Le cinéma de l’expérience

Tout le monde fait mine de ne pas l’avoir remarqué, mais l’expérience du cinéma s’est discrètement retirée des possibilités offertes : il devient impossible, d’année en année, de se procurer la sensation particulière que l’on trouvait quand la salle de cinéma était encore une simple salle, les fauteuils de simples fauteuils non pourvus de bacs à pop-corn, quand la programmation était autre chose qu’un événement permanent de sorties « blockbuster » et leur cortège de remake-prequel-sequel-spin-off-crossover-reboot à rentabiliser les deux premières semaines, ou encore que le public cinéphile n’était pas cette anthropologie nouvelle venue chercher tout autre chose que du cinéma.

Le tout mis ensemble ôte jusqu’à l’envie de jeter un oeil à l’affiche pour vérifier s’il n’y aurait pas, au milieu de tout cela, quelque chose qui soit fait pour nous. Ou bien ma capacité d’émerveillement s’use avec l’âge, ou bien la salle obscure est objectivement devenue une salle d’obscurs abrutis autour de quoi toute l’industrie du cinéma s’est reconfigurée. Le guichet est devenu supermarché, les mufles arrivent à la séance les bras emplis de friandises à bouffer, mâcher, lécher, siruper, grignoter, froisser, déchirer, suçoter… Les fauteuils sont conçus pour leur aise et non la mienne : larges et vautrés, finalement accessoires par rapport à l’accoudoir qui est le vrai objet et doit permettre d’entreposer le seau à pop-corn ou à Coca-Cola le plus gros.

De fait, tout a été fait pour évaporer l’atmosphère fauteuils rouges et salle obscure. Dans le complexe cinématographique, le public ne ressent plus face à l’écran aucun devoir de révérence. Multi-abonné aux cartes ciné et plateformes Netflix, il n’y a plus rien d’exceptionnel ni de rituel, pour lui, à se rendre au cinéma : cela s’inscrit dans la continuité multi-screen responsive de sa consumer journey. Le film de cinéma est pour lui une vidéo comme une autre, sommée de soutenir son attention aussi habilement que le sketch qu’il a regardé juste avant sur tablette dans le métro, et que la série qu’il regardera ce soir sur son ordinateur de genoux allongé dans son lit. Les nouveaux cinéphiles se rendent au cinéma aussi négligemment qu’ils rejoignent une réunion sur Teams : comme s’ils étaient chez eux, ils parlent entre eux à voix haute et ne se taisent pas avec l’extinction des lumières, ils continuent bien après les bandes-annonces qu’ils estiment avoir déjà vues sur internet, et après que le film ait commencé jusqu’à temps que le premier personnage donne sa première réplique. Ils ne voient rien d’extraordinaire à ce que ce divertissement à plusieurs millions de dollars faisant appel, pour leurs beaux yeux, aux dernières prouesses de la technique et aux limites extrêmes de la technologie, arrive jusqu’à eux, ni qu’il ait engagé tant d’efforts dans le seul but de leur faire passer deux petites heures sans regarder leur téléphone. Leur gratitude tient déjà toute entière dans le fait de ne pas l’avoir téléchargé illégalement.

Prenant acte de ce nouveau public, le film se conçoit lui-même désormais non comme une oeuvre qui sollicite l’attention du public mais comme une expérience qui viole cette attention et doit la retenir par la force des moyens : de l’expérience du cinéma, nous sommes passés au cinéma de l’expérience. Le film doit tout donner le temps de la séance, en envoyer plein les mirettes d’un bout à l’autre, tant pis s’il n’en reste rien le lendemain. Ainsi, après les films pensés pour la 3D, voici le nec plus ultra de l’innovation cinématographique : le 4DX. Il s’agit d’une salle de projection spécialement aménagée de rangées de sièges, plus énormes encore et montés sur verrins. Comme au Futuroscope il y a 20 ans, les sièges ainsi que diverses installations travaillent à renforcer par des « effets » les mouvements et les émotions que le film est censé produire, tout au long de la séance. Quand le héros chute, le siège fait un soubresaut, s’il est à bord d’un bateau un brumisateur postillonne des particules d’eau, si les protagonistes entament une poursuite, un ventilateur souffle du vent, si une fusillade se déclare, de petits souffles d’air comprimé sifflent aux oreilles « comme si on y était »…

L’expérience est totalement « immersive », et évidemment grotesque. Car pour ce qui est du rendu, il faut s’imaginer qu’un type faufilé derrière votre fauteuil vous bascule à droite ou à gauche au fil de l’action que suggère la pellicule. Lorsqu’un coup de feu retentit, il le marque par un coup de pied dans le dossier. Lorsqu’une voiture fait un tonneau, il vous secoue en tous sens… Et si malgré tout vous parvenez à rester concentré sur l’histoire jusqu’au moment où le héros embrasse la belle, le type vous souffle du sèche-cheveux dans la tronche pour souligner que la scène se déroule sur le toit d’un immeuble ! N’importe qui, en pareille situation, finirait par se lever, empoigner le type et le sommer d’arrêter sur le champ. Mais le 4DX, lui, ne s’attrape pas par le col ni par les cheveux, il n’a pas prise aux insultes, il continue durant toute la séance.

J’imagine qu’au prix où coûte l’installation, études de marché et tests consommateurs n’ont pas manqué de garantir l’existence d’une clientèle 4DX, pourtant il me semble que le dernier des spectateurs friands de sensations sucrées ne peut en sortir qu’aux cris de « Plus jamais ça ! » ou du moins « Marrant une fois, mais pas deux ! ». Le 4DX est au cinéma ce que les rires enregistrés étaient aux mauvaises séries télé : lorsque la machine à Spectacle en est ainsi réduite à surligner l’action, les dialogues, les sensations… par une décharge d’artefact technique sans laquelle l’oeuvre n’est plus capable de déclencher un rire, un pleur ou un émoi, c’est que l’on touche le fond. Le niveau zéro du cinéma bien entendu, mais aussi de l’entertainment lui-même. Arrivé là, c’est la fin. Ou le début de quelque chose d’autre : le début peut-être d’une ère où la machine tient en bâtiment clos un élevage industriel de poulets-spectateurs semi-dépressifs, mécaniquement bercés dans des fauteuils et bombardés de stimulis ludo-mécaniques et ludo-chimiques pour tirer ce qu’il leur reste de semence. 

Que de moyens employés pour soustraire le consommateur à son existence, le garder assis et qu’il se tienne sage !

Nouvelle France

Idée d’histoire : l’Etat français lance une grande consultation afin de trouver un nouveau nom à la France, à l’instar des nouvelles régions. Le nom doit être « créateur de sens« , « vecteur d’attractivité à l’international« , et assorti d’une stratégie pour « fédérer les énergies » et faire en sorte que « chaque citoyen perçoive son rôle dans la création de valeur pour le territoire« . Les équipes de Thibaut Poulec, directeur d’une agence marketing, sont sur le coup.

Franchir le con

Parfois, on se retrouve contrarié par une absurdité soi-disant administrative contre laquelle on bute : on voulait acheter, retirer, échanger quelque chose, mais voilà qu’on n’a pas le petit ticket qui permet de, qu’on n’a pas coché le papier au bon endroit, ou qu’on n’a pas lu la ligne qui stipulait… Plus qu’une contrariété, ce sont parfois des centaines d’euros qui sont en jeu, ou vos vacances entières si l’on parle de modifier un billet d’avion : des centaines d’euros qu’un interlocuteur borné menace d’annuler en un clic, pour une broutille.

C’est d’autant plus rageant et inattendu quand on nous a toujours répété que nous étions client-roi, que nous passions avant tout, qu’on était à l’écoute de nos besoins, que le type en gilet en face n’était pas un vendeur mais un conseiller qui nous offrait « bien plus que du service »…

Avant, le client n’était pas roi : c’était simplement un type qui faisait affaire avec un autre – affaire qui se concluait à la louche, avec un peu de bagout ; le bon sens faisait le reste. Aujourd’hui le client est roi mais son royaume est borné par les clauses qu’une ingénierie juridique et marketeuse a défini unilatéralement. En somme, le roi arrive après la bataille, lorsque tout est joué. Sa couronne est faite d’astérisques qui renvoient en bas de page. Les lignes de contrat, les paragraphes, les codes, les identifiants, ont chassé de la transaction commerciale tout libre arbitre, tout savoir faire humain. Ce qui était tractation humaine est devenu contractualisation avec une engeance administrative qui a prévu la multitude de situations qui pouvaient advenir.

C’est ainsi que nous nous retrouvons face à un guichetier qui ne s’adresse pas véritablement à nous mais à un client, qui ne cherche pas vraiment à savoir ce que nous voulons, qui en fin de compte ne tracte pas avec nous mais avec le contrat dans lequel son entreprise nous a enfermé. Et c’est d’ailleurs toute l’astuce du système : évacuer l’humain et nous faire croire qu’on est face à une machine, un mécanisme bien huilé, indéboulonnable. Arguer que c’est « la procédure » qui veut que, que c’est « la machine » ou « l’ordinateur » qui empêche de revenir en arrière, d’annuler, de remplacer…

Dans un cas comme celui-là, si vous voulez sortir de l’ornière, c’est justement l’humain, et non la machine, qu’il faut court-circuiter. Lorsque la situation semble perdue, il faut franchir le con : celui derrière le guichet qui vous oppose sa bêtise. Celui qui vous dit que c’est comme ça et qu’on ne peut rien faire. La plupart du temps c’est de lui que vient le problème : l’humain-fonctionnaire, l’humain-robot enfermé dans ses schémas et ses automatismes. L’humain qui n’est plus en phase, dont l’intelligence buggue si un grain de sable enraye la machine, qui emploie cette intelligence non pas à trouver une solution viable, mais à vous expliquer les arcanes du système qui fait que vous pouvez vous foutre votre problème au cul.

Il faut franchir le con : changer de file ou repasser plus tard, demander son collègue… Changer d’humain, et très souvent la situation se démêle avec une aisance surprenante. Ce qui se présentait comme kafkaïen comme on dit, redevient une situation simple, humaine : une histoire de con.

Le jeu du débat public

Notre société, à travers ce qu’il convient d’appeler « le débat public », affiche un souci prononcé pour la vitalité de la démocratie et veille en permanence à l’intérêt qu’accordent les citoyens à la politique.  Elle fait grand cas de la mobilisation des consciences et autres « sursauts citoyens ». Très bien. Mais paradoxalement, ce débat public qui nous enjoint de nous sentir concernés n’aborde quasiment pas les réalités : de la politique, il ne relève que l’aspect politicien et stratégique.

Ce qu’on présente aux citoyens comme matière à penser, ce n’est pas la matière brute des questions politiques telles qu’elles se posent, mais une matière raffinée, écrémée de toute réalité sociale. Ce qu’on veut bien mettre sur la table, ce ne sont pas les faits, les convictions, les problèmes du pays et des gens, mais seulement ce que ces gens ont pensé, ce qu’ils ont exprimé dans les sondages, ou bien les orientations prises par tel parti et les propos tenus par telle personnalité… Ce qu’on présente au citoyen lambda, ce n’est pas la politique des actes et des réalités, c’est avant tout la politique des propos et des pensées. En somme, le cirque autour de la politique : exercices de style, tours de passe-passe, stratégies primaires et secondaires, arrière-pensées de parti… qui en temps normal, ne devrait concerner que les analystes, sondeurs, sociologues et politiciens eux-mêmes.

Tout fonctionne comme s’il était induit que, pour tout un chacun, la politique devait se comprendre seulement comme ce petit jeu de pouvoirs, et qu’il ne fallait pas en attendre une quelconque vision du bien ou du mal pour soi ou son pays. Tout fonctionne comme s’il était induit qu’en dehors de ce jeu, il n’y a rien à gagner et personne n’a pas d’intérêt direct à la façon dont les affaires sont gérées. Tout est présenté comme si en dehors de ce jeu, la politique n’avait pas de conséquence et qu’elle n’était qu’histoire de « débat ».

Et c’est ensuite que les analystes de plateau viennent, sombres et atterrés, nous expliquer les raisons de ce fort taux d’abstention-ci ou ce vote de contestation-là… C’est, d’après eux, que « l’offre politique ne correspond pas aux attentes ». Ou que le « positionnement de tel parti n’était pas le bon »…

Il ne leur vient jamais à l’esprit, en revanche, que c’est peut-être justement l’usage de ces mots – « offre », « positionnement », issus directement du marketing, utilisés sans honte et si naturellement dans l’enceinte politique, qui crève dans l’oeuf tout espoir d’adhésion au système politique et décourage les gens. « Offre politique »… Comment signifierait-on mieux que le jeu électoral proposé est inepte, inefficient, décorrélé de la réalité, et qu’il n’y a rien ou pas grand-chose à y gagner puisque la vraie politique s’est déplacée ailleurs, a été mise hors de portée et hors de nuire ?

L’effet Nespresso

On entend souvent dire que le monde moderne ne propose plus d’aventure, que tout a été découvert, qu’il ne subsiste plus grand-chose capable de procurer un frisson… Alors voilà : le week-end prochain, faites une expérience extrême : rendez-vous dans la boutique la plus proche et plongez dans l’univers Nespresso.

Heureux détenteur d’une machine Nespresso qu’on m’a offerte il y a deux ans, j’en étais pleinement satisfait jusqu’au jour où, la réserve de capsules épuisée, j’ai dû me rendre en magasin pour la renouveler. Avant d’y mettre les pieds, je pensais qu’une boutique Nespresso était un endroit où on achetait du café. En réalité, la « boutique » n’est pas faite pour ça. Impossible d’empoigner un paquet et de payer en caisse. Tout ce qui peut s’acheter a été mis hors de portée. En termes d’agencement, Nespresso n’est pas une boutique mais un hall de banque d’affaires. Vigiles à l’entrée. Matériaux nobles et éclairage étudié. Produits exposés sous verre. On ne vous laisse pas toucher au café sans passer par un conseiller. C’est que jusqu’à présent, nous buvions notre café sans réaliser qu’il s’agit d’un produit raffiné qui exige l’éducation du goût. Alors Nespresso a concocté un parcours client.

D’abord on choisit sa file d’attente. Les conseillers, au fond derrière un comptoir luxueux, gardent les berlingots de café. On fait la queue. A la musique d’ambiance se mêle un doux brouhaha de cocktail. Comme vous soufflez, une hôtesse vous porte à déguster un café de la nouvelle collection édition limitée sur un plateau. Il convient de plonger langoureusement son nez dans le gobelet et de le retirer avec une mine pensive, jusqu’à ce que son tour arrive. C’est à vous. L’expert conseiller vous accueille en tailleur et gants blancs. On ne parle pas « café » tout de suite. Il s’agit avant tout de vous connaître afin de vous apporter un conseil personnalisé. Votre nom. Votre prénom. Votre numéro de membre (oui, parce que vous êtes « membre »). Le nom de votre modèle de machine et sa couleur. Vous ne savez pas ? Vos coordonnées. Souhaitez-vous profiter de privilèges ? A présent, il est temps de comprendre quel genre de buveur de café vous êtes. Les arômes sur lesquels vous êtes porté. Si vous aimez les touches plus ou moins corsées de la collection spéciale. Voulez-vous qu’on vous les fasse déguster, voulez-vous…HéHOOOO ! JE VEUX SIMPLEMENT QUE VOUS ME PASSIEZ LA BOITE DE CAFE DERRIERE VOUS ESPECE DE MALADE ! 

Non mais ça va oui ? Cinq minutes que vous êtes pris en charge et vous n’avez toujours pas vu la couleur d’un paquet de café ! J’imagine qu’il se trouve des amateurs pour apprécier ce simulacre d’esprit VIP, admirer la « salle du coffre », prendre le temps de savourer les « touches » et les « arômes » et se demander en son âme et conscience si l’on est plutôt Dulsao de Brazil ou Volluto di Roma… Mais que fait-on des autres ? Ceux qui sont juste venus acheter du café ? Qui ne veulent pas profiter de « privilèges ». Qui ne connaissent d’arômes que : avec ou sans sucre ?

Je veux croire que nous sommes une majorité dans ce cas : à sortir de là en courant pour retrouver l’air frais. A ne plus y refoutre les pieds. Une majorité à suffoquer dans ces endroits propres et sinistres, où toute trace d’humanité a disparu à force d’avoir mis « l’écoute et le dialogue au cœur de la démarche ». Une majorité à être effarés par ce conseiller qui assène ses questions comme un robot, et par cette machinerie infernale qui nous entraîne d’un innocent achat de café à un « club » avec des « privilèges » et un « numéro »… Mécanique infernale qui peu après ma visite, m’envoyait par e-mail une enquête. Première question : êtes-vous l’un des décisionnaires en matière d’achat de capsules de café ? « Décisionnaire en matière d’achat de capsules de café » : pensez-vous qu’un humain parlerait comme ça ?

Je veux croire que nous sommes une majorité, mais le succès de Nespresso laisse plutôt penser que le concept peut faire des émules, se généraliser à d’autres produits et façons de commercialiser. Cette tendance de raffiner le produit à l’excès, d’inventer, sur le modèle du vin et de l’œnologie, un cérémonial, un « bon goût », une expertise, des choses à savoir et des gens qui savent – des connaisseurs… Attacher une qualité et une culture à des choses qu’on consommait jusqu’alors sans y prêter attention, comme le café, le chocolat, la bière… Car désormais il y a une « culture de la bière », des « bières du monde », un goût pour la bière – pour les bières devra-t-on bientôt dire… Un goût qui nécessite d’être éduqué, sans quoi on passerait à côté de quelque chose, n’est-ce pas.

Alors que ces messieurs du marketing se le disent : nous sommes nombreux, nous sommes dangereux ; les fourrés, les maquis, sont plein de ces gens, clandestins, déserteurs, qui fuient toutes vos initiatives, qui sont prêts à boire du café trop fort, trop mou, trop sucré, du café de merde, du café simple, du moment que vous leur fichez la paix. Prêts à payer cher pour être tranquilles et qu’on ne leur adresse aucune démarche de qualité de service ou de satisfaction client. Merci pour eux.

Extension du domaine de la marque

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Dans le futur, le commerce ne s’adresse plus à des consommateurs mais à des « gens ». Finie l’époque où les entreprises n’avaient d’égard que pour notre portefeuille et nos envies matérielles, elles ont compris que nous étions plus, que nous avions des sentiments et des aspirations plus complexes. Dans le futur, les entreprises tiennent compte de l’humain dans sa globalité, elles s’adressent à la personne.

Tout a commencé avec cette génération de jeunes qui, à partir des années 1980-90, s’est mise à éprouver des émotions pour les produits, à se définir par les marques achetées… D’abord appâtés par les bons, les jeux, les goodies, ces jeunes ont fini par adhérer aux marques sans plus qu’aucun appât soit nécessaire : l’excitation et la foi en la marque sont devenues spontanées.

  • Aux marchandises ils demandaient qu’elles leur confèrent des qualités, qu’elles véhiculent des valeurs et une philosophie
  • Aux marques, ils demandaient du contenu, une âme, un enrobage spirituel. Que tel achat fasse d’eux un rebelle. Tel achat un « homme moderne ». Tel achat une personne solidaire avec les petits producteurs de café…
  • Aux entreprises ils demandaient d’avoir une attitude. Responsable, ou décalée, ou innovante. Ou au contraire attachée à la tradition.

Et dans le futur, ces jeunes ont gagné du terrain : ils sont jeunes non plus au sens traditionnel 12-18 ans mais jeunesd’aujourd’hui : 12-42 ans. Ils aiment les marques et leurs productions, se prennent d’intérêt pour l’histoire et la culture contenue dans les produits, apprécient la qualité de telle ou telle publicité comme un produit en soi : est-elle drôle, réussie ? Ils s’intéressent aux médias en tant que tels : leurs stratégies, leurs techniques, les buzz, tops et flops qu’ils génèrent… A vrai dire, ils attendent des marques qu’elles les alimentent dans ces domaines : films, vidéos virales, créations, stories, opérations spéciales, concepts… Ils demandent qu’elles soient présentes, vivantes, qu’elles se prononcent, s’impliquent, dialoguent, prennent position sur l’actualité et les idées. Qu’elles participent à leur vie publique et privée. En somme, ils souhaitent une communion d’esprit avec leur marque et leurs produits.

 

Les entreprises ont pris acte de ce besoin d’estime et d’implication. Dans le futur, toute entreprise quel que soit son secteur, produit en plus de son activité commerciale ou industrielle : du dialogue, des produits culturels, des créations, des conseils, du rêve, des idées, des réalisations morales et spirituelles… Leur nouvelle vocation : être un vecteur d’accomplissement pour « les gens », leur proposer plus que de simples produits : un échange riche en contenu humain.

Ainsi, les entreprises ont développé une nouvelle forme d’existence, qui consiste à s’incarner dans une entité individuelle et personnifiée, proche des gens. Une personnalité avec ses goûts, ses choix, ses centres d’intérêt… Pour cela, elles ont créé le « mana » : l’esprit de la marque. Le mana est le supplément d’âme de l’entreprise auprès de son public. Il cristallise, sous forme d’une charte, les positions et les goûts qu’aurait l’entreprise si elle était une personne, dans tous les domaines : art, politique, philosophie, actualité, musique, sujets de société, cuisine, voyages… Le but étant de porter ces goûts et cette existence à la connaissance du public et de les partager avec eux. Ainsi, dans le futur, il ne faut pas s’étonner qu’une marque soit « pour » la lutte contre le sida, condamne des propos tenus par une célébrité, ou annonce sa préférence, cette année, pour Miss Charentes-Maritimes.

Pour cela, pour donner corps au mana, les entreprises font appel à un « brand DJ ». Le brand DJ est en quelque sorte l’avatar de l’entreprise ; sur le principe du grand couturier qui associe son nom à une collection de prêt-à-porter, il représente la marque, lui donne sa couleur et sa personnalité, existe à sa place et parle en son nom… C’est une personne, souvent déjà renommée, dotée d’un talent charismatique et créatif, qui pour un contrat faramineux sur 5 ou 10 ans, prête à l’entreprise son image et anime l’esprit de marque. Il arrive même qu’on lui demande de jouer la figure du dirigeant à la place de celui-ci !

Le brand DJ est l’idole des fans de la marque. Plus largement, il porte sa parole dans les conférences de presse, les événements publics et privés, les débats médiatiques… C’est lui qui assure le « community management » des réseaux sociaux et tient des discutions privées avec des centaines et des milliers d’internautes. Mais il fait aussi bien plus : il produit des courts métrages, des bandes sons, des compilations branchées, provoque des événements festifs et fédérateurs dans les grandes villes, tout ce qui peut aider le grand public à cerner l’esprit et l’identité de la marque.

Très souvent, pour gérer tout cela de front (les multiples aspects du mana de la marque, l’omniprésence et l’omnidiscours auprès des gens, la production foisonnante de lien social…), le brand DJ est assisté par des cerveaux numériques : des logiciels d’intelligence artificielle fidèles à sa pensée reproduisent ses idées et créent avec lui.

 

Ainsi, dans le futur, les soirées, les décorations et l’architecture urbaines, les tubes musicaux, les actions collectives, sont très souvent le fait d’un brand DJ ou de l’action humaine des marques. Dans le futur, les gens pensent et agissent par la marque. La marque correspond à une communauté de pensée, après la famille, la nation, la culture… Pour faire valoir une opinion, même spirituelle, on s’agrège à un groupe ou à une marque qui s’en fait l’étendard. On adhère aux mana des entreprises.

Loi de l’innovation décroissante

L’un des traits caractéristiques de l’humain réside dans la futilité innovante, dont une manifestation pourrait être l’invention d’objets inutiles mais judicieux : objets « bien pratiques », mais qui ne satisfont pas un besoin tel qu’on avait besoin de les inventer. Presse-citron, pince à glaçons, coupe-cigare, brosse-chaussures… ou encore rampe ultra-rapide du métro Montparnasse, à Paris ! L’origine « quotidien-bourgeois » de ces objets s’explique assez bien par l’oisiveté et le temps disponible nécessaire pour les créer. Toujours est-il qu’un type forcément ingénieux a eu le temps et la fantaisie, non seulement de les penser, mais encore de les réaliser ! Il y a là une dépense d’énergie, une débauche d’astuce même, un gaspillage de vivacité d’esprit, presque indécents.

Cette « futilité innovante » pose néanmoins question lorsqu’elle est érigée en procédé systématique par une société industrielle qui met toutes ses forces dans la confection d’objets et la réinvention permanente de besoins matériels.
Car la loi semble ainsi faite : plus une technologie est aboutie, plus le pas supplémentaire à franchir pour améliorer cette technologie est coûteux.

L’exemple de la rampe ultra-rapide de Montparnasse >>

On dépense aujourd’hui certainement plus d’argent et d’efforts pour améliorer un détail fonctionnel sur un objet, qu’en a dépensé l’inventeur lui-même pour créer l’objet à partir du néant. Pour inventer la brosse à dents, il a suffi d’un peu d’ingéniosité, d’une baguette en os et de poils en soie de porc. Mais il a fallu des budgets faramineux de R&D et l’intervention de spécialistes ergonomes en blouse blanche pour améliorer la « prise en main » de cette même brosse à dents ou l’équiper d’une petite-languette-de-caoutchouc-qui-nettoie-aussi-les-gencives. Sans compter les coûts inhérents aux démarches normatives, qualitatives, sécuritaires, environnementales, qu’une société moderne comme la nôtre se doit de garantir à ses clients-roi, ses consommateurs avertis et ses citoyens procéduriers.

Tout se passe comme si l’argent et la matière grise investis dans l’amélioration d’un procédé, d’une technologie, d’un produit, perdaient en efficacité (cas mis à part de l’innovation qui débouche sur une rupture, qui ne fait pas qu’améliorer l’objet mais le transforme en un nouvel objet pour un nouvel usage, donnant lieu à son tour à un cycle d’amélioration). Tout se passe comme s’il nous fallait sacrifier toujours plus d’efforts et d’argent pour un service rendu toujours plus accessoire !

A la fin, on ferait de belles économies à simplement reconnaître qu’une brosse à dents est une brosse à dents. Qu’elle n’a pas besoin d’être « ergonomique » ni même améliorée. On pourrait simplement reconnaître qu’on est arrivé à la fin de son processus d’amélioration et puis c’est marre, on passe à autre chose ! Mais alors, que se passerait-il après ?