L’Emmerdeur

Au long des années soixante-dix, le cinéaste Francis Veber pose l’archétype de L’Emmerdeur, à travers un personnage emblématique qui reviendrait dans plusieurs films, sous plusieurs identités et l’interprétation de plusieurs comédiens, mais toujours pour incarner une seule et même idée : François Pignon, l’homme du quotidien, ingénu et discret, qui malgré son inhibition, vient perturber le fonctionnement du monde par sa maladresse ou sa bêtise.

Veber lui-même expliquait la récurrence du personnage de cette façon :

C’était toujours le même petit homme dans la foule, plongé dans une situation qui le dépasse et dont il parvient à se sortir en toute inconscience”.  

L’Emmerdeur est ainsi l’individu banal, insignifiant, qui ne voulant déranger personne ni penser à mal, importune néanmoins par sa simple présence, et porte le chaos de façon involontaire au sein d’une situation stable, d’une société qui ne demande qu’à mener ses affaires. Un chien dans un jeu de quilles. 

Si l’effet comique continue de fonctionner aujourd’hui, la figure sociologique de François Pignon ne correspond plus à une réalité tangible. La timidité maladroite, la pudeur sociale excessive, ne sont plus vraiment ce qui est à craindre ; la source de désagrément provient bien plus massivement d’une gêne et d’une inhibition sociales qui ont totalement disparu. Par rapport à ces films et cette époque, le rapport des choses s’est inversé. Si le monde est invivable, ce n’est plus du fait d’un emmerdeur isolé qui gripperait les rouages d’une société qui veut tourner rond, mais bien plutôt par la prolifération de bousilleurs, toujours plus bruyants, braillants et entreprenants, débridés par un cadre social qui les autorise et les encourage. Du point de vue de la société, le caillou dans la chaussure n’est plus le perturbateur atypique, mais l’individu statique, le Manant, celui qui ne demande pas son reste et ne souhaite pas prendre part à l’agitation.

C’est la révolution notable qui s’est accomplie ces soixante dernières années sans même qu’on la souligne : l’incroyable dépréciation de la valeur accordée au calme, à la discrétion, à la tranquillité, à l’habitude… au profit de la vitesse, du scandale, de l’impertinence ou de la compulsivité. Aujourd’hui, pour l’individu-type comme pour la morale publique, il faut emmerder pour exister : il ne saurait y avoir d’activité véritablement moderne qui n’ait pour effet d’importuner, il ne saurait y avoir de vie épanouissante en dehors de l’émancipation, de la revendication sur tous les toits ou de l’affirmation bruyante du soi. La paix profonde, la sérénité qu’enseigne la culture antique, n’intéressent plus personne au point qu’on songe à les retirer de l’enseignement, à les désapprendre. Chacun est invité à vivre, crier, bouger, devenir ce qu’il est, mener des activités à moteur, à casque et à sensations fortes. Chacun veut influer sur la vie des autres, positivement s’il le peut et sinon tant pis. Être remarquable et en tout cas remarqué, bousculer le monde c’est-à-dire l’emmerder, à la hauteur de ses moyens. « J’espère bien que je dérange » : voilà la maxime du bon citoyen, ce qui lui prouve qu’il existe, et qui constitue le fond de la nouvelle sagesse populaire. L’Emmerdeur d’hier est devenu l’emmerdé, et inversement.  

L’autre jour, une collation était offerte à six participants, tous adultes et ayant eu, on suppose, une éducation pour leur apprendre les manières. Un premier François Pignon prévint qu’il ne mangeait pas de poisson ; deux autres pas de viande. Un dernier demanda les ingrédients qui entraient dans la composition de la sauce. Un tiers du groupe seulement accepta le repas prévu à leur effet. Cela donne une idée du rapport actuel entre Emmerdeurs et Emmerdés. Si les premiers sont restés minoritaires jusqu’à un certain point de la société civilisée, c’est que cette dernière pénalisait socialement leurs comportements par la culpabilité. Notre époque, en les tolérant progressivement, les a rendus acceptables et même désirables : en effet, l’Emmerdeur est plus souvent valorisé que son voisin taiseux et respectueux. Le bruyant passera pour plus entier et plus vivant. L’Emmerdeur à particularismes fera l’objet de plus de marques d’intérêt. Ses régimes spéciaux le présenteront comme rigoureux, sensible à la cause animale ou soigneux de sa santé. L’Emmerdeur à scandale sera plus visible et plus reconnu : lorsqu’il salopera un art par une oeuvre tonitruante et bâclée, on saluera l’avant-garde. L’Emmerdeur rebelle qui refuse d’obtempérer sera l’Homme qui a dit non. S’il geint, se plaint et demande réparation, il devient un véritable Justicier. Celui qui disrupte le marché et emmerde le code du travail sera un entrepreneur de génie. Et l’Emmerdeur qui décide de faire ses courses nu en bas-résilles sera le plus libre des Hommes : on demandera de ne pas le juger. On dira que ceux qui portent encore une culotte sont simplement ceux qui n’osent pas.

Elite intellectuelle

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À son origine, le terme « méritocratie » est péjoratif, inventé par Michael Young pour les besoins d’une social-fiction dystopique écrite dans les années 50 : L’Ascension de la méritocratie. L’auteur imagine la dérive autoritaire d’une société où une élite de diplômés et d’experts, se considérant éclairée, ne veut plus prendre le risque de laisser les masses non savantes jouer avec la démocratie.

Le livre, que je n’ai pas lu, préfigure avec cinquante ans d’avance une certaine actualité où les pouvoirs politique et économique sont concentrés par une “élite intellectuelle” formée dans les mêmes quelques écoles, dépensant pour le capital éducatif de ses enfants afin d’assurer sa reproduction sociale, et se méfiant comme d’une lèpre de la classe des “non diplômés”. Le narrateur, commentateur réjoui et satisfait n’ayant cesse de louer le système, rappelle lui aussi non sans un certain trouble notre cher Christophe Barbier !

Aujourd’hui, la réalité de la fracture sociale et politique contre laquelle le livre mettait en garde est quasiment admise, objectivée par l’événement des gilets jaunes et les constats des meilleurs observateurs de notre temps. Il conviendrait toutefois de prendre quelques précautions en définissant plus précisément ce que l’on entend par « élite » ou « bourgeoisie intellectuelle », et de ne s’en exagérer ni l’élitisme, ni l’intellectualité.

Les happy few dont on parle sont en réalité assez nombreux, s’accumulant dans la vaste catégorie CSP+, qui mêle à la bourgeoisie classique toute la génération montante d’une classe moyenne aisée. Ça fait du monde. Et si l’on qualifie cette élite “d’intellectuelle”, c’est par opposition à “manuelle” davantage que pour souligner une faculté d’esprit extraordinaire. Bien au contraire, il est frappant de constater combien les jeunes de cette classe “privilégiée” ont tout autant été concernés que les autres par l’effondrement de la culture générale, du savoir et de la civilité.

Certes, ils font des études, hautes ou tout du moins coûteuses ; mais dans des écoles dispensant un savoir technique spécialisé applicable dans le secteur tertiaire, donc rapidement obsolète. Certes ils ne sont pas dépourvus d’intelligence, mais une intelligence que leur expérience du monde et de la société caresse toujours dans le sens du poil. Il en découle un sentiment d’être constamment dans son droit, guidé par le juste et la raison avant tout ; une conception du bien et du mal essentialiste et la vision d’un progrès universel. Il en découle une impression nette que ses convictions sont les bonnes et qu’il ne peut pas tellement en exister d’autres.

Certes, ils raffolent de culture, le budget qu’ils y consacrent est croissant. Mais leur curiosité fait ses courses dans la production la plus actuelle et l’agenda spectaculaire du moment. Culture et divertissement sont pour eux un même panier dont ils ne veulent pas distinguer les torchons des serviettes. Ils ont cependant l’illusion d’être ouverts et éclectiques parce qu’ils absorbent tous azimuts les séries et sagas que la Machine leur propose. Parce qu’ils suivent assidûment le rythme effréné des sorties. Parce qu’ils apprécient les drames de Xavier Dolan aussi bien que les animés japonais. Leurs sources d’infodistraction sont essentiellement médiatiques et étonnamment identiques. France Inter pour tout le monde, Netflix, Society, Quotidien de Yann Barthès et les quelques mêmes chaînes YouTube, monopolisent le gros du temps de cerveau disponible. Ce n’est pas une pique ni une caricature facile, c’est tristement vrai et cela se vérifie d’un individu à l’autre, d’un bout du pays à l’autre, au gré des discussions et références entendues.

Ces causes s’ajoutant les unes aux autres, l’effet est brutal : il est désormais loisible, en s’entretenant avec un de ces jeunes pleins d’avenir, de découvrir les lacunes incroyables qui espacent leurs connaissances. Sans même parler de culture classique ou “savante”, la culture et le cinéma populaires qui remontent à avant leur naissance est déjà terra incognita pour certains. Cela donne une femme aisée de 23 ans à qui l’on parle du dernier western et qui interrompt pour demander « c’est quoi une diligence ?« . Ou encore une profession intellectuelle qui vous demande, à propos du roman XIXè que vous tenez dans les mains si « c’est pas trop chiant » ; et qui considère par principe qu’un film de la fin des années soixante est déjà trop lent ou trop vieux pour être regardé aujourd’hui. Enfin, c’est une cinéphile parisienne qui, entendant parler d’Apocalypse Now, s’immisce dans la conversation pour demander si c’est « ce film avec Will Smith« …

Tout cela n’empêche pas ce petit monde de se ressentir “urbain”, “CSP+”, “aisé”, et de se croire élite, certes sympathique et décontractée mais élite tout de même, un cran au-dessus des ploucs du point de vue intellectuel, culturel et moral. C’est d’ailleurs une dernière chose que l’on peut dire à ce sujet : cette classe intellectuelle est relativement consciente d’elle-même ; sans aller jusqu’à se revendiquer, elle se reconnaît, et beaucoup de ses pairs, si on les y invité, s’y assimilent, l’acceptent et en conviennent assez volontiers.

De fait, il serait plus juste de parler d’élite culturelle ou morale plutôt qu’intellectuelle. Car c’est une identité psycho-sociologique qui les lie et les distingue, bien plus qu’un quelconque patrimoine intellectuel, philosophique, politique ou spirituel. Il existe une définition dont je n’ai jamais pu retrouver l’auteur et qui le dit parfaitement : « Le bobo est celui qui n’a de relation ni avec le matériel, ni avec le spirituel ».

Les prénoms OGM 

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À quel moment s’est-on mis à penser que le domaine des prénoms devait être celui de l’inventivité la plus totale ? À quel moment s’est-on persuadé que tout, absolument tout était permis en la matière ? Qu’est-ce qui a fait qu’un jour, on a cessé de choisir parmi les saints du calendrier, de prendre le nom d’un oncle ou d’un ami pour l’honorer, de piocher dans un dictionnaire d’existants, pour se mettre purement et simplement à inventer des trucs ?

Résultat : dans une classe de 30 élèves aujourd’hui, non seulement il n’y en a plus deux qui ont le même prénom, mais c’est à peine s’il s’en trouve cinq dont on peut dire que le prénom existe, qu’on le connaissait ou qu’on l’avait déjà entendu quelque part. C’est malin !

C’est progressivement que l’originalité s’est immiscée. Au départ, elle a consisté à choisir des consonances exotiques et charmantes : un petit –a par-ci, un petit –io par-là… Puis on a arrêté les chichis : c’est le prénom entier qu’on a fait venir tel quel du bout du monde jusque sous nos climats pluvieux, sans chaussettes ni manteau adaptés. Et voilà comment un petit Français peut aujourd’hui se trouver camarade d’un Curtis, sans avoir à bouger de chez lui. Curtis habite Brive-la-Gaillarde, où il est né, et s’appelle en réalité Curtis Chamfoin. Mais c’est toujours mieux que rien.

Malgré cette extension du champ des prénoms possibles, les Mattéo et les Jason ont rapidement envahi le marché. Il a fallu, pour innover, recourir à de nouvelles audaces. Cette fois on fit tomber la règle selon laquelle les noms ont une orthographe donnée. Jérémie est devenu Jérémy. Cyrille est devenu Cyril. C’est vrai quoi, l’orthographe qu’est-ce qu’on s’en fout ! A l’inverse, d’autres ont appliqué la règle grammaticale de la plus rigoriste des manières : Daphné est ainsi devenue Daphnée ! Logique, puisque c’est une fille. Si elle avait été plusieurs, les parents l’auraient appelée Daphnéent.

Arrivés à ce stade, on était mûr pour intervenir à l’intérieur même de la structure des prénoms : on initia des expérimentations génétiques, mêlant les alchimies pour obtenir des choses absolument neuves et jamais vues : ajout de lettres perturbatrices pour faire plus “viking”, modifications de sonorités, diminutifs passés à l’état civil… Nolan, devenu trop commun après plusieurs années au Top50, fut par exemple transformé en Nolhan, avec un h. Daniel, passé par les formes Danny puis Dan, muta une fois encore pour évoluer en Dann. Avec deux n. Et pourquoi pas ! Ça te pose problème ? Si tu m’emmerdes je l’appelle Dahnn ! Ou même Dannn, si je veux ! J’ai l’droit !

Arrivés à aujourd’hui, tout est envisageable en matière de prénoms. Le but, quel que soit l’artifice, est de doter son enfant d’un nom qui n’ait jamais été porté par personne. Exact inverse de la coutume baptismale qui, par le prénom choisi, cherche à établir une filiation spirituelle avec un prédécesseur. Illustre ou pas, mais avant tout prédécesseur. Originel. Le but désormais : un prénom flambant neuf, jamais servi, encore sous plastique, jamais porté ! Comme les départements marketing, on se met en quête d’appellations et de slogans libres de droit, que personne n’aurait déjà déposés. Pas surprenant que les petits garçons et petites filles finissent avec un nom de bagnole ou de forfait téléphonique. Pas surprenant qu’on puisse finir par s’appeler Lizéa même si on a deux jambes, deux bras, et qu’on n’est pas une Toyota ni une carte de réductions.

Des prénoms ex-nihilo. Hors-sol. OGM. Pas bio du tout. La tendance est forte : elle transcende les classes sociales. Les pauvres s’appellent Jenny (et sans doute même Djayni à l’heure qu’il est) tandis que les plus aisés s’appellent Timotei ou Thao. Un peu partout et à tous les niveaux, l’Occidental ne parvient plus à se nommer. Un voyageur extérieur observant le phénomène y verrait le signe d’un égarement certain. L’expression d’une volonté collective de dissolution. Une soif inexplicable de jeter l’éponge, de se perdre. Une mode durable à ranger sur l’étagère des tatouages et gribouillis tribaux recouvrant le bras, de l’auto-dénigrement sous toutes ses formes, de la prise massive d’anti-dépresseurs, de la démographie en berne…

Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Attendons-nous à voir débarquer des prénoms avec des chiffres. Des prénoms avec des smileys dedans. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Elle est finie l’époque où Shirley et Dino étaient des noms de scène supposés évoquer le grotesque.

N’enterrons pas le bobo

A une époque, portés par des expressions-cultes signées Audiard ou Coluche, on parlait des « cons ». Par exemple : « les cons, c’est à ça qu’on les reconnaît », etc. Et puis c’est passé de mode et on a fini par reconnaître un con à ce qu’il sorte une généralité sur « les cons »…

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Il en va un peu de même avec le concept de « bobo ». Devenu galvaudé, il est récupéré par les bobos eux-mêmes, qui s’amusent à en repérer à chaque coin de rue. Si bien que, comme « le con » à son époque, on ne sait plus aujourd’hui qui est bobo et qui ne l’est pas. On sait seulement que c’est toujours un bobo ou un con qui s’amuse à le dénicher ! Et le concept est sur le point de passer de mode.

Pourtant le profil « bobo », bourgeois bohème, demeure pertinent et encore palpable dans la société, me semble-t-il. Le bobo, c’est celui qui met son épanouissement et son bonheur au premier plan, sans plus de notion de devoir ou de dette. Le bobo est la version « moyennisée » du bourgeois décadent : celui sous le règne de qui s’est déprécié le goût des affaires bien tenues qu’avait Papa, au seul profit de l’oisiveté que le statut conférait. Le bobo est l’avènement d’un type humain, annoncé d’assez longue date faut-il dire. On en trouve des prémices chez Nietzsche. Il est peut-être bien aussi « l’homme sans qualités » de Musil. Il se prénomme « homme-masse » chez Ortega y Gasset ou encore « homo festivus » chez Muray.

N’enterrons pas le bobo.

Tectonique des classes

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Dans le futur, le processus de moyennisation des classes dans les sociétés démocratiques est arrivé à son terme : la grande majorité de la population (jusqu’à 75 % dans les pays développés) se situe dans une large classe moyenne supérieure, homogène, diplômée, vivant dans les grandes villes où la pression immobilière a fait définitivement fuir les couches plus populaires.

Cette grande classe brigue des emplois salariés qualifiés ou intellectuels. Elle travaille dans le secteur des services, la communication, la banque, la vente, le divertissement… Son activité s’exerce dans un entre-deux pas très défini entre loisir et travail : c’est une combinaison d’occupations plus ou moins rémunérées que l’on alterne au cours de sa vie. Piges, contrats, rentes ou de revente… L’individu de la classe moyenne supérieure n’a pas de scrupule à être cadre d’entreprise un jour, puis à tenir un commerce le lendemain, ou à offrir sa disponibilité sur internet pour des services de particulier à particulier, comme faire des courses, livrer un colis, monter un meuble… Dans le futur, les gens sont des citadins de niveaux d’études relativement équivalents, qui se rendent des services mutuellement moyennant finance.

Dans le futur, pour autant, il faut bien continuer à manger, à produire et assurer le travail dont les citoyens sont dispensés du fait de leur qualification. Pour cela, il y a la multitude constituée d’immigration irrégulière et des minorités sociales résiduelles. Cette strate n’est pas appelée « classe » car elle est sociologiquement hétérogène et que les immigrés irréguliers, par définition, ne sont pas reconnus officiellement. Mais elle existe bel et bien et assure la production industrielle, agricole, la construction…  Alors que la classe moyenne supérieure est concentrée dans les grandes villes, les « travailleurs » vivent dans les zones rurales, périurbaines ou semi-industrielles qui constituent les interstices entre les villes-principautés.

Qu’est-ce qu’une ville-principauté ? Dans le futur, les métropoles sont la nouvelle unité de pouvoir, indépendamment des instances étatiques nationales. Elles exercent une influence sur la région qui les entoure et gèrent directement les citoyens qui les habitent. Le périmètre de l’état subsiste pour certains aspects mais ne veut plus dire grand-chose : il n’y a plus de services publics au niveau national, très peu d’impôts, plus de centralisation… Les villes-principautés font valoir à la place leur pouvoir étendu et leur droit. Elles sont autonomes et « mondialisées », c’est-à-dire qu’elles gèrent leurs propres ressources et échangent directement entre elles, où qu’elles se situent sur le globe. Du point de vue énergétique par exemple, chaque ville produit son énergie par ses bâtiments efficients et échange ses excédents ou ses déficits avec les autres.

Du point de vue social et culturel, la géographie des communautés et des échanges suit le même schéma. Les classes moyennes supérieures des métropoles ont une communauté d’intérêt et une solidarité objective. D’une ville à l’autre elles ont les mêmes enseignes, les mêmes produits, les mêmes modes et la même musique, la même cuisine internationale, les mêmes sandwiches… Elles font les mêmes métiers et ont les mêmes problèmes… Populations très connectées, ces classes échangent à travers les réseaux de communication et la réalité augmentée. Une grande partie de ce qu’elles font, elles le font en ligne. Une grande partie de ce qu’elles voient, elles le voient sur écran. Ces classes des différents pays se sont « moyennisées » entre elles. Dans le futur, elles disposent même d’un langage commun hybride entre le dialecte de leur langue d’origine et des codes communs formés de phonétique globish et d’idéogrammes chinois occidentalisés, que l’on utilise comme des smileys pour exprimer son opinion ou son humeur. A la longue, dans le futur, un citadin de l’hémisphère Nord finit par avoir plus de choses en commun avec son homologue de l’hémisphère Sud qu’avec son compatriote vivant dans une friche à 20 km de sa ville.

En dehors des villes, que se passe-t-il ? Malgré le schisme social, les zones rurales et périurbaines continuent de graviter autour des grandes villes car elles en dépendent économiquement. Elles les fournissent et les alimentent, ce sont elles qui les font vivre. Politiquement en revanche, chaque cité gérant son territoire et l’état centralisateur s’étant atrophié, ces zones sont plus ou moins laissées à « l’autonomie ». S’y installe qui veut ou qui peut. Bien souvent, on retrouve un découpage par foyers d’immigration. Quand la ville-principauté la plus proche n’exerce pas d’influence notable sur la région, chaque zone s’organise elle-même en fonction du microclimat ethnique, social ou culturel qui y préside.

2083 : deux aéronefs survolent la Z.I. de la Pomme (Haute Garonne),
sous contrôle du groupuscule Inde Radicale Maoïste

Dans le futur donc, même si on n’a pas le droit de le dire, coexistent deux catégories sociales. Elles échangent assez peu et sont en contact aussi peu que possible : les uns sont dans les villes, les autres dans des zones. Les uns sont virtualisés, les autres non. Il y a aussi la barrière de la langue…

Bien sûr, on dénombre quelques épisodes de tensions et de violences, mais au global, le système offre une remarquable stabilité.

  • D’un côté : ceux qui sont en proie à la réalité n’ont pas le pouvoir d’influer sur les choses. Ils vivent en irrégularité pour la plupart ou sont marginalisés. Ils habitent à l’écart, dans des zones de non droit, y compris non droit de vote.
  • De l’autre : ceux qui ont le pouvoir du vote vivent en milieu urbain et « connecté ». Infantilisés dans leur travail, leurs centres d’intérêt, leur langage, relativement choyés, ils ne participent pas à la production et baignent dans la virtualité urbaine.

Ainsi, aucune des deux parties n’a véritablement de prise sur la réalité. Les classes moyennes supérieures bénéficient des droits privés relatifs à la ville-principauté où ils vivent. En dehors de cela, ils ont peu ou prou abandonné l’exercice de leur citoyenneté. Malgré tout, ils conservent l’impression d’être impliqués car ils se prononcent de temps en temps sur les questions subsidiaires de société qu’on leur soumet.

Dynamique de groupe

J’avais entendu quelque chose à propos d’une expérience scientifique américaine : on constituait quatre groupes de 4 personnes qu’on observait sur plusieurs jours. Après quelques temps, une structure sociale identique s’installait naturellement au sein des 4 groupes, autour de quatre « rôles ». Par exemple :

  • A le dominant,
  • B l’indépendant,
  • C le suiveur,
  • D le bouc émissaire…

Dans un second temps, on reformait les quatre groupes en mettant cette fois-ci ensemble les caractères de même nature : les dominants ensemble, les indépendants ensemble, les suiveurs ensemble, les boucs émissaires ensemble. Et au bout de quelques jours, les rôles se reformaient à l’identique dans chaque groupe : chez les dominants comme chez les trois autres groupes, avaient émergé un dominant, un indépendant, un suiveur, et un bouc émissaire.

Il y a dans la morale sous-jacente à cette expérience quelque chose d’assez mordant, une sorte d’ironie complètement insultante vis-à-vis de l’individu et de son amour-propre. C’est comme si le groupe, qu’on imagine habituellement comme la résultante d’une sélection intelligente et choisie selon les affinités, était en fait lui-même l’entité vivante et intelligente qui choisissait : il choisit les individus dont il a besoin pour fonctionner, les tenants des rôles qu’il a à offrir. Il y a aussi quelque chose de « fractal ». C’est comme si le groupe était une entité organique obéissant à une loi de la nature : telle une cellule vivante, il se recompose à l’identique quand on l’ampute. Il se répète à l’identique quels que soient les individus qui le composent. En fin de compte, il est un organisme tout aussi réel et concret que l’individu lui-même.

J’ai d’ailleurs pu observer un même type de phénomène au sein d’un groupe d’amis. Ce groupe fonctionnait, je m’en suis rendu compte a posteriori, en grande partie autour du « duo comique » que composaient un extraverti à forte personnalité et son faire-valoir. L’extraverti, au centre du groupe, pouvait être très drôle mais toujours aux dépens du faire-valoir. Il semblait avoir besoin de lui pour briller par ses piques et ses vannes, et passait au final le plus de temps possible avec lui en compagnie des autres. Un jour, le faire-valoir a fini par mûrir et ne plus avoir envie de ça. A une occasion, il s’est fâché contre le rigolo qui allait trop loin et a disparu. Le groupe d’amis a continué un peu à vivoter, mais un équilibre s’était clairement cassé. Quand j’ai revu le rigolo quelques temps plus tard, il avait reconstitué un groupe, avec un nouveau faire-valoir dégoté parmi ses collègues, et un nouveau « public ». Le nouveau faire-valoir étant moins efficace, il racontait de temps à autres d’anciennes anecdotes avec l’ancien faire-valoir pour s’attirer quelques rires. La dynamique était un peu plus faible mais il l’avait reconstituée à l’identique.

***

Je ne retrouve rien sur le net au sujet de l’expérience américaine. En revanche, pour ceux que ça intéresse, une expérience française relativement similaire a été faite sur des rats :

La dictature du prostituariat

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Dans le futur, on peut tirer une rémunération de son simple état : son corps, son esprit, son identité, ses habitudes… Le « corps » au sens large est une source de revenus à même de garantir un train de vie honorable à celui qui veut bien se considérer tout entier comme un outil à disposition du monde.

Vendre son corps a toujours existé, que l’on pense au plus vieux métier du monde ou à la salarisation : main d’œuvre, sexe d’œuvre, tout ce qui consiste à vendre – non plus un savoir-faire mais un état, un savoir-être, la mise à disposition de son corps (la force de ses bras, le creux de sa bouche ou d’autre chose…). Dans le futur, cette conception s’est étendue et généralisée.

Commerce organique. Parmi les nouvelles façons de « vendre son corps », on trouve la vente ou la location de ses fonctions reproductives (dépôts de sperme à la banque, location d’utérus…) ou autres. Vendre un rein par exemple, est un business encore limité à l’heure où chacun n’en détient que deux. Mais il devient porteur à mesure que tombent les barrières du clonage à volonté. Et qui sait ? Si le statut juridique des êtres clonés évolue favorablement, on peut espérer un jour pouvoir élever son cheptel de clones copies de soi, qu’on vendra comme matière vivante ou comme « compagnon ». En attendant, dans le futur on vend à des hôpitaux ou à de grands brûlés des échantillons de peau produite artificiellement à partir de la sienne. Et si l’on est beau, fort, ou connu, les laboratoires vous achètent les propriétés ADN de votre capital organique pour confectionner des produits cosmétiques. On trouve ainsi dans les pharmacies des crèmes ou des injections qui permettent d’obtenir des cheveux ou des fesses semblables à celles de telle chanteuse de R’n’B. Dans le futur chacun peut se considérer comme un catalogue vivant à qui on peut acheter de la matière.

Customer Management. Dans le futur, « vendre son corps », c’est aussi vendre ses données identitaires au marketing. Rien de plus simple, pour votre opérateur téléphonique, que d’établir votre profil consommateur : votre smart phone en dit plus sur vous que votre psychanalyste. En disposant de vos données personnelles, de vos habitudes, de vos horaires, de vos trajets, en cartographiant votre réseau social, familial, amical, professionnel, et en analysant les liens actifs et dormants qui s’y jouent et le rôle que vous y tenez, on peut dire précisément si vous êtes leader ou suiveur, fêtard alcoolisé ou intellectuel amateur d’art contemporain, et vous proposer ainsi des produits et services ad-hoc. Aux meilleurs profils, certaines entreprises louent du temps de cerveau disponible pour diffuser de la publicité personnalisée, ou offrent un statut d’ambassadeur de marque rémunéré par des avantages commerciaux.

Prostitution. Dans le futur, on vend aussi son corps au sens traditionnel. La pornographie s’est normalisée. A force de pédagogie, d’émancipation, de témoignages télévisuels, on a mis fin à la stigmatisation des travailleurs du sexe. Une prostituée ce n’est plus une fille misérable que la vie a traîné là, c’est une femme, ou un homme, décomplexé, maître de son destin et de ses envies, et « qui le vaut bien ». Ainsi, tandis que des pauvrettes continuent à faire le trottoir, des gens comme il faut reçoivent derrière leurs rideaux : femmes épanouies, pères de famille modernes, beaux gosses généreux, étudiantes en management qui financent leurs études (« bosser comme serveuse toute la journée, merci bien ! »). Personne, non plus, ne se cache de faire un peu d’argent de temps en temps avec une vidéo ou une photo de ses ébats sur le net. Ou de participer à un film hard « pour le frisson ». Ça fait partie de la découverte de sa sexualité. Pas de gêne du moment qu’il y a du plaisir, et du respect surtout ! Car attention : ces gens n’acceptent pas n’importe quoi ! Ils font ça consciencieusement, en connaissance de cause, dans le respect d’eux-mêmes et du partenaire. Ils sont maîtres de leur plaisir. Ce sont eux qui choisissent ce qu’ils aiment faire, avec qui, quand, où, et la couleur du préservatif. Comme Clara Morgane.

Tous ces emplois, plus ou moins fictifs, occasions de valoriser sur le marché son savoir-être (savoir consommer, savoir être beau, savoir être populaire, savoir baiser), tout le monde ne les occupe pas. Le plus souvent ils viennent en complément d’une véritable activité. Néanmoins la pratique est suffisamment diffuse et acceptée pour que les sociologues parlent d’une « nouvelle classe d’actifs » : le prostituariat. Ces gens qui vivent totalement ou en partie de la marchandisation de leur être. Qui savent se mettre en valeur. Saisir les opportunités. Vivre avec leur temps.

Tatouage : faire son numéro

Je n’élucide pas les raisons qui, au 21ème siècle, amènent une personne à se faire tatouer de son plein gré, si ce n’est :

  • 1/ l’insouciance : on ne se rend pas trop compte, on trouve ça joli, et
    10 ans après on paye pour se le faire enlever,
  • 2/ l’illumination : on a découvert un message essentiel, le sens de la vie, la bonne parole, et on se sent une mission de le transmettre par tous les moyens, y compris en le résumant par un idéogramme chinois sur son épaule,
  • 3/ la morbidité : on se déteste, pas assez pour se mutiler mais suffisamment pour signifier au monde : « je suis de la merde, regardez : vous pouvez me gribouiller dessus ».

Il se dégage en tout cas un dénominateur commun comme préalable à ces 3 mauvaises raisons : c’est la conviction profonde que les gens nous regardent, qu’il faut leur faire un numéro.

Une sociologie du tatouage par Monsieur le Chien :

Mère-auberge : le cocon familial de demain

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Dans le futur, il n’y a plus de « femme au foyer » mais des mères-auberge. La mère-auberge est une femme qui, célibataire à 35 ans, a fini par acheter un logement seule. Propriétaire de son toit, son foyer abrite généralement :

  • les enfants que les hommes de sa vie lui ont laissés,
  • son dernier concubin en date,
  • une femme d’un pays du tiers-monde qui l’aide à l’éducation des enfants.

L’homme du futur est donc un éternel locataire, qui paie à la mère-auberge un loyer le temps de leur idylle. Il ne possède en propre que quelques meubles ou objets de valeur et bien sûr sa console de jeux et sa collection de DVD. Sa vie d’homme consiste à guetter une mère-auberge, à la séduire, et à s’installer chez elle. Quand la femme se lasse, le voilà dehors, en quête d’une nouvelle mère-auberge, transbahutant ses quelques possessions ou les stockant en garde-meubles le temps de sa période de célibat.

vie de famille

La mère-auberge doit l’asile aux lardons qu’on lui laisse jusqu’à leur majorité. Elle a toutes les charges et les responsabilités d’un propriétaire et d’un parent, et l’activité professionnelle intense qui lui permet d’y faire face. Malgré tout, elle est satisfaite de sa vie, qu’elle qualifie « d’indépendante ».