Le cinéma de l’expérience

Tout le monde fait mine de ne pas l’avoir remarqué, mais l’expérience du cinéma s’est discrètement retirée des possibilités offertes : il devient impossible, d’année en année, de se procurer la sensation particulière que l’on trouvait quand la salle de cinéma était encore une simple salle, les fauteuils de simples fauteuils non pourvus de bacs à pop-corn, quand la programmation était autre chose qu’un événement permanent de sorties « blockbuster » et leur cortège de remake-prequel-sequel-spin-off-crossover-reboot à rentabiliser les deux premières semaines, ou encore que le public cinéphile n’était pas cette anthropologie nouvelle venue chercher tout autre chose que du cinéma.

Le tout mis ensemble ôte jusqu’à l’envie de jeter un oeil à l’affiche pour vérifier s’il n’y aurait pas, au milieu de tout cela, quelque chose qui soit fait pour nous. Ou bien ma capacité d’émerveillement s’use avec l’âge, ou bien la salle obscure est objectivement devenue une salle d’obscurs abrutis autour de quoi toute l’industrie du cinéma s’est reconfigurée. Le guichet est devenu supermarché, les mufles arrivent à la séance les bras emplis de friandises à bouffer, mâcher, lécher, siruper, grignoter, froisser, déchirer, suçoter… Les fauteuils sont conçus pour leur aise et non la mienne : larges et vautrés, finalement accessoires par rapport à l’accoudoir qui est le vrai objet et doit permettre d’entreposer le seau à pop-corn ou à Coca-Cola le plus gros.

De fait, tout a été fait pour évaporer l’atmosphère fauteuils rouges et salle obscure. Dans le complexe cinématographique, le public ne ressent plus face à l’écran aucun devoir de révérence. Multi-abonné aux cartes ciné et plateformes Netflix, il n’y a plus rien d’exceptionnel ni de rituel, pour lui, à se rendre au cinéma : cela s’inscrit dans la continuité multi-screen responsive de sa consumer journey. Le film de cinéma est pour lui une vidéo comme une autre, sommée de soutenir son attention aussi habilement que le sketch qu’il a regardé juste avant sur tablette dans le métro, et que la série qu’il regardera ce soir sur son ordinateur de genoux allongé dans son lit. Les nouveaux cinéphiles se rendent au cinéma aussi négligemment qu’ils rejoignent une réunion sur Teams : comme s’ils étaient chez eux, ils parlent entre eux à voix haute et ne se taisent pas avec l’extinction des lumières, ils continuent bien après les bandes-annonces qu’ils estiment avoir déjà vues sur internet, et après que le film ait commencé jusqu’à temps que le premier personnage donne sa première réplique. Ils ne voient rien d’extraordinaire à ce que ce divertissement à plusieurs millions de dollars faisant appel, pour leurs beaux yeux, aux dernières prouesses de la technique et aux limites extrêmes de la technologie, arrive jusqu’à eux, ni qu’il ait engagé tant d’efforts dans le seul but de leur faire passer deux petites heures sans regarder leur téléphone. Leur gratitude tient déjà toute entière dans le fait de ne pas l’avoir téléchargé illégalement.

Prenant acte de ce nouveau public, le film se conçoit lui-même désormais non comme une oeuvre qui sollicite l’attention du public mais comme une expérience qui viole cette attention et doit la retenir par la force des moyens : de l’expérience du cinéma, nous sommes passés au cinéma de l’expérience. Le film doit tout donner le temps de la séance, en envoyer plein les mirettes d’un bout à l’autre, tant pis s’il n’en reste rien le lendemain. Ainsi, après les films pensés pour la 3D, voici le nec plus ultra de l’innovation cinématographique : le 4DX. Il s’agit d’une salle de projection spécialement aménagée de rangées de sièges, plus énormes encore et montés sur verrins. Comme au Futuroscope il y a 20 ans, les sièges ainsi que diverses installations travaillent à renforcer par des « effets » les mouvements et les émotions que le film est censé produire, tout au long de la séance. Quand le héros chute, le siège fait un soubresaut, s’il est à bord d’un bateau un brumisateur postillonne des particules d’eau, si les protagonistes entament une poursuite, un ventilateur souffle du vent, si une fusillade se déclare, de petits souffles d’air comprimé sifflent aux oreilles « comme si on y était »…

L’expérience est totalement « immersive », et évidemment grotesque. Car pour ce qui est du rendu, il faut s’imaginer qu’un type faufilé derrière votre fauteuil vous bascule à droite ou à gauche au fil de l’action que suggère la pellicule. Lorsqu’un coup de feu retentit, il le marque par un coup de pied dans le dossier. Lorsqu’une voiture fait un tonneau, il vous secoue en tous sens… Et si malgré tout vous parvenez à rester concentré sur l’histoire jusqu’au moment où le héros embrasse la belle, le type vous souffle du sèche-cheveux dans la tronche pour souligner que la scène se déroule sur le toit d’un immeuble ! N’importe qui, en pareille situation, finirait par se lever, empoigner le type et le sommer d’arrêter sur le champ. Mais le 4DX, lui, ne s’attrape pas par le col ni par les cheveux, il n’a pas prise aux insultes, il continue durant toute la séance.

J’imagine qu’au prix où coûte l’installation, études de marché et tests consommateurs n’ont pas manqué de garantir l’existence d’une clientèle 4DX, pourtant il me semble que le dernier des spectateurs friands de sensations sucrées ne peut en sortir qu’aux cris de « Plus jamais ça ! » ou du moins « Marrant une fois, mais pas deux ! ». Le 4DX est au cinéma ce que les rires enregistrés étaient aux mauvaises séries télé : lorsque la machine à Spectacle en est ainsi réduite à surligner l’action, les dialogues, les sensations… par une décharge d’artefact technique sans laquelle l’oeuvre n’est plus capable de déclencher un rire, un pleur ou un émoi, c’est que l’on touche le fond. Le niveau zéro du cinéma bien entendu, mais aussi de l’entertainment lui-même. Arrivé là, c’est la fin. Ou le début de quelque chose d’autre : le début peut-être d’une ère où la machine tient en bâtiment clos un élevage industriel de poulets-spectateurs semi-dépressifs, mécaniquement bercés dans des fauteuils et bombardés de stimulis ludo-mécaniques et ludo-chimiques pour tirer ce qu’il leur reste de semence. 

Que de moyens employés pour soustraire le consommateur à son existence, le garder assis et qu’il se tienne sage !

L’Emmerdeur

Au long des années soixante-dix, le cinéaste Francis Veber pose l’archétype de L’Emmerdeur, à travers un personnage emblématique qui reviendrait dans plusieurs films, sous plusieurs identités et l’interprétation de plusieurs comédiens, mais toujours pour incarner une seule et même idée : François Pignon, l’homme du quotidien, ingénu et discret, qui malgré son inhibition, vient perturber le fonctionnement du monde par sa maladresse ou sa bêtise.

Veber lui-même expliquait la récurrence du personnage de cette façon :

C’était toujours le même petit homme dans la foule, plongé dans une situation qui le dépasse et dont il parvient à se sortir en toute inconscience”.  

L’Emmerdeur est ainsi l’individu banal, insignifiant, qui ne voulant déranger personne ni penser à mal, importune néanmoins par sa simple présence, et porte le chaos de façon involontaire au sein d’une situation stable, d’une société qui ne demande qu’à mener ses affaires. Un chien dans un jeu de quilles. 

Si l’effet comique continue de fonctionner aujourd’hui, la figure sociologique de François Pignon ne correspond plus à une réalité tangible. La timidité maladroite, la pudeur sociale excessive, ne sont plus vraiment ce qui est à craindre ; la source de désagrément provient bien plus massivement d’une gêne et d’une inhibition sociales qui ont totalement disparu. Par rapport à ces films et cette époque, le rapport des choses s’est inversé. Si le monde est invivable, ce n’est plus du fait d’un emmerdeur isolé qui gripperait les rouages d’une société qui veut tourner rond, mais bien plutôt par la prolifération de bousilleurs, toujours plus bruyants, braillants et entreprenants, débridés par un cadre social qui les autorise et les encourage. Du point de vue de la société, le caillou dans la chaussure n’est plus le perturbateur atypique, mais l’individu statique, le Manant, celui qui ne demande pas son reste et ne souhaite pas prendre part à l’agitation.

C’est la révolution notable qui s’est accomplie ces soixante dernières années sans même qu’on la souligne : l’incroyable dépréciation de la valeur accordée au calme, à la discrétion, à la tranquillité, à l’habitude… au profit de la vitesse, du scandale, de l’impertinence ou de la compulsivité. Aujourd’hui, pour l’individu-type comme pour la morale publique, il faut emmerder pour exister : il ne saurait y avoir d’activité véritablement moderne qui n’ait pour effet d’importuner, il ne saurait y avoir de vie épanouissante en dehors de l’émancipation, de la revendication sur tous les toits ou de l’affirmation bruyante du soi. La paix profonde, la sérénité qu’enseigne la culture antique, n’intéressent plus personne au point qu’on songe à les retirer de l’enseignement, à les désapprendre. Chacun est invité à vivre, crier, bouger, devenir ce qu’il est, mener des activités à moteur, à casque et à sensations fortes. Chacun veut influer sur la vie des autres, positivement s’il le peut et sinon tant pis. Être remarquable et en tout cas remarqué, bousculer le monde c’est-à-dire l’emmerder, à la hauteur de ses moyens. « J’espère bien que je dérange » : voilà la maxime du bon citoyen, ce qui lui prouve qu’il existe, et qui constitue le fond de la nouvelle sagesse populaire. L’Emmerdeur d’hier est devenu l’emmerdé, et inversement.  

L’autre jour, une collation était offerte à six participants, tous adultes et ayant eu, on suppose, une éducation pour leur apprendre les manières. Un premier François Pignon prévint qu’il ne mangeait pas de poisson ; deux autres pas de viande. Un dernier demanda les ingrédients qui entraient dans la composition de la sauce. Un tiers du groupe seulement accepta le repas prévu à leur effet. Cela donne une idée du rapport actuel entre Emmerdeurs et Emmerdés. Si les premiers sont restés minoritaires jusqu’à un certain point de la société civilisée, c’est que cette dernière pénalisait socialement leurs comportements par la culpabilité. Notre époque, en les tolérant progressivement, les a rendus acceptables et même désirables : en effet, l’Emmerdeur est plus souvent valorisé que son voisin taiseux et respectueux. Le bruyant passera pour plus entier et plus vivant. L’Emmerdeur à particularismes fera l’objet de plus de marques d’intérêt. Ses régimes spéciaux le présenteront comme rigoureux, sensible à la cause animale ou soigneux de sa santé. L’Emmerdeur à scandale sera plus visible et plus reconnu : lorsqu’il salopera un art par une oeuvre tonitruante et bâclée, on saluera l’avant-garde. L’Emmerdeur rebelle qui refuse d’obtempérer sera l’Homme qui a dit non. S’il geint, se plaint et demande réparation, il devient un véritable Justicier. Celui qui disrupte le marché et emmerde le code du travail sera un entrepreneur de génie. Et l’Emmerdeur qui décide de faire ses courses nu en bas-résilles sera le plus libre des Hommes : on demandera de ne pas le juger. On dira que ceux qui portent encore une culotte sont simplement ceux qui n’osent pas.

Les films malins

C’est un genre qui a sans doute été initié dès la fin des années 80, mais qui s’est vraiment développé depuis vingt ans : le film malin. Le film qui fait son malin. Le film très occupé à contempler sa coolitude. Le film qui vous fait des clins d’œil.  

Les films malins ont cette particularité d’être très contents d’eux-mêmes, fiers de leur astuce, de leur casting, de leur concept narratif… Ils roulent des mécaniques. Ils ont préparé un effet et ils ont très hâte de voir le public se prendre dedans. Le film malin compose des personnages trop cool qui disent des phrases trop cool dans un costume vraiment trop cool. Le film malin vous concocte un gros rebondissement avant la fin ! Boum badaboum ! 

Les premiers temps, ce défaut de caractère restait un ingrédient au service du film : on se payait une pincée d’Eddy Murphy ou de Bruce Willis afin de pimenter un film de genre un peu simple ou éculé. D’une certaine façon, on pourrait dire que Tarantino, dans ses premiers films, a poussé au paroxysme cette coolisation, cette capacité à faire un film bien parce qu’il est cool et cool parce qu’il est bien.  

Et puis c’est allé trop loin. Et voilà aujourd’hui les films 100% malin, dont c’est la seule finalité. Un stade était franchi avec les Ocean Eleven, et plus récemment Kingsmen. Je te réunis onze malins pour leur faire faire des tours extraordinairement malins avec un style très malin. Je te prends Brad Pitt et lui demande de faire le malin comme jamais.

Une autre veine de films malins fut initiée par Matrix et consorts. Plus récemment Inception. Films malins ki fon réfléchire. C’est une intrigue fichue comme un casse-tête chinois, une énigme, dans laquelle le réalisateur vous promène deux heures durant. On reconnaît facilement ce type de films à la façon dont les spectateurs aficionados, au sortir de la salle, vérifient entre eux s’ils ont bien compris la même chose – c’est exactement ce que recherchait le film malin. Et quand vous expliquez à cet aficionado qu’à vos yeux, c’est une bouillie indigente qui ne constitue pas un film de cinéma, son réflexe est d’expliquer ou de réexpliquer l’astuce. Si vous n’aimez pas c’est que vous n’avez pas compris ; si vous comprenez vous aimerez, puisque vous découvrirez combien ce film est vraiment, vraiment très malin. 

J’ai très bien compris, merci, et c’est une bouille indigente.

Shit or get off the pot !

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C’est une de ces expressions anglaises de redoutable efficacité, condensés évocateurs qui n’ont pas leur équivalent dans d’autres langues ou tout du moins en français. Shit or get off the pot, c’est-à-dire en quelque sorte : “Décide-toi !” ou encore “Ne reste pas là à tergiverser !”, avec un petit arrière-goût de “et arrête de m’emmerder” !

Je la tiens du film Clerks : l’histoire de deux jeunes employés qui tiennent l’un une épicerie, l’autre un vidéo store, et se rendent visite toutes les cinq minutes pour tromper leur ennui. Dante est le consciencieux qui tient malgré tout à être réglo dans son travail. Randal est le jean-foutre qui bâcle et s’applique à défaire son ami de toute illusion sur l’utilité de son job. Un jour que Dante gémit une fois de plus sur la pénibilité de sa vie, son compère excédé, au milieu d’une tirade, place ce “Shit or get off the pot !”.

C’est une expression consacrée mais je serais encore plus tenté de l’améliorer en “Shit AND get off the pot !” : “Vas-y, fais ta petite crotte, maudis le monde, et puis passe vite à autre chose !

L’éternel cinéma

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On peut parfois se montrer inquiet de l’épuisement manifeste du cinéma, occasionnant – à Hollywood d’infinis remakes, suites, sagas, come-back… et chez nous d’autres choses guère plus réjouissantes.

Il ne faut pas s’en faire : le cinéma a encore de l’avenir devant lui. Lorsque les Etats-Unis auront décliné, cédant leur hégémonie à une ou plusieurs puissances telles que la Chine, le Brésil, la Russie… un nouveau cinéma international verra le jour. De nouveaux Hollywood s’éclaireront. Nous aurons accès, sur notre territoire, à leurs grandes productions. Ce seront essentiellement des remakes de ces remakes, resucées de blockbusters d’action, d’aventure, de catastrophes naturelles… (peut-être même de comédies grossières), mais re-tournées avec des acteurs chinois, brésiliens ou russes, dans des environnements culturels et des décors chinois, brésiliens ou russes.

Toute puissance a besoin de se raconter une légende qui lui ressemble. Et la mondialisation est allée beaucoup trop loin pour que subsistent des sensibilités véritablement différentes.

Les films synthétiques 

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Rien ne vaut la stupeur du fan de trilogies hollywoodiennes, au moment où on lui apprend qu’à nos yeux, tout cela ne vaut rien ! Il peine à le concevoir. C’est que ces choses, les StarWars, Seigneur des Anneaux et tous ces grands machins épiques, sont réputés emballer le plus grand nombre, être “cultes, avoir “bercé notre enfance”, transporter dans « un univers incroyablement imaginatif »…

D’une, je ne crois pas qu’il soit encore possible d’être imaginatif en 2018 dans le registre « Moyen âge, dragons, femmes en peaux de bête et pouvoirs magiques ». De deux, j’ai plutôt l’impression que ces productions adressent un public qui a cruellement revu à la baisse ses exigences : ce public a désormais intégré que chaque nouveau film était une “franchise” potentielle et serait suivi, l’année prochaine et celle d’après, d’une suite, d’un “prequel”, d’un “sequel” ou d’un “crossover”. Les gens ont intégré le cahier des charges de ce cinéma standard et sont contents dès lors qu’il respecte le quota de cascades, d’effets spéciaux, de clins d’oeil de références… Ils en ont pour leur argent, ils peuvent rentrer à la maison.

La stupeur du fan, donc. “T’as pas aimé ? Mais le 5, tu l’as vu le 5 ?? Tu l’as pas aimé non plus ?!” . Je n’ai pas vu le 5, non. J’avoue que mon désintérêt pour le genre me tient loin de tout cela. Et je peine à comprendre, par exemple, ces gens qui reviennent de Batman contre Superman en se déclarant déçus, déplorant qu’ils l’auraient aimé plus ceci ou moins cela… A quoi pouvaient-ils s’attendre ? Pour ma part, je n’arrive pas à me représenter ce que serait un Batman contre Superman qui me plaise, que j’estimerais réussi. Ce n’est, pour moi, pas un matériau dont on peut faire quelque chose.

Néanmoins, il m’est arrivé de faire l’effort, de regarder le film quand il passe à la télé, ou dans l’avion. Ce que j’ai vu était toujours affligeant. Ces films sont « hyper bien faits », mais alors pourquoi tout transpire le toc dans le moindre recoin ? Ce casque médiéval est manifestement en plastique. Pas une lumière qui soit naturelle ni vraisemblable. Ici c’est du numérique. Là et là aussi. Ou encore, pardon, mais ces grands singes en SFX armés de fusils et montés sur des mustangs tel Géronimo, produisant toutes ces mimiques faciales typiquement humaines, c’est trop pour moi : au lieu de m’émouvoir, cela me plonge dans un sentiment de ridicule, je dois regarder autour que personne ne m’observe en train de regarder ça.

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En réalité, c’est l’esthétique générale de ces films qui d’entrée de jeu, me laisse à la porte malgré ma bonne volonté. Très rapidement, je vois à l’écran, au lieu de personnages et d’une histoire, de pauvres acteurs qui se débattent, enchaînés au projet pour les cinq prochaines années par un contrat en béton, vêtus d’un déguisement synthétique et hautement inflammable, chevauchant un tréteau sur fond vert qui sera transformé en noble monture ou en vaisseau spatial lors de la post-production… Et je tressaille de honte en imaginant cet homme de 57 ans, coiffé d’un plumeau et contraint de hurler « Naooon ! Frodooooon ! » devant toute une équipe de tournage… Ou pire : de déclamer d’un air profond l’une de ces phrases-sagesse sur la Vie, le Bien, le Mal… « La Vérité est par-delà ta Liberté, Luke, tu le sais… »

Je crains qu’il faille me considérer perdu pour ce cinéma-là. Ces grandes épopées ne marchent sans doute qu’à la nostalgie : il faut être tombé dedans tout petit pour que ça ne rebute pas. Quand on en est extérieur et qu’on raccroche les wagons en route, qu’on s’y met passés 18 ou 19 ans, on ne peut qu’être extrêmement navré : le kitsch, le cu-cul, le mauvais, vous sautent au visage, oui. Pour qui n’a pas sniffé ces meringues à l’âge le plus tendre, je crois que c’est impossible et complètement foutu.

Gifle de cinéma

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Une tradition du cinéma français qui a presque disparu, c’est la claque : magistrale, gigantesque, dont le bruit résonne de façon unique dans l’espace, assénée de toute la longueur du bras, et qui entraîne dans son prolongement une rotation capillaire tout en boucles et en cascades.

Que l’on soit dans le drame ou dans la comédie, cette claque semble omniprésente dans les films français d’une certaine époque ; elle atteint le statut de figure obligatoire, au même titre que le baiser lorsque l’on doit raconter une relation homme-femme.

Cette gifle n’est d’ailleurs pas spécialement mixte : elle se donne d’homme à homme, de femme à homme et vice-versa, même s’il faut reconnaître que statistiquement, elle est majoritairement administrée à la femme, si possible aux cheveux longs, souples et soyeux, pour une amplitude maximale et une meilleure prise à la lumière. La femme gifle le goujat, l’homme gifle l’hystérique.

La gifle de cinéma est souvent une claque de la paix. Là où le coup de poing ou l’empoigne sonneraient le début d’une bagarre, la claque a un effet de dépression : elle apaise, fait redescendre la tension qu’avait atteint une situation. C’est une claque de retour à la raison. En situation réelle, elle serait capable d’étourdir un âne et celui qui la recevrait aurait toutes les chances de vouloir la rendre, mais au cinéma, cette gifle semble vécue comme bienvenue : c’est tout juste si le claqué ne se sent pas redevable, tout en se tenant la joue, de ce qu’on ait mis un terme à son insoutenable crise de nerfs. Ce qui renforce d’ailleurs l’essence misogyne de cette gifle : la belle semble soulagée du revers de claque que lui colle son Alain Delon.

Tout comme Rémi Julienne est devenu l’artisan de toutes les cascades du cinéma français, il y a peut-être une école et un savoir-faire français de la gifle cinématographique, où l’on apprend à la donner et à la recevoir, et un syndicat de la SAACIG (Société Audiovisuelle des Auteurs, Compositeurs et Interprètes de Gifles) qui s’inquiète de sa disparition presque totale dans les productions actuelles.

Sur place ou à emporter

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Le cinéma traditionnel, lorsqu’il est bien fait, vous laisse un peu étourdi à la sortie du film. Vous rentrez chez vous et le récit et les images continuent à vous travailler, à faire leur œuvre dans votre esprit, pour ne cristalliser que plus tard, en un souvenir durable modelé par votre propre interprétation.

C’est le cinéma « à emporter », et c’est la raison pour laquelle il est si horripilant d’entendre, en sortant de la salle de projection, la personne derrière vous déjà occupée à commenter, analyser le film et juger de ce qui est réussi ou raté, alors que vous aimeriez vous maintenir encore un peu dans la « bulle » du film.

Par opposition, le cinéma « sur place » sont ces films de plus en plus courants, entièrement pensés pour l’immédiat, calculés pour en foutre plein les mirettes, pour en donner pour son argent et étourdir le temps de la projection. Ce type de films ne repose plus sur grand-chose en termes d’histoire et de profondeur. Il n’en reste absolument rien quelques heures plus tard et même ceux qui les ont encensés à leur sortie seraient gênés que vous leur fassiez relire leurs éloges six mois plus tard.

La 3D favorise ce type de films. Après tout, pourquoi pas s’offrir un bon coup de spectacle. Ce ne serait pas un problème si ces mêmes films n’essayaient pas malgré tout de se faire passer pour des chefs d’œuvre. On invente à Spiderman une histoire de frère mort quand il était jeune et l’on parle tout à coup de « film psychologique ». Des films qui, il y a 20 ans, n’auraient pas prétendu à autre chose qu’au rang de « nanard correct de l’été », s’annoncent désormais comme le film de l’année, tutoyant le film d’auteur et emballant massivement et le plus sérieusement du monde des troupes de « cinéphiles ».

Le public a développé son attente pour ce type de films : d’un film de super-héros en collants, il n’espère plus seulement de belles explosions ou de bons coups de poings, il proclame que c’est un chef d’œuvre, le nouvel étalon à égaler pour les cinéastes des prochaines années… Il a intégré également que ce film a déjà prévu une « suite » en cas de succès commercial. La fin en queue de poisson ne suscite pas sa déception, mais au contraire l’espoir d’un « sequel », d’un « préquel » ou d’une « trilogie ».

C’est le cinéma à consommer sur place, qui va à merveille avec ce que sont devenues les salles de cinéma, avec leurs sièges à pop corn, leurs empiffreurs de Magnum et leurs buveurs de Coca. Ce public quitte la salle dans un gros rot, le seau de pop corn renversé à terre, consultant sur son smartphone quand sortira le « 2 ».

Manqués de peu

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On se demande souvent, en sortant du cinéma où l’on est allé voir un de ces films américains à grand spectacle comme on dit, un de ces films qui déploient des moyens considérables pour nous clouer sur place… on se demande ce qu’il aurait coûté de plus d’embaucher un jeune scénariste ou professionnel motivé, qui serait repassé derrière, aurait soigné les détails, apporté un peu de fraîcheur, estompé les trop gros poncifs et donné la minuscule touche finale qui faisait du film une réussite définitive.

Les films d’action des années 80-90 avaient rarement d’autre ambition que de tout casser sur leur passage pour le plaisir, mais depuis quelques temps une nouvelle génération de « blockbusters » vise plus haut, réalisant parfois, en plus d’une prouesse technique, une réussite artistique. C’est encourageant autant que décevant, car il est bien rare que ce saut de tigre n’échoue pas un peu à la réception, et que la réussite en question soit manquée de peu, gâchée par les réflexes et standards hollywoodiens qui reviennent au galop. Il y avait pourtant « matière à », se dit-on alors. Il y avait matière et puis finalement pas.

D’une certaine manière il est rassurant de constater que tous les moyens financiers et toute la maîtrise technique ne font pas automatiquement un film réussi, que la recette ne s’achète pas. Dans quelques années peut-être, ces productions auront progressé et appris à être une prouesse technique tout en même temps qu’un bon film, de la même façon que les Chinois arrivent aujourd’hui à produire des meubles de façon industrielle tout en leur conférant une patine vieillie et singulière.

Nourriture d’évadés

Largo Winch 4

Rien n’est plus triste que le spectacle suivant : un contrôleur de gestion ou un auditeur, le lundi matin dans le métro, qui cherche à différer la reprise imminente du travail en s’absorbant dans la lecture d’une BD de Largo Winch

Largo Winch, XIII, leur dessin dépourvu de personnalité… trouvent leur équivalent cinématographique dans des choses comme StarWars ou Le Seigneur des Anneaux. Pour les personnes à faible imaginaire, ce sont là des fenêtres de fiction qui présentent l’avantage d’être facilement visibles en tête de gondole ou en tête d’affiche, et qui proposent une folie tout à fait convenable et balisée.

Imagerie standard, l’avenir de l’univers comme ressort du drame… Une pincée de violence et de sexe pour le cerveau reptilien, et vous obtenez là un véritable substitut de repas, facile à digérer et qui aide à mincir, pour les personnes trop occupées.

episode_3_general_grievous_lightsabers« Quatre à la fois… T’imagine le truc complètement dingue !« 

Si l’on a l’habitude de décrire la fiction comme une passerelle d’évasion vers d’autres mondes, ce type de fantaisies me ferait plutôt penser à une opération de transvasement du cerveau d’une cage à une autre, le temps qu’on change sa litière.

Pour être totalement juste, il faut sans doute reconnaître à ces univers sécurisés le mérite de polariser l’attention des masses sur des productions qui, au moins, respectent les normes de conformité industrielle et environnementale, évitant de ce fait aux brebis de s’égarer vers des aliments moins inoffensifs, voire impropres à la consommation.