Le cinéma de l’expérience

Tout le monde fait mine de ne pas l’avoir remarqué, mais l’expérience du cinéma s’est discrètement retirée des possibilités offertes : il devient impossible, d’année en année, de se procurer la sensation particulière que l’on trouvait quand la salle de cinéma était encore une simple salle, les fauteuils de simples fauteuils non pourvus de bacs à pop-corn, quand la programmation était autre chose qu’un événement permanent de sorties « blockbuster » et leur cortège de remake-prequel-sequel-spin-off-crossover-reboot à rentabiliser les deux premières semaines, ou encore que le public cinéphile n’était pas cette anthropologie nouvelle venue chercher tout autre chose que du cinéma.

Le tout mis ensemble ôte jusqu’à l’envie de jeter un oeil à l’affiche pour vérifier s’il n’y aurait pas, au milieu de tout cela, quelque chose qui soit fait pour nous. Ou bien ma capacité d’émerveillement s’use avec l’âge, ou bien la salle obscure est objectivement devenue une salle d’obscurs abrutis autour de quoi toute l’industrie du cinéma s’est reconfigurée. Le guichet est devenu supermarché, les mufles arrivent à la séance les bras emplis de friandises à bouffer, mâcher, lécher, siruper, grignoter, froisser, déchirer, suçoter… Les fauteuils sont conçus pour leur aise et non la mienne : larges et vautrés, finalement accessoires par rapport à l’accoudoir qui est le vrai objet et doit permettre d’entreposer le seau à pop-corn ou à Coca-Cola le plus gros.

De fait, tout a été fait pour évaporer l’atmosphère fauteuils rouges et salle obscure. Dans le complexe cinématographique, le public ne ressent plus face à l’écran aucun devoir de révérence. Multi-abonné aux cartes ciné et plateformes Netflix, il n’y a plus rien d’exceptionnel ni de rituel, pour lui, à se rendre au cinéma : cela s’inscrit dans la continuité multi-screen responsive de sa consumer journey. Le film de cinéma est pour lui une vidéo comme une autre, sommée de soutenir son attention aussi habilement que le sketch qu’il a regardé juste avant sur tablette dans le métro, et que la série qu’il regardera ce soir sur son ordinateur de genoux allongé dans son lit. Les nouveaux cinéphiles se rendent au cinéma aussi négligemment qu’ils rejoignent une réunion sur Teams : comme s’ils étaient chez eux, ils parlent entre eux à voix haute et ne se taisent pas avec l’extinction des lumières, ils continuent bien après les bandes-annonces qu’ils estiment avoir déjà vues sur internet, et après que le film ait commencé jusqu’à temps que le premier personnage donne sa première réplique. Ils ne voient rien d’extraordinaire à ce que ce divertissement à plusieurs millions de dollars faisant appel, pour leurs beaux yeux, aux dernières prouesses de la technique et aux limites extrêmes de la technologie, arrive jusqu’à eux, ni qu’il ait engagé tant d’efforts dans le seul but de leur faire passer deux petites heures sans regarder leur téléphone. Leur gratitude tient déjà toute entière dans le fait de ne pas l’avoir téléchargé illégalement.

Prenant acte de ce nouveau public, le film se conçoit lui-même désormais non comme une oeuvre qui sollicite l’attention du public mais comme une expérience qui viole cette attention et doit la retenir par la force des moyens : de l’expérience du cinéma, nous sommes passés au cinéma de l’expérience. Le film doit tout donner le temps de la séance, en envoyer plein les mirettes d’un bout à l’autre, tant pis s’il n’en reste rien le lendemain. Ainsi, après les films pensés pour la 3D, voici le nec plus ultra de l’innovation cinématographique : le 4DX. Il s’agit d’une salle de projection spécialement aménagée de rangées de sièges, plus énormes encore et montés sur verrins. Comme au Futuroscope il y a 20 ans, les sièges ainsi que diverses installations travaillent à renforcer par des « effets » les mouvements et les émotions que le film est censé produire, tout au long de la séance. Quand le héros chute, le siège fait un soubresaut, s’il est à bord d’un bateau un brumisateur postillonne des particules d’eau, si les protagonistes entament une poursuite, un ventilateur souffle du vent, si une fusillade se déclare, de petits souffles d’air comprimé sifflent aux oreilles « comme si on y était »…

L’expérience est totalement « immersive », et évidemment grotesque. Car pour ce qui est du rendu, il faut s’imaginer qu’un type faufilé derrière votre fauteuil vous bascule à droite ou à gauche au fil de l’action que suggère la pellicule. Lorsqu’un coup de feu retentit, il le marque par un coup de pied dans le dossier. Lorsqu’une voiture fait un tonneau, il vous secoue en tous sens… Et si malgré tout vous parvenez à rester concentré sur l’histoire jusqu’au moment où le héros embrasse la belle, le type vous souffle du sèche-cheveux dans la tronche pour souligner que la scène se déroule sur le toit d’un immeuble ! N’importe qui, en pareille situation, finirait par se lever, empoigner le type et le sommer d’arrêter sur le champ. Mais le 4DX, lui, ne s’attrape pas par le col ni par les cheveux, il n’a pas prise aux insultes, il continue durant toute la séance.

J’imagine qu’au prix où coûte l’installation, études de marché et tests consommateurs n’ont pas manqué de garantir l’existence d’une clientèle 4DX, pourtant il me semble que le dernier des spectateurs friands de sensations sucrées ne peut en sortir qu’aux cris de « Plus jamais ça ! » ou du moins « Marrant une fois, mais pas deux ! ». Le 4DX est au cinéma ce que les rires enregistrés étaient aux mauvaises séries télé : lorsque la machine à Spectacle en est ainsi réduite à surligner l’action, les dialogues, les sensations… par une décharge d’artefact technique sans laquelle l’oeuvre n’est plus capable de déclencher un rire, un pleur ou un émoi, c’est que l’on touche le fond. Le niveau zéro du cinéma bien entendu, mais aussi de l’entertainment lui-même. Arrivé là, c’est la fin. Ou le début de quelque chose d’autre : le début peut-être d’une ère où la machine tient en bâtiment clos un élevage industriel de poulets-spectateurs semi-dépressifs, mécaniquement bercés dans des fauteuils et bombardés de stimulis ludo-mécaniques et ludo-chimiques pour tirer ce qu’il leur reste de semence. 

Que de moyens employés pour soustraire le consommateur à son existence, le garder assis et qu’il se tienne sage !

Un écolo pas comme les autres

Lu Le Manifeste de 1971 de Theodore Kaczynski, un professeur universitaire qui tomba dans l’action terroriste contre le monde technologique après quelques années de marginalité et l’envoi de colis piégés anonymes.

Le texte de Kaczynski exprime un radicalisme proche de celui du film L’Armée des 12 singes contre le “complexe industrialo-technologique« . Si l’écriture est d’une certaine maladresse, laissant apercevoir la plume d’un « raté” introverti, elle n’est pas dénué d’intérêt ; le texte a paraît-il fait école dans certains milieux radicaux anarchistes ou situationnistes.

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Kaczynski décrit un système technophile libéral qui a pris la manie depuis la révolution industrielle de répondre aux problèmes humains par des moyens scientifiques et techniques. Ce penchant devenu irrésistible et hors de contrôle finit par inverser les priorités et faire prévaloir les besoins technologiques sur ceux humains. Le système tend à organiser une ingénierie psychologique et biologique pour manipuler les individus et les faire correspondre aux besoins industrialo-technologiques.

Pour comprendre la phobie de Theodore Kaczynski, il n’est pas inintéressant de savoir qu’il a participé durant ses études à des expériences de manipulation psychologique et sociale menées au sein d’Harvard pour la CIA.

La technologie va permettre à la société dominante d’imposer partout ses propres valeurs. Ce résultat ne sera pas le fruit de quelques salopards assoiffés de pouvoir, mais le produit des efforts de gens socialement responsables qui veulent bien faire et croient sincèrement à la liberté.

Si la liberté se détériore, ce n’est pas qu’elle soit la proie d’une philosophie anti-libertaire – la plupart des gens croient au contraire à la liberté. Mais c’est que les gens utilisent la technologie dans leur travail et leur vie quotidienne. Le système est créé de telle façon qu’il est toujours plus facile de choisir ce qui va renforcer l’organisation.

Par des méthodes toujours plus efficaces à mesure que se développera la psychologie de l’éducation, on apprendra aux enfants à devenir créatifs, curieux, forts en sciences ou en lettres, passionnés par leurs études. On leur enseignera peut-être même le non-conformisme. Ce ne sera pas un non-conformisme choisi par hasard mais un non-conformisme “créatif”, orienté vers des fins socialement désirables. Par exemple, au nom de la liberté on enseignera aux enfants à se libérer des préjugés irrationnels de leurs aînés.

L’aspect le plus surprenant du livre est l’attaque portée au “gauchisme”, perçu comme conducteur du progressisme technologique effréné. Par ce mot, est désigné un esprit général de “la gauche depuis la deuxième moitié du XXè siècle” dont la définition précise est compliquée. On imagine que Kaczynski théorise là son observation de la faune universitaire fréquentée à Harvard et Berkeley. Le gauchisme dont il parle réunit la frange activiste militante du droit des minorités, et un ventre mou plus vaste, plus normalisant, agissant par le politiquement correct.

Ceux qui manifestent la plus grande susceptibilité à l’égard du “politiquement incorrect” ne sont pas le résident ordinaire des ghettos noirs, l’immigrant asiatique, la femme battue ou la personne handicapée. C’est une minorité d’activistes dont la plupart proviennent des couches privilégiées de la société.

Kaczynski décrypte deux grandes tendances de l’esprit “gauchiste”. La première est un sentiment d’infériorité prononcé, qui incite à s’identifier à tout ce qui ressemble à la faiblesse, à la défaite, au réprouvé… et à s’en approprier les causes. Cette empathie sans limite pour des catégories de personnes qu’on essentialise en victimes (personnes de couleur, personnes handicapées, femmes…) induit en effet de les considérer inconsciemment comme inférieures, de qui il ne faut rien exiger comme on le fait avec les autres, mais seulement défendre les droits, et à qui il faut, en conséquence, tout passer, tout excuser, avec qui il faut être « gentil ». 

Les gauchistes s’identifient fortement aux problèmes des groupes dont l’image est celle de la faiblesse, de la défaite, de l’ignominie ou de l’infériorité à quelque égard que ce soit. Ce sont eux-mêmes qui jugent ces groupes inférieurs. Il est clair que c’est précisément parce qu’ils les voient comme tels qu’ils s’identifient à leurs problèmes.

La seconde est la “sursocialisation”. Le sursocialisé se conforme et cherche à être en accord avec les valeurs dominantes. Il est mû par une crainte intériorisée. En imbriquant ainsi ces deux caractéristiques, il me semble que l’on touche là à quelque chose d’intéressant.

Un individu est socialisé s’il croit au code moral de sa société et lui obéit, et s’il s’intègre harmonieusement dans l’ensemble social. (…) Un des principaux moyens dont la société dispose pour socialiser les enfants consiste à leur faire ressentir de la honte lorsqu’ils parlent ou agissent à l’encontre de ses attentes. Lorsque cette méthode est appliquée trop systématiquement ou lorsqu’un enfant est prédisposé à développer de tels sentiments, il finit par avoir honte de lui-même.

Le gauchiste de type sursocialisé tente de briser le carcan psychologique qui l’enserre par la révolte. Mais il est généralement trop faible pour se rebeller contre les valeurs fondamentales de la société. En général, ses projets ne sont pas en conflit avec la morale dominante. Au contraire, la gauche s’empare d’un principe de l’éthique commune, elle le fait sien pour ensuite accuser le reste de la société de ne pas le respecter. Leur révolte se justifie dans les termes de la morale commune.

À l’époque où Kaczynski a fait ces observations (années 70), le lien entre “gauchisme” et “complexe industrialo-technologique » pouvait paraître saugrenu. Ce lien est beaucoup plus sensible aujourd’hui que nous voyons la célébration de Steve Jobs et l’émergence depuis la Silicon Valley de la pensée transhumaniste. On le subodore aussi dans la bienveillance des GAFA envers certaines opinions et leur action coercitive contre d’autres. Ou enfin dans la porosité étrange qui existe entre les revendications hystériques de groupuscules marginaux et l’action normative d’une gauche plus bourgeoise.

Applis de savoir-vivre

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Il y a tout un champ de progrès qui est jusque-là resté peu investi par les smartphones et l’intelligence artificielle : celui de l’éducation au savoir-vivre.

Nous pourrions par exemple imaginer une appli équipant les Français de façon obligatoire, qui détecterait dans leurs paroles l’emploi abusif d’expressions anglaises. A chaque infraction à la langue, le contrevenant recevrait une amende de 5 € automatiquement prélevée. Il ne serait ainsi plus possible de dire “rooftop” ou “business model” dans une phrase sans rester impuni (“rooftop” pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une majoration de 5 € supplémentaires).

Je laisse le soin à mon incubateur de start-up de décliner sur ce même modèle des innovations de verbalisation automatique pour les klaxonneurs urbains (un coup de klaxon inutile = une e-contravention), les jardiniers à moteur, les porteurs de tongs sur terrain bitumeux, etc.

C’est la vie

Idée d’histoire :

Un signal puissant de vie extraterrestre est enfin détecté sur une planète inconnue. L’excitation de la nouvelle stimule l’industrie spatiale qui en quelques décennies, fait des bonds de géant pour développer un moyen d’envoyer des hommes sur cette planète. La délégation humaine traverse la galaxie, atteint la planète, atterrit à travers une épaisse couche nuageuse… et découvre une civilisation foisonnante, très proche de la civilisation humaine.

A vrai dire, à quelques détails près (langue et alphabet, teint de peau, monnaie…), elle lui ressemble de façon troublante et correspond à peu près à la civilisation occidentale de la banlieue parisienne dans les années 50 ou 60 ! Les extraterrestres sont vêtus, ont des véhicules individuels, des biens électroménagers, vivent en couple ou en famille, habitent des lotissements, ont des animaux domestiques… Le développement technologique est à peu près le même que sur Terre, très légèrement inférieur. Les considérations politiques et philosophiques sont très semblables. Une fois passée la sidération, la délégation de la planète Terre analyse que les conditions atmosphériques sur les deux planètes ont été très proches et n’offraient pas de raison particulières pour que la vie s’y développe sous un schéma différent.

Accueillie par la civilisation autochtone, la délégation reste encore quelques jours mais rapidement, on n’a rien à se dire.

Les trains ne sont pas faits pour lire

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Le train était l’un des rares lieux où l’on pouvait s’emmerder ensemble. Un lieu où l’on se savait enfermé pour quelques heures avec des inconnus, seulement reliés par la destination, gens avec qui on n’avait rien à faire qu’attendre d’être arrivés. Tout cela instillait une ambiance et un silence particuliers : on tuait le temps, on avançait son livre de quelques pages, suspendu tant au développement de ce mauvais polar qu’à la transformation du paysage derrière la vitre. On allait même jusqu’à nouer discussion, poussé dans ses retranchements… Tout un univers dont on pensait, par la grâce de l’inertie du service public, qu’il serait chose éternelle.

C’est pourtant bel et bien terminé. Le train, aujourd’hui, se veut bon élève de l’air du temps. Il se rue sur absolument toutes les bêtises que l’époque lui soumet. Des animations en gare aux systèmes d’enchères et de prix fluctuants des billets en ligne, des formules voyage à option IDZen, IDChic, IDZap alors qu’on demande simplement à effectuer un trajet sur un fauteuil à un prix juste et équitable, aux gares nouvelles qui ressemblent à s’y méprendre à d’infernales galeries commerciales : le train se conçoit aujourd’hui autour d’une « expérience passager enrichie », c’est-à-dire d’une saturation de sollicitations, intellectuelles, sensorielles, consommatrices. Il démultiplie les écrans, signalétiques, publicitaires, informatifs, tout en proposant en gare de pédaler pour recharger son portable, comprenez-vous : car le train veut à la fois brancher tout ce qu’il peut, et être un modèle de consommation d’énergie responsable. Plus connecté, plus lumineux, plus musical, avec beaucoup plus d’écrans à tripoter, le train de demain. Bientôt : des tables luminescentes et tactiles, des enceintes intégrées aux fauteuils, des fenêtres même, peut-être, qui sauront se rendre opaques et diffuser de chouettes fluctuations colorées pour cacher cette morne campagne… C’est ce que les gens demandent, non ? Eh bien tant pis, ils en auront quand même !

Pour le moment nous n’en sommes encore qu’à l’inflation des prises électriques et USB, au wifi à bord et à la 5G pour que sa connerie reste bien connectée d’un bout à l’autre du trajet. C’est important. On serait illégitime à se plaindre du dérangement produit par un abruti qui, juste à côté de soi, joue un DVD plein d’agitation visuelle sur un écran 22 pouces, protégé par son casque de la nuisance sonore qu’il émet. D’abord parce qu’il représente à ce jour 25 % des passagers de la rame. Ensuite parce qu’il est chez lui : les trains ne sont pas faits pour lire, ils sont faits pour ceux qui utilisent à pleine capacité les ressources dont on les a truffés. On a mené une politique d’investissement industriel toutes ces dernières années pour équiper ces emmerdeurs bousilleurs, et pour vous empêcher de lire, c’est tout de même malheureux que vous ne compreniez pas. Les instructions sont pourtant claires : lecteurs, flâneurs, doivent aller se faire foutre.

Couvre-feu

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Lors de la précédente guerre, on observait le couvre-feu, les villes étaient équipées de sirènes au signal desquelles les gens couraient se réfugier dans les caves, les phares des voitures étaient obstrués afin de produire le moins possible de lumière repérable depuis le ciel, l’alimentation était rationnée par les cartes et les tickets… En somme, la vie quotidienne avait pris acte du caractère extraordinaire des événements et s’était ostensiblement modifiée en conséquence. Bref, c’était la guerre.

Si cette guerre se refaisait aujourd’hui, aurait-elle raison de l’agenda des festivités comme elle l’eut à l’époque ? Ou bien est-ce que les concerts en plein air, les marchés de Noël et les verres en terrasse devraient se tenir malgré tout, coûte que coûte, pour montrer aux Allemands et aux bombardiers alliés que nous n’avons pas peur ?

Décembre est là, les places de mairie se recouvrent de ces charmants petits villages et cabanons où l’on boit du vin chaud à la cannelle. L’ambiance est à peine entachée par les rondes de soldats armés ni par les ceintures de béton massif derrière lesquelles on s’abrite des voitures-bélier ou des camions fous qui pourraient gâcher la fête. Jouez hautbois résonnez trompette : « la France est en guerre contre le terrorisme », mais cela ne doit pas faire passer le goût de la Fête ni de la consommation.

On a demandé à ce que nous nous habituions à vivre avec le terrorisme, et c’est exactement ce que nous faisons. Mais au lieu d’adapter nos comportements et de nous réfugier dans des caves, nous avons plutôt appris à considérer ces faits de guerre comme faisant partie de la normalité. Déjà il n’est plus inconcevable à quiconque que quelqu’un puisse être pris de l’idée de rouler sur le corps d’inconnus avec un camion. C’est une éventualité admise. Du déséquilibré isolé dont il était question il y a 2 ans, on est naturellement passé à l’installation de rambardes en béton dans toutes les communes de France. Faits de guerre faisant partie de la normalité. Mois après mois, on intègre que la zone devant l’entrée de l’école de ses enfants soit interdite au stationnement, équipée de barrières pour empêcher un véhicule piégé d’exploser les mômes. On se félicite de cette mesure. On se gare un peu plus loin. Et jusqu’à cette remarque que l’on se fait machinalement, un peu plus tard sur la route, en regardant les piétons traverser le passage clouté devant soi : « Ils devraient être plus vigilants, et si à ma place c’était un conducteur malintentionné qui redémarrait brusquement et leur roulait dessus ? »

De deux choses l’une. Soit nous sommes effectivement en guerre, et alors nous nous montrons étrangement inconséquents ; chacun devrait se mettre sur le qui-vive, se dire « cette année, tant pis pour les marchés de Noël« , l’organisation de la vie devrait s’en trouver radicalement changée le temps de gagner le combat – on devrait par la même occasion constater ce combat, voir menées des batailles, voir se faire des prisonniers… Soit nous ne sommes pas vraiment en guerre et le discours politique a été exagéré, les coups de mentons de nos ministres de l’Intérieur surjoués ; il faudrait aussi en déduire que ces mesures de protection entreprises le sont en pure perte : un gaspillage de moyens consacré uniquement pour « rassurer » une population qu’on a préalablement effrayée et dont on sait qu’elle n’est pas à ce point en danger.

Cellophane

Lu sur le flanc d’une fourgonnette de vétérinaire, l’inscription-slogan :

« Vétérinaire, le partenaire santé de vos animaux »

J’ai aussitôt imaginé une époque, à venir, dans les années précédant le basculement définitif dans l’ère de l’Homme nouveau, où les gens commenceraient à perdre leurs notions de vocabulaire traditionnel et où il serait nécessaire, pour qu’ils saisissent, d’y associer la traduction en novlangue publicitaire, avec laquelle ils seraient plus familiers :

  • « Restaurant : le spot food pour vos pauses gourmandes »
  • « Guichet : votre point d’accès à l’expérience client »
  • « Maison de retraite : l’espace senior de votre fin de vie »

La version française serait sous-titrée, comme dans ces coins de folklore où la signalisation indique les patelins en français et à la fois en dialecte, basque, breton, alsacien…

Un florilège de ces expressions déshumanisées s’était loti, il y a quelques mois, dans les pages d’une brochure que j’ai eue en mains. Il s’agissait de la présentation d’un grand projet immobilier, l’une de ces infrastructures démesurées d’architecte mégalo, englobant résidences, galerie commerciale, espaces verts, le tout devant pousser de terre à partir de rien. Et dans le texte il était question de « quartier paysage », de « réinventer le plaisir de la ville », de « nouvelles expériences shopping », de lieux de « vie intergénérationnelle », de « smart ce-que-tu-veux » et de « parcours découverte ». Les images 3D représentaient une humanité béate et translucide, déambulant, ravie, dans une lumière blanche parmi des surfaces planes et des ficus géants.

themall-of-europe-centre commercial immonde« Europea – Mall of Europe »

Sans doute les promoteurs de la réalité s’inspirent, pour construire notre futur, de ce qu’ils voient au cinéma de science-fiction. Mais si l’on trouve à l’écran ce genre de cités en effet, il s’agirait de s’aviser qu’elles n’y sont que dans un but : y faire débouler un monstre marin ou un commando surarmé qui détruit l’endroit de fond en comble, en arrache des blocs à la grenade ou au laser, tire dans le dos des grands-mères et des innocents qui tentent de s’enfuir…

C’est ce qu’inspirent ces atmosphères sous cellophane à tout homme digne de ce nom. Plongé dans cet air pur et vicié, il cherche la sortie, il cherche la surface, il ne pense plus qu’à défoncer ces vitres et ce béton jusqu’à ce que réapparaisse enfin une motte de terre, ou quelque chose qui ne soit pas sorti de la tête du consortium de bétonneurs qui a conçu cet enfer.

Le rapport avec le fourgon de vétérinaire, me direz-vous ?

Redésinformation, suite et fin

Affaire rondement menée que celle de la reprise en main de l’information sur internet. En quelques semaines, tout est allé très vite. Le Monde nous a sorti le Decodex, Facebook a mis en place en douce un système analogue à celui que j’imaginais dans mon dernier article, et le Decodex lui-même a déjà eu le temps de se décrédibiliser tout seul (voici comment).

Je suis assez surpris de l’indifférence générale dans laquelle se joue cette partition, qui marque pourtant une rupture complète avec les grands principes de liberté-égalité du net en vigueur jusqu’ici. Est-ce peut-être une lubie personnelle ? Je me le demande tant personne n’en fait un sujet, ni parmi les gens autour de moi, ni dans les médias qui auraient pourtant là l’occasion, en se saisissant de la cause, de se racheter une réputation intègre à moindre frais.

Pas grand-chose à ajouter sur le sujet sinon cette conclusion : ce qui au fond est combattu à travers les « fake news », ce n’est pas la fausseté en elle-même, qui égarerait les opinions, c’est la disparité des interprétations. Vrai ou faux, ce dont un pouvoir a besoin c’est d’un niveau d’information relativement homogène parmi sa population. Que chacun vive à peu près les choses de la même façon. C’est comme cela qu’il peut, le moment venu, la mobiliser autour de ses projets. Internet génère au contraire un communautarisme des consciences, des ghettos d’opinion nourris et entretenus par les bulles interprétatives dans lesquelles chacun peut s’enfermer. Dans ces bulles ne fermentent pas nécessairement l’erreur ou le mensonge, mais des appréciations trop différentes les unes des autres. C’est ainsi que l’on se découvre par exemple des jeunes de banlieues qui « ne sont pas Charlie » ou qui, bien que pleinement Français, épousent la cause de l’ennemi.

On se rappellera qu’en 1917, mutineries et désobéissance sont survenues à l’occasion de la révolution russe, dont la réfraction sur les événements ont donné à certains soldats une perception changée des buts de la guerre qu’ils menaient.

Il est néanmoins assez comique de voir ceux qui sont pour la libre circulation de tout ce que vous voulez entraver celle de l’information. Eux qui jusque là n’avaient comme crainte que le « repli sur soi » s’évertuent à présent à filtrer les interprétations venues d’ailleurs et à reconstruire une bulle informative clean et « nationale ».

Redésinformation

A l’information, s’était adossée depuis quelques années la réinformation, que l’on réduit souvent à une poignée de sites d’extrême droite alternatifs, mais qui de manière plus juste peut désigner le rééquilibrage général qu’a permis l’essor d’internet et des réseaux sociaux en matière de pluralité d’information, face à une presse univoque et pilotée par les forces économiques et politiques.

Il semble que nous entrions à présent dans un troisième temps de la danse : celui de la redésinformation. Agacés par une série de revers imputés à plus ou moins forte raison à cette réinfosphère (Brexit, élection de Trump, succès de thèses complotistes, désaveu des stratégies géopolitiques occidentales…), les acteurs conventionnels de l’information contre-attaquent et redéploient leurs forces.

Ainsi, en novembre dernier, le Parlement européen approuvait une résolution pour « limiter l’activité des médias russes en Europe ». Aux Etats-Unis, on a demandé aux grandes plateformes de réseaux sociaux de faire quelque chose pour contrer la diffusion de « fake news », ces fausses informations que l’on accuse d’avoir perturbé l’élection présidentielle. Ce concept de fake news est tout récent, comme si l’on découvrait qu’il pouvait exister des mensonges dans l’information, et que celle-ci pouvait être utilisée comme un outil d’influence.

« Jusque récemment, fake news désignait les sites d’information parodiques de type The Onion [équivalent américain du Gorafi NDLR], explique Slate dans cet article incroyable (mais vrai !). Mais le terme a pris une nouvelle signification depuis la diffusion massive d’articles falsifiés, créés sciemment dans le but de tromper plutôt que d’amuser ».

Ainsi, Slate annonce par ce même article le lancement d’une innovation : This is Fake, une extension pour navigateur qui permet de signaler les « faux articles ». Le principe est celui du Coyote, avec lequel les automobilistes se signalent entre eux les emplacements de radars routiers. Ici, les utilisateurs se signalent les « fausses actus » qu’ils trouvent en ligne ; ces dernières apparaissent alors, sur les écrans et les réseaux sociaux des autres, cerclées de rouge et précédées de la mention « Cet article provient d’une source connue pour répandre de fausses informations ».

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L’extension permet de signaler un article, mais aussi un site d’information dans son ensemble ; tous les articles qui en émanent sont alors jugés fake sans qu’on ait besoin de les lire. On apprend d’ailleurs que les utilisateurs ne seront pas seuls à effectuer ce travail de signalement mais qu’une cellule éditoriale de Slate y est dédiée.

Comment décrète-t-on qu’une news est fake, la définition que donne Slate est assez libre. Il s’agira évidemment des informations montées de toute pièce, mais pas seulement. Ce peut être aussi un article qui utilise des éléments vrais mais « au service d’un propos central qui serait faux » (en clair : un article qui à partir de faits avérés, tire une interprétation qui n’est pas bonne). A contrario, « une chronique qui contient des erreurs factuelles mais qui sont périphériques au propos central » ne sera pas quant à elle comptée comme fake.

On se fiche évidemment de cette extension tant qu’on ne l’a pas installée, mais on pourrait facilement imaginer que la même logique existe sur les outils utilisés par une large partie de la population, comme Facebook ou Twitter. Ils ne nous signaleraient pas en rouge les « fausses informations », mais pourraient en revanche se mettre, à notre insu, à simplement limiter leur apparition. Les pénaliser au profit des « vraies » informations.

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Ce qui est prodigieux, c’est que Slate ou n’importe quel média qui se prend au sérieux puisse ne pas voir le ridicule qu’il y a à vouloir apposer son étiquette « vrai » ou « faux » sur le web entier. Qu’ils puissent ne pas s’apercevoir que par ce genre d’initiatives, ils s’assignent la besogne d’une STASI du net ou d’un ministère de la Vérité orwellien. C’est toujours drapées dans un discours de déontologie journalistique que ces initiatives délirantes s’avancent. C’est au nom d’une plus grande éthique journalistique que Slate tronque, filtre et nettoie l’information. C’est avec le fact checking à la bouche, et au nom d’un journalisme objectif, que les rubriques comme celle des Décodeurs du Monde produisent leurs articles les plus biaisés par l’idéologie.

Il est regrettable que la réponse des médias à la réinformation se fasse, plutôt que par une rigueur, une pertinence et une honnêteté renforcées, par des moyens déloyaux – coups bas, blocages, interdictions – visant à couper le robinet à l’adversaire plutôt qu’à le vaincre sur le terrain du professionnalisme. La troisième manche de la redésinformation peut-elle être autre chose que perdue d’avance ?