont chacun ramasse les fruits à sa guise, et que « zut, laissez-nous vivre » !

C’est tout cela qui transparaît dans l’attitude nomade de client intégral. C’est un esprit naturel chez l’enfant, « pauvre » par excellence, qui prend, absorbe, regarde, écoute, consomme, se remplit avec avidité. On est adulte quand on développe une conscience pour soi et une pour le monde ; quand on considère qu’il y a un temps pour se construire avec les choses de l’extérieur et un temps pour créer, donner, produire.