Elite intellectuelle

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À son origine, le terme « méritocratie » est péjoratif, inventé par Michael Young pour les besoins d’une social-fiction dystopique écrite dans les années 50 : L’Ascension de la méritocratie. L’auteur imagine la dérive autoritaire d’une société où une élite de diplômés et d’experts, se considérant éclairée, ne veut plus prendre le risque de laisser les masses non savantes jouer avec la démocratie.

Le livre, que je n’ai pas lu, préfigure avec cinquante ans d’avance une certaine actualité où les pouvoirs politique et économique sont concentrés par une “élite intellectuelle” formée dans les mêmes quelques écoles, dépensant pour le capital éducatif de ses enfants afin d’assurer sa reproduction sociale, et se méfiant comme d’une lèpre de la classe des “non diplômés”. Le narrateur, commentateur réjoui et satisfait n’ayant cesse de louer le système, rappelle lui aussi non sans un certain trouble notre cher Christophe Barbier !

Aujourd’hui, la réalité de la fracture sociale et politique contre laquelle le livre mettait en garde est quasiment admise, objectivée par l’événement des gilets jaunes et les constats des meilleurs observateurs de notre temps. Il conviendrait toutefois de prendre quelques précautions en définissant plus précisément ce que l’on entend par « élite » ou « bourgeoisie intellectuelle », et de ne s’en exagérer ni l’élitisme, ni l’intellectualité.

Les happy few dont on parle sont en réalité assez nombreux, s’accumulant dans la vaste catégorie CSP+, qui mêle à la bourgeoisie classique toute la génération montante d’une classe moyenne aisée. Ça fait du monde. Et si l’on qualifie cette élite “d’intellectuelle”, c’est par opposition à “manuelle” davantage que pour souligner une faculté d’esprit extraordinaire. Bien au contraire, il est frappant de constater combien les jeunes de cette classe “privilégiée” ont tout autant été concernés que les autres par l’effondrement de la culture générale, du savoir et de la civilité.

Certes, ils font des études, hautes ou tout du moins coûteuses ; mais dans des écoles dispensant un savoir technique spécialisé applicable dans le secteur tertiaire, donc rapidement obsolète. Certes ils ne sont pas dépourvus d’intelligence, mais une intelligence que leur expérience du monde et de la société caresse toujours dans le sens du poil. Il en découle un sentiment d’être constamment dans son droit, guidé par le juste et la raison avant tout ; une conception du bien et du mal essentialiste et la vision d’un progrès universel. Il en découle une impression nette que ses convictions sont les bonnes et qu’il ne peut pas tellement en exister d’autres.

Certes, ils raffolent de culture, le budget qu’ils y consacrent est croissant. Mais leur curiosité fait ses courses dans la production la plus actuelle et l’agenda spectaculaire du moment. Culture et divertissement sont pour eux un même panier dont ils ne veulent pas distinguer les torchons des serviettes. Ils ont cependant l’illusion d’être ouverts et éclectiques parce qu’ils absorbent tous azimuts les séries et sagas que la Machine leur propose. Parce qu’ils suivent assidûment le rythme effréné des sorties. Parce qu’ils apprécient les drames de Xavier Dolan aussi bien que les animés japonais. Leurs sources d’infodistraction sont essentiellement médiatiques et étonnamment identiques. France Inter pour tout le monde, Netflix, Society, Quotidien de Yann Barthès et les quelques mêmes chaînes YouTube, monopolisent le gros du temps de cerveau disponible. Ce n’est pas une pique ni une caricature facile, c’est tristement vrai et cela se vérifie d’un individu à l’autre, d’un bout du pays à l’autre, au gré des discussions et références entendues.

Ces causes s’ajoutant les unes aux autres, l’effet est brutal : il est désormais loisible, en s’entretenant avec un de ces jeunes pleins d’avenir, de découvrir les lacunes incroyables qui espacent leurs connaissances. Sans même parler de culture classique ou “savante”, la culture et le cinéma populaires qui remontent à avant leur naissance est déjà terra incognita pour certains. Cela donne une femme aisée de 23 ans à qui l’on parle du dernier western et qui interrompt pour demander « c’est quoi une diligence ?« . Ou encore une profession intellectuelle qui vous demande, à propos du roman XIXè que vous tenez dans les mains si « c’est pas trop chiant » ; et qui considère par principe qu’un film de la fin des années soixante est déjà trop lent ou trop vieux pour être regardé aujourd’hui. Enfin, c’est une cinéphile parisienne qui, entendant parler d’Apocalypse Now, s’immisce dans la conversation pour demander si c’est « ce film avec Will Smith« …

Tout cela n’empêche pas ce petit monde de se ressentir “urbain”, “CSP+”, “aisé”, et de se croire élite, certes sympathique et décontractée mais élite tout de même, un cran au-dessus des ploucs du point de vue intellectuel, culturel et moral. C’est d’ailleurs une dernière chose que l’on peut dire à ce sujet : cette classe intellectuelle est relativement consciente d’elle-même ; sans aller jusqu’à se revendiquer, elle se reconnaît, et beaucoup de ses pairs, si on les y invité, s’y assimilent, l’acceptent et en conviennent assez volontiers.

De fait, il serait plus juste de parler d’élite culturelle ou morale plutôt qu’intellectuelle. Car c’est une identité psycho-sociologique qui les lie et les distingue, bien plus qu’un quelconque patrimoine intellectuel, philosophique, politique ou spirituel. Il existe une définition dont je n’ai jamais pu retrouver l’auteur et qui le dit parfaitement : « Le bobo est celui qui n’a de relation ni avec le matériel, ni avec le spirituel ».

L’inculture satisfaite

L’époque est à l’inculture et l’inexpérience satisfaites, à l’amateurisme, comme en témoignent ces incessants éloges de la « génération Y ».

La génération Y, ce sont ces jeunes « nés avec internet » (comme si c’était un mérite à mettre à leur actif) qui entrent dans la vie professionnelle avec « une vision du travail bien différente de celle de leurs aînés » : ils sont curieux, touche-à-tout, ils s’ennuient rapidement si on ne leur donne pas de nouvelles choses à faire, ils réclament de l’autonomie et vite, ne sont « pas à l’aise avec la hiérarchie » (ils veulent être « inspirés plutôt que commandés »), ils sont désireux de comprendre avant d’obéir et n’hésitent pas à mettre en doute les méthodes qu’on leur enseigne, etc. etc.

Il existe aujourd’hui tout un petit « business » autour de ce discours, servi principalement par les cabinets de gestion des ressources humaines, au cours de conférences managériales auxquelles assistent les cadres qui veulent rester dans le coup. Il faut croire que, de façon assez masochiste, ces derniers aiment à s’entendre expliquer par une jeune femme qu’ils ont été cons à courir leur vie durant après un diplôme, une carrière, à exécuter les ordres d’un encore plus con qu’eux sans chercher à réfléchir par eux-mêmes, mais qu’avec cette nouvelle génération de caractères spontanés, instables, ignorants mais l’esprit ouvert grand comme ça, tout cela va enfin prendre fin. Car, à croire ces articles sur la génération Y, les entreprises, le monde, ainsi que les lois ancestrales des rapports humains vont exceptionnellement se refonder de pied en cap dans le but pressant de convenir aux désirs de ces gens « nés avec internet ». Pourquoi ? Parce que ce qui, à première vue, ressemble à une bande d’infâmes gamins emmerdeurs serait en réalité une réserve inépuisable de créativité dont il serait mortel de se priver.

Inculture et inexpérience satisfaites. J’ai lu un jour un jeune actif interpeller en commentaire un chef d’entreprise qui disait rechercher un diplômé de Normale Sup pour un poste à pourvoir. D’après lui, c’était la marque d’un navrant « esprit de caste », une mentalité étriquée, désuète à une époque où les certificats ne veulent rien dire et où seuls doivent compter la compétence et l’investissement individuels. Comme si d’avoir fait l’ENS ou toutes autres études exigeantes, avoir opté pour cette difficulté et en être venu à bout, ne disait rien de la compétence individuelle, de la capacité de travail, de la motivation, de la personnalité… et ne pouvait constituer un critère signifiant de sélection. Comme si l’autodidacte génial courait les rues, était la norme. Comme si croire a priori en la qualité du diplômé de l’ENS, c’était d’emblée accuser les autres d’incapacité.

Les temps approchent où ce mépris consensuel de l’académisme se doublera d’un dénigrement de toute éducation, de tout raffinement. L’expérience et le savoir, longtemps considérés comme atouts objectifs et incontestables, seront vus comme les vestiges d’un monde injuste et inégalitaire où l’on dotait volontairement les forts de connaissances pour écraser les faibles. On reprochera à tel ou tel une démonstration trop sophistiquée, un CV arrogant, un étalage de savoir ostentatoire, l’exploitation d’un apprentissage trop appliqué, en ce qu’il stigmatise ainsi l’ignorant.

On voit les prémisses de cette ère avec le concept de glottophobie, mis à jour récemment par certains médias. La glottophobie, initialement, désignait le mépris qui pouvait frapper la personne qui conservait un accent ou un dialecte régional au sein de la société du « bon français ». On détourne le mot aujourd’hui pour l’élargir à celui qui commet des fautes d’expression, qui ne sait pas s’exprimer autrement qu’en langue SMS mais qui tient malgré tout à faire valoir son opinion. Le glottophobe utiliserait la bonne orthographe et la grammaire comme outils de domination intellectuelle pour disqualifier le libre penseur des classes inférieures.

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Il suffit pourtant de revoir les scènes de vie populaire préservées par certaines vidéos de l’INA pour réaliser combien, il y a quelques années encore, un footballeur de deuxième division, un cafetier, usaient d’un français plus châtié que le vôtre ou le mien, et combien la belle expression n’est pas une histoire de classe sociale. Mais qu’importe ! Il faut à présent, de quelqu’un qui parle ou écrit comme un pied, ne pas déduire qu’il a manqué l’école, qu’il est analphabète, et encore moins qu’il est demeuré.

La Culture populaire

A voir les publicités et les arguments de vente des officines les plus diverses, il semble qu’il ne soit plus possible d’intéresser quiconque sans lui parler de superhéros. Un téléphone vous donne des « super pouvoirs ». Le nouveau Touran de Volkswagen est pour « les vrais héros d’aujourd’hui ». Et la ménagère qui utilise telle ou telle lessive est une « super-maman »…

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Dans la même veine, je me souviens d’une affiche récente pour une exposition du Louvre qui proposait d’explorer « les mythes fondateurs d’Hercule à Dark Vador ». Je devine derrière ce choix le bien-fondé de la démarche, qui est sans doute « d’intéresser un nouveau public à la Culture ». Malgré tout, cette démarche me semble fausse et désespérée. Elle me gêne dans sa façon de dire que la seule façon d’intéresser « ces gens » à Hercule est de lui trouver un rapport quelconque avec Dark Vador ou avec le bouillon pop-culturel dans lequel ils baignent tous les jours. Et pourquoi, d’abord, faudrait-il absolument que celui qui est très content et repu avec Dark Vador, s’intéresse à Hercule ? Parce qu’on considère qu’il serait temps qu’il passe à la culture supérieure ?

C’est un débat auquel je me suis régulièrement retrouvé confronté. Les amateurs de culture populaire sont ma foi fort sympathiques, mais trop souvent nous en sommes arrivés ensemble à un point de la discussion où ils exigeaient qu’aucune différence ne soit faite entre leurs sujets de prédilection (BD, superhéros, jeux vidéo et que sais-je encore) et la culture avec un grand Q. « Pourquoi ma passion pour Pacman vaudrait moins que ton intérêt pour la littérature d’Europe centrale ? »

Il est à noter qu’à chaque fois, ce n’est pas moi qui mets la Culture avec un Q sur un piédestal mais bien eux qui, les premiers, mettent sur la table cette histoire d’inégalité et plaident pour un anoblissement de leur « culture » à un degré équivalent à la philosophie, l’art moderne ou les beaux-arts. Pour ma part, à chaque fois je suis content de parler de Superman, du Seigneur des Anneaux, des Goonies et des Smarties tant qu’ils veulent, ou alors je suis content de m’entretenir avec eux de littérature ou de mythologie, mais je ne vois pas pourquoi ils tiennent à ce que ces sphères, qui n’ont aucun rapport, soient rangées sur les étagères d’un 8ème, 9ème ou 10ème art.

C’est pour moi une évidence, et leur revendication me paraît toujours un peu gonflée et surtout incompréhensible, d’autant qu’elle se fonde avant tout sur une sorte de frustration de considération sociale plus que sur des arguments. Mais à voir leurs yeux mouillés lorsqu’ils arrivent à ce point de la discussion, force est d’admettre que leur requête est sincère. Aussi j’accepte d’y réflechir quitte à ce que cela revienne pour moi à expliquer ou justifier une évidence qui ne l’est plus.

Qu’est-ce qui fait que la culture populaire n’est pas du même ordre que la Culture avec un grand Q ? Et bien peut-être simplement une histoire de complexité. Complexité au sens de l’effort d’extraction de soi qu’elle demande. La Culture nous expose à du nouveau et à du différent. A du délicat également. Personne ne rentre en général à son aise dans la peinture classique. Personne ne devine instinctivement les subtilités de grands vins. Personne ne transperce immédiatement les concepts et le jargon d’une thèse philosophique. Ce sont là des choses complexes, tissées de références à d’autres choses tout aussi complexes, qui offrent de nombreuses occasions de se décourager.

A l’inverse, la culture populaire est ce à quoi nous avons été soumis depuis toujours, à un âge où nous n’en avions même pas encore conscience. Elle nous est familière et nous n’avons rien fait de nous-même pour y arriver ou pour nous y mouvoir : c’est elle qui est venue à nous, qui nous a façonnés… Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas son intérêt ni sa richesse, mais elle fait partie de notre habitus.

Tiens, voilà qui est drôle : alors que je viens d’employer le mot habitus, dont je n’ai qu’une vague notion héritée de lointains cours de bourdieulogie, je suis allé en vérifier la signification exacte sur Wikipédia et je découvre que son sens classique et initial fait plutôt écho à mon idée de complexité et d’effort d’extraction :

« Les prémices de la notion d’habitus remontent à l’antiquité grecque. Le terme de hexis est débattu dans le Théétète de Platon : Socrate y défend l’idée que la connaissance ne peut pas être seulement une possession passagère, qu’elle se doit d’avoir le caractère d’une hexis, c’est-à-dire d’un savoir en rétention qui n’est jamais passif, mais toujours participant. Une hexis est donc une condition active, ce qui est proche de la définition d’une vertu morale chez Aristote. »

Pour ceux que ça intéresse, la suite sur Wikipédia.

Le mal américain

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De Tocqueville à Chateaubriand, de Céline à Georges Duhamel, il fut une époque où l’observateur français de voyage aux Etats-Unis ne revenait pas sans un rapport d’étonnement, voire d’effarement. L’étrangeté du pays n’était alors, pour l’œil européen, pas moins monstrueuse que celle de n’importe quelle contrée sauvage ou exotique.

La distanciation s’est cruellement réduite à l’heure où le moindre clampin en bas de chez vous feint la familiarité avec l’Amérique, sa culture, ses sous-cultures, ses programmes télévisés, ses campagnes présidentielles… et où ce clampin peut vous indiquer sans aucune humilité quel bar de Manhattan est à ne louper sous aucun prétexte, ou vous entretenir de sa passion pour une petite friandise caramélisée qu’on ne trouve que là-bas – et malheureusement pas encore en France.

Tant mieux. Le décalage n’en est que plus renversant lorsque vous franchissez l’Atlantique et voyez les choses par vous-même. Mal américain, le malaise qui vous saisit du fait d’un déphasage culturel trop important. Vos américanophiles, trop fortement éblouis sans doute, sont passés à côté et c’est pourtant l’une des choses qui justifient le voyage. Se rendre compte que l’on n’est pas comme eux, que l’on n’est pas un Américain en version un peu moins ceci ou un peu plus cela, mais que l’on est simplement et radicalement différent, à jamais, malgré l’américanisation dont on se croit sujet.

Je goûte sans bien le comprendre le plaisir que j’éprouve à le ressentir, tandis que je roule le long de leurs villes plates et perpendiculaires ; tandis que je constate le vide, l’énorme occupation de l’espace. Dans son Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline tombe à la renverse face à la verticalité de New York, mais plus loin dans les terres, c’est bien l’horizontalité qui est vertigineuse. L’horizontalité dans toute sa largeur et sa platitude. Un espace taillé entièrement et uniquement pour la voiture. On s’en rend compte aussitôt que l’on en descend. On pensait entamer une promenade à pied, une errance, et on réalise très immédiatement son erreur : la ville n’était plaisante que derrière une vitre, à une vitesse de 50 km/h. Autrement elle n’est que macadam, stations-service, pylônes, échangeurs, étalés sur des distances qui n’ont absolument pas été faites pour vos yeux ni pour vos pieds.

Occupation de l’espace tout à fait aberrante. Tout à fait aberrant le pays entier. La route se poursuit, les rues, les surfaces de vente, d’une ville à l’autre, comme si ces towns avaient été déroulées au mètre, d’une traite, crachées en préfabriqué au cul d’un gigantesque engin de chantier.

Un matérialisme asphyxiant émane de cet environnement. Tout est pratique, rien n’invite à élever l’esprit ou à le reposer. L’opulence partout, quitte à ce qu’elle soit misérable. Misérablement standard. L’expression « société de consommation », usée par des décennies de sociologie et de journalisme, se gonfle ici de tout son sens et reprend sa vitalité, si l’on peut dire. Elle est incarnée et constitutive. Comme certains dans ce pays ont un attachement vital et philosophique au port d’arme, tous sont persuadés à présent que le frigidaire à distributeur de glaçons, ou bien le micro-ondes, leur est nécessaire. Ils tueront le jour où l’on viendra leur enlever. Siroter est un droit inaliénable. Grignoter du sucre ou de la graisse l’est également.

Les Etats-Unis sont enfin le pays de l’éternelle innocence. C’est finalement cela que nous n’arrêterons jamais de leur envier. L’absence de remise en question. Le fait de se sentir absolument dans son droit. Tandis que ce qu’ils ont fait au pays originel peut paraître un effroyable gâchis, tandis que ce qu’ils ont fait au monde extérieur est un massacre à peu près continu, il n’est pas question de remords, il n’est même pas question de doute. Il n’est pas question de faire moins mais toujours de faire plus. La confirmation de son choix. La pure affirmative. Le choix de petit-déjeuner au bacon alors qu’on est déjà un gros tas qui déborde de sa chaise. Le choix de rouler en camion surdimensionné pour ses petits trajets quotidiens alors que le pétrole met le monde à feu et à sang. Le choix de partir à la recherche d’une nouvelle planète à saloper plutôt que de raisonner d’une once son mode de vie.

Éternelle innocence. Légèreté. Inconséquence. On se prend à rêver, petit Européen complexé, de lâcher prise nous aussi. Par une lâche reddition, rejoindre l’Empire du Bien. Presser le bouton off de ses questionnements, de ses scrupules, de ses considérations. Un jour, prendre sa retraite intellectuelle, une fois pour toutes, et filer là-bas. Dire merde et finir sa vie en Américain. Un pick-up, une remorque, une maison en carton-pâte. Et tout sera plus simple.

Culture de classe

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Le plus beau souvenir de ma vie est le concert de reformation de NTM en 2008 : je n’y étais pas mais il m’a permis d’assister à une scène des plus comiques. Trois jeunes cadres de ma connaissance avaient choisi de s’y rendre non sans l’avoir fait largement savoir, très excités par la perspective. Lorsque le lendemain, je leur demandai comment c’était, ils se montrèrent nettement refroidis : partagés sur la qualité de la prestation, mais surtout déçus que le public ait été composé de trop nombreux « petits blancs bourgeois » venus s’encanailler !

En somme, ils auraient voulu oublier qu’ils étaient eux-mêmes de « petits blancs bourgeois » l’espace d’une soirée, et se fondre dans une faune de banlieue authentique et certifiée, mais le rêve leur a été gâché par un public de semblables, venus chercher le même frisson. Mouarf ! Leur déception était à la hauteur de celle d’un touriste se rendant au zoo de Beauval pour plonger au coeur de la jungle et de l’aventure, mais qui se trouve dans une file de touristes devant des animaux en cage…

Cette anecdote caractérise assez bien ce qui pourrait s’appeler la dissimulation culturelle du bourgeois moderne. Longtemps, la culture a été « de classe » – culture populaire, culture bourgeoise, culture dominante, sous-culture… – trouvant même son usage à être brandie de façon ostensible pour marquer son appartenance et se distinguer des autres classes. Il en va bien différemment aujourd’hui, du moins pour ce qui concerne le Bourgeois. Celui-ci délaisse sa culture de classe, trop visible, trop stigmatisante, pour adopter celle de l’opprimé. Stratégie de discrétion, voire de camouflage : il épouse la culture dominée comme le papillon d’Amazonie revêt les couleurs de la feuille morte sur laquelle il se pose.

Voilà ainsi notre jeune bourgeois baigné de contre-culture, friand de rap contestataire, très chatouilleux sur la cause noire-américaine. Un mauvais mot sur un juif ou un homosexuel et vous l’atteignez plus sûrement que les intéressés eux-mêmes. Il est complètement empathique avec les damnés de la Terre. Il juge de la qualité graphique des graffitis qui l’insultent sur les murs : que c’est beau un laissé pour compte qui s’exprime. L’alter-mondialisme lui donne à réfléchir. Bien qu’il soit relativement bien servi sur le plan économique et social, il fait mine de souhaiter que le monde change. Il déplore l’ultra-libéralisme et concède que les rouages de l’Union Européenne sont peu démocratiques, mais vous pourrez tout de même le reconnaître au fait qu’il soit au bord des sanglots dès qu’un Brexit pointe son nez.

C’est que le favorisé a parfaitement intégré que le prestige moral, à notre époque, revient au marginal, au minoritaire, à la victime, au renégat, au floué ou supposé comme tel. Assez naturellement, il en veut sa part. Cela lui était impossible tant que ce supplément d’âme était réservé à l’opprimé travailleur, mais cela devient envisageable maintenant qu’est considéré « opprimé » tout tenant de la minorité ou de la marge. Il suffit de soigner son camouflage culturel. Faire semblant d’en être, du moins d’être sur la même longueur d’ondes. Ainsi dissimulé, pleinement compatissant avec le monde d’en-dessous, le Bourgeois peut jouir plus paisiblement de son aisance. Pour vivre heureux, vivons caché !

Accord parfait

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Les idées que nous croyons avoir développées ont bien souvent été empruntées sans qu’on s’en aperçoive. Nous les avons emmagasinées, elles sont resté plantées des mois ou des années avant de germer, Dieu sait ce qu’elles ont attendu et avec quelles autres inspirations elles se sont mélangées, avant de resurgir à notre conscience. C’est ainsi que je trouve très précisément l’idée qui était la mienne sur le scandale qui ne doit pas scandaliser en rouvrant un livre lu il y a quelques années (Désaccord parfait, de Philippe Muray) :

« L’univers contemporain n’a cessé de récupérer tout ce qui ne demandait qu’à le honnir. (…) La récupération devenue la mesure de tout est aussi la seule activité spécialisée en accroissement perpétuel. Il est vain de se rêver plus « révolutionnaire » qu’une époque dont les maîtres ne se nourrissent que de ce qui « change », et qui y trouvent leur survie permanente ainsi que l’apparence de leur notoriété. Grâce à eux, la « révolution » ne sera plus jamais une critique de ce qui est, mais un éloge du monde tel qu’ils le possèdent et tel qu’ils s’y étalent. (…) A Cordicopolis, il n’y a plus rien à dépasser dans la mesure où les pouvoirs y sont aux mains de la mafia des Dépasseurs. De ce dépassement, ils nous montrent la parade foraine indéfiniment multipliée, et cette multiplication se veut la preuve euphorique qu’il n’y a pas d’autre vie à désirer. Toutes les bêtes à Bon Dieu du dérangeant, du subversif, de l’anticonsensuel et du politiquement incorrect sont aux postes de commande pour imposer la Culture comme consensus anticonsensuel, le dérangement comme routine artistique, la subversion sous subventions et la provocation en paquet-cadeau dans lequel toutes les bonnes causes médiatiques sont présentées comme des conquêtes radieuses mais aussi dangereuses de l’esprit. A chaque heure du jour et de la nuit, les plus prosternés des employés de la machine cordicolienne font, de leur élocution vitrifiée, l’apologie de la marginalité. Fonctionnaires de la récupération, rentiers de l’indignation démagogue, pamphlétaires salariés, imprécateurs dans le sens du vent, flagelateurs homologués (…) : ces forces d’occupation du centre adorent la marge comme leur miroir sans tain ; et ne cessent d’offrir à l’admiration du public des panégyriques de la marge (…). Occupant le centre, ils tiennent à faire croire que l’insubordination y réside aussi. Sous cette couverture « frondeuse », ils peuvent continuer tranquillement leurs exactions mafieuses. »

L’analyse est limpide. Il est en effet aisé de voir qu’une radio publique sans son chroniqueur irrévérencieux est devenue impensable, tout comme un homme politique qui ne se prétendrait pas fan de sa marionnette satyrique télévisuelle. La récupération de la subversion fonctionne comme une soupape, un stabilisateur du pouvoir.

Ma méfiance vis-à-vis de ce qui s’avance comme subversif et dérangeant remonte pourtant bien avant cette lecture. Je me rappelle précisément la seconde où l’intuition s’est enclenchée : je venais de lire dans un programme télé une interview d’Ophélie Winter, alors en promo pour un film avec Bernard Tapie. Elle s’était entendue à merveille avec Tapie, expliquait-elle, car « lui et moi, on est pareil : on dérange » !

C’est finalement cette simple phrase qui m’a sensibilisé, plus efficacement que n’importe quel essai socio-politique. Que la chose qui dérange le moins au monde se ressente dérangeante et dise qu’elle dérange, voilà qui m’a éduqué et mis une puce à l’oreille qui ne m’a plus jamais quitté ! Merci Ophélie.

« Les besoins idéologiques du marché »

Alors que dans la société traditionnelle, [l’économique et le culturel] sont deux termes qui se disposent selon la plus grande distance possible, en conservant une autonomie relative certaine, la modernité sera l’immanence de leur rapport d’expression. Le culturel sera l’expression des besoins idéologiques du marché.

Michel Clouscard dans Le capitalisme de la séduction.

Brigade des moeurs

Au printemps dernier, de promenade dans le parc du château de Versailles, remontant du Hameau de la Reine par une merveilleuse journée, je suis tiré de mes flâneries par cette scène de plage faisant irruption au détour d’un fourré, au beau milieu d’un carré de jardin :

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La marotte de la bronzette est impérieuse. Au moindre rayon désormais, quel que soit l’endroit mais de préférence là où c’est inopportun, on tient à imposer son torse à la vue du plus grand nombre, comme s’il était urgent de saloper le peu de solennité ou de beauté qu’il reste dans le monde. Le semi-nudiste a beau avoir vécu toute sa vie dans une société d’habillés, il ne semble pas effleuré par l’idée qu’il fait là quelque chose d’innovant.

Mais après tout, sur ce sujet et sur tant d’autres, de quel droit jugerais-je ces personnes ? Pourquoi ma façon de profiter du lieu serait meilleure que la leur ? Si c’est comme cela qu’ils souhaitent vivre le moment, où est le mal ? Le parc n’est-il pas assez grand pour que toutes les sensibilités s’y expriment ? En quoi cette pose nuit-elle au panorama d’ensemble, et qui me dit que le voyageur qui a parcouru des milliers de kilomètres pour apprécier le lieu n’est pas également sensible à la beauté de ce torse malingre ?

Il n’y a strictement rien à objecter à ce type de remarques qui, à l’heure de la génération « C’est mon choix », vous reviennent immédiatement à la figure. En effet, au nom de quoi et de quel droit empêcherions-nous quelqu’un d’ôter son T-shirt quand il a chaud ? De faire ses courses en slip ? D’exprimer sa tristesse à un enterrement en se prenant en selfie ? De manifester son émoi pour les victimes des attentats par un flash mob multicolore et ultra-sympa le lendemain de la tuerie ? Absolument d’aucun droit, tant que l’on considère que nous sommes dans un monde où il n’existe pas de choses qui se font et ne se font pas, un monde où toutes les réactions se valent et sont honorables en tant qu’expression irrépressible de sa subjectivité, un monde où l’on n’est pas inscrit dans une communauté de pratiques culturelles.

Au nom de quoi ferait-on peser sur l’individu le poids d’un sentiment collectif de ce qui se fait ou ne se fait pas ? Eh bien, peut-être précisément au nom du vivre-ensemble ! Car si le vivre-ensemble, la solidarité, le faire société… sont rabâchés à toutes les sauces aujourd’hui, laissant croire qu’ils sont la marque de fabrique de notre époque, c’est en réalité une guerre permanente qui leur est livrée par la société du « C’est mon choix ». La volonté générale actuelle n’est pas le vivre-ensemble mais celle de l’individu total. La volonté est de vivre absolument comme si l’on était seul, et de ne compter sur les autres que pour qu’ils s’accommodent de notre fantaisie.

C’est ainsi que celui qui postule à un job de vendeur alors qu’il s’est fait tatouer un babouin sur le visage ne comprendrait pas qu’on lui refuse le poste sous ce motif. En quoi ce tatouage entame-t-il son savoir-faire commercial ? A compétence égale, pourquoi devrait-il être pénalisé par rapport à un autre candidat ? En quoi l’entreprise est concernée par ce dessin qui correspond pour lui à un aspect intime de son histoire et de sa personnalité ? Impossible de lui avouer le motif, qui est que la clientèle le prendrait immédiatement pour un junkie oisif. Mieux vaut invoquer un article du règlement intérieur qui stipule que c’est une question de sécurité. Rien ne doit entraver l’individu total et sa volonté d’être « lui-même » envers et contre l’interprétation sociale de son comportement ; rien du moment que son comportement n’est pas réprimé par la loi.

Le ciment d’une société, pourtant, ne tient pas au respect de la légalité ni à la connaissance approfondie du code civil par les citoyens. Il tient précisément à l’observation des principes non écrits. Le monde civilisé démarre quand la force de la loi cesse d’être la poutre qui soutient l’ensemble, et qu’elle est relayée par une intuition commune et partagée que des règles tacites ont cours entre nous. On fait partie d’une famille parce qu’on en épouse les codes sans que ceux-ci aient besoin d’être punaisés au mur de la salle à manger. On s’entend avec ses amis ou ses voisins non pas parce que chacun vit à sa guise, mais parce que l’on partage un sentiment commun de ce qui peut se faire ou se dire, avec lequel on est parfaitement à l’aise.

Dans une conférence par ailleurs brillante sur la musique, le compositeur Jérôme Ducros évoque très bien ces conventions (musicales, grammaticales…) dont nous ne soupçonnons pas l’existence ni la justification objective, mais que nous respectons pourtant sans le savoir. Nous ne savons pas pourquoi telle prononciation est incorrecte dans un cas et juste dans l’autre, néanmoins nous le sentons au point que la faute nous paraîtrait évidente.


(17’58 »)

Ainsi, ce qui fait une société harmonieuse, ce qui fait ses valeurs et son identité, c’est ce qu’elle détient de cette façon : le respect de règles pressenties qui n’ont pas à être expliquées ou conscientes. Ce qui fait que l’on peut vivre ensemble, c’est que l’on admet qu’on ressent ces règles non écrites comme naturelles, tellement naturelles qu’on n’avait même pas pensé à les consigner dans une charte ou un code pénal.

Sous ce rapport, le « débat sur l’identité nationale » qui avait eu lieu il y a quelques années cristallise d’ailleurs assez bien l’impasse dans laquelle se retrouve une société qui veut « vivre ensemble » en même temps que promouvoir le « chacun à sa façon ». Si l’on se souvient bien, ce débat n’avait pas eu lieu, paralysé entre les uns qui jugeaient criminel de soulever la question et les autres qui s’étaient saisis d’un stylo pour poser sur le papier ce qu’était qu’être Français. Les deux options sont idiotes. L’identité, littéralement, c’est ce qui est identique aux êtres humains, au-delà des individualités. S’offusquer qu’elle existe en dit long sur la force qu’a aujourd’hui atteint l’illusion individualiste. Pour autant, une identité ou des valeurs ne se décrètent pas. Vouloir le faire est le signal très précis que ces valeurs sont mortes, totalement dévitalisées.

Pour en revenir à mon plagiste : il n’est nulle part inscrit qu’on ne s’étend pas sur une serviette de plage au milieu d’un jardin historique. Mais – c’est ce qui est beau – chacun le sait néanmoins. Chacun le sent. On le sait par éducation, par observation, par simple intuition… Il n’est nulle part écrit qu’on ne s’étend pas sur une serviette de plage, et la plus grande défaite de la civilisation commencerait le jour où un sanctuaire comme le château de Versailles serait obligé de le préciser sur un écriteau.

La singerie de l’Amérique

Quelqu’un ayant grandi comme moi dans les années 80-90 pouvait raisonnablement penser qu’en matière d’américanisation, notre société avait eu son compte, que l’American way of life avait fait son chemin voire son temps, pénétré notre culture aussi profondément qu’il lui était possible. Quelqu’un comme moi pouvait penser qu’avec la domination écrasante de la musique et du cinéma, l’attrait irrésistible de la langue anglo-saxonne, la demande spontanée de fast-food et de marques vestimentaires, la vénération des stars et starlettes d’outre océan… le processus d’américanisation était achevé.

Or depuis quelques années, tout montre que la marche s’est réenclenchée, qu’il est possible de pousser l’acculturation beaucoup plus loin.

A Paris comme dans d’autres villes, nous voyons fleurir ces boutiques qui sont des copies conformes de commerces américains :

  • ici un restaurant à « bagels » tenu par un type à bonnet new-yorkais, où chaque détail jusqu’au sachet de mayonnaise et au bocal de cornichons a été importé de là-bas pour faire comme si… (pas d’Amora s’il vous plait, merci bien !),
  • là un « Diner » des années 50 où l’on fait bien sûr « le meilleur burger de la ville », celui qui fait tant glousser les imbéciles…
  • ici encore un foodtruck comme là-bas, qui circule et se propose de servir des « classiques californiens »…
  • là enfin, une boutique 100 % spécialisée qui fait d’adorables « cupcakes »… Mais si, vous savez, les cupcakes !

A travers le langage également, un nouveau cap est franchi. Il ne s’agit plus, pour un jeune Français, de parler un bon anglais, un anglais académique, mais aussi et plutôt un anglais parlé, un anglais de rue, l’anglais (ou l’américain) que vous auriez si vous viviez là-bas. Ainsi, Paul, Gontrand et Bernadette échangent quotidiennement du slang américain, argot, abréviations, acronymes, petites phrases et interjections branchées, toutes chaudes sorties des rues américaines… Les ont-ils entendues dans des films ? Le principal est en tout cas d’être réactif, d’adopter le nouveau parlé quelques mois après qu’il soit établi outre-Atlantique, de délaisser suffisamment tôt les expressions passées de mode pour les remplacer par les nouvelles…

Dernier signe d’acculturation totale : le fait de juger la qualité des remakes ou adaptations du cinéma américain. Quand Hollywood transpose sur écran un comics des années 40 que personne ne connaissait et qui n’a jamais pris racine en France, il est de bon ton, pour le critique français, de se prononcer sur la fidélité de l’adaptation par rapport à « l’esprit » de l’original. Le critique français est évidemment infusé de « l’esprit » de la pop culture américaine, de la tête aux pieds, bien plus que le cinéaste californien qui a réalisé le film. Il est le garant de cet esprit et c’est à lui qu’il faut demander, en dernier recours, si tel blockbuster est fidèle ou pas à la BD qu’il fait semblant d’avoir toujours connue.

Ainsi donc, la nouvelle assimilation de l’Amérique consiste à non plus vendre des burgers en France, mais vendre les burgers de là-bas. Non plus ouvrir une boutique de hot dog à Turcoing, mais y proposer le hot dog tel qu’il est vendu sur la 5ème Avenue. Pas seulement le hot dog donc, mais aussi la serveuse et son look, les sacs en papier kraft, le gobelet à pourboires et toute la comédie de l’Amérique

Fausse nostalgie reconstituée. Singerie totale. Il ne s’agit plus de s’inspirer, d’incorporer un peu de culture américaine, mais de la décalquer et de faire comme si on en était. Donner l’impression qu’on était à Miami la semaine dernière. Simuler une passion dévorante pour une saloperie de confiserie censée nous rappeler celles qu’on avait goûtées là-bas, lors d’un voyage en terre sainte américaine. Se prononcer sur le restaurant de Paris qui fait « le meilleur hamburger de la ville » (et sous-entendre ainsi que l’on détient la recette originale et ultime dans un coin de sa tête)…

L’ingestion de culture américaine a rarement réussi aux Français, ce n’est pas nouveau : déjà dans les années 60, nous avions le cas embarrassant de ces rockabillies made in France, qui traînaient au café de Montargis avec leur blouson jean et leur banane tout en sirotant un picon-bière… La vague actuelle de singerie a le même côté ridicule. Le même côté « mal digéré ».

L’homme médiéval (fin)

J’avais parlé il y quelques temps d’une lecture sur le Moyen âge. L’ayant terminée, quelques images brèves que j’en retiens, quelques extraits, quelques idées proposant d’autres façons de voir que celles que l’on croit connaître.

Sur le monde monastique : le monde des moines n’était pas cet isolement qu’il est aujourd’hui, du moins que l’on s’imagine ; il était au contraire la concentration du savoir et de la culture de l’époque. Un monopole sans équivalent, semblable à l’université, la bibliothèque et la MJC réunies ! Le monastère était un lieu d’influence que l’on consultait et qui jouait son rôle dans les jeux politiques du monde alentour.

Sur la chevalerie : pas seulement de preux et pieux guerriers illuminés par une quête sacrée, mais simplement une période de la vie, la jeunesse (aristocrate), qu’il fallait bien remplir d’aventures et de sens. Des garçons bagarreurs en bandes, tâchant d’exercer leur aptitude à la turbulence pour le Bien et pas seulement le Bien, passant le temps et profitant de la vie comme aujourd’hui on voyage, avant de trouver leur dame et leur domaine.

« La belle aventure chevaleresque mourut-elle au milieu de la forêt des piques et de la fumée des bombardes (…) ? Oui et non. De légende en légende, de décoration en décoration, la fascination de la civilisation chevaleresque survit dans le monde contemporain (…). La mythologie chevaleresque fait partie d’une manière de comprendre l’histoire qui répète continuellement le thème du mundus senescens et de la corruption du présent, contre lequel on réclame la venue du héros sans peur et sans reproche. L’attente du chevalier fait partie d’une exigence profonde (…). Les institutions chevaleresques et la culture qui leur a conféré leur prestige se sont révélées l’un des moteurs les plus vigoureux du processus d’identification et de conquête de la conscience de soi de l’homme occidental ».

Sur le citadin et la ville, le témoignage sans concessions de ce moine de Winchester :

« Je n’aime pas du tout cette cité. Toutes sortes de gens s’y rassemblent, venant de tous pays possibles ; chaque race y apporte ses propres vices et ses usages. Personne n’y vit sans tomber dans quelque sorte de crime. Chaque quartier surabonde en révoltantes obscénités… Plus un homme est scélérat, plus il est considéré. Le nombre des parasites y est infini. Acteurs, bouffons, garçons efféminés, Maures, flatteurs, éphèbes, pédérastes, filles qui chantent et dansent, charlatans, danseuses du ventre, sorciers, extorqueurs, noctambules, magiciens, mimes, mendiants : voilà la troupe qui remplit les maisons ».

Sur le profil du marchand : il n’est pas seulement celui qui compte ses sous en se frottant les mains, mais possiblement un aventurier faisant face à une très forte adversité. Qu’elle soit celle de la religion, de la morale, de la société, des vents et des pluies, des partenaires, des autorités… Un ambitieux qui, n’ayant pas eu la chance de bien naître, s’engage dans la voie du risque pour s’enrichir vite et transformer son argent en confort et en sécurité dès qu’il le pourra.

« Je suis utile au roi, à la noblesse, aux riches et à tout le peuple. Je m’embarque sur un navire avec mes marchandises et je fais voile vers des territoires situés au-delà des mers, je vends ma marchandise, j’achète des objets précieux qui ne se trouvent pas ici dans le pays. Je les rapporte au prix de grands risques : parfois je sombre dans un naufrage où je perds tous mes biens et d’où je réussis tout juste à sauver ma propre vie ».

Ou encore, l’enseignement d’un marchand à son fils : « Tu es jeune, mais quand tu auras atteint mon âge et rencontré autant de gens que moi, tu comprendras que l’homme représente par lui-même un danger, et qu’il est périlleux d’avoir à faire à lui ».

Sur l’artiste, une perception ambivalente et changeante, entre le statut d’artisan exécutant et celui de véritable auteur. Pour rendre compte du rapport de force entre l’artiste et la société, un échange épistolaire assez mordant entre un évêque et l’orfèvre à qui il a passé commande :

L’évêque : « Les hommes de ton art ont souvent l’habitude de ne pas tenir leurs promesses à cause du fait qu’ils acceptent plus de travaux qu’ils ne peuvent en faire. Cette lettre, simplement pour que tu t’appliques avec un soin exclusif aux travaux que nous t’avons commandés, en écartant toute autre tâche qui pourrait te gêner jusqu’à ce qu’ils soient accomplis. Sache que nous sommes prompts dans nos désirs et que ce que nous voulons, nous le voulons sans retard. « Qui donne rapidement donne deux fois », écrit Sénèque. Nous nous proposons de t’écrire plus longuement par la suite à propos de la conduite de ta maison, du régime et des soins à donner à ta famille, de la manière de diriger ta femme. Adieu. »

L’orfèvre : « C’est avec joie et obéissance que j’ai reçu tes avertissements inspirés par ta grande bienveillance et par ta sagesse. Ils méritent mon attention et par l’insistance nécessaire et par le prestige de celui qui me les a envoyés. Je les ai gravés dans ma mémoire et j’ai pris note que la confiance doit recommander mon art, la vérité marquer mon œuvre et que mes promesses doivent être tenues. Toutefois, qui promet ne parvient pas toujours à tenir, surtout quand celui auquel la promesse a été faite la rend impossible ou en retarde l’accomplissement. Par conséquent, si comme tu le dis, tu conçois rapidement tes désirs et si tu veux immédiatement ce que tu veux, hâte-toi de ton côté afin que je puisse me mettre rapidement à tes travaux. Parce que je me hâte et me hâterai toujours si la nécessité ne met pas d’obstacles sur mon chemin. Ma bourse est vide et personne parmi ceux que j’ai servis ne me paie. Donc, secours moi dans mes difficultés, utilise le remède, donne rapidement de manière à donner doublement et tu me trouveras fidèle, constant, et entièrement consacré à ton travail. Adieu. »

Quant à l’artiste au sens plus commun où on l’entend aujourd’hui, il a plus à voir avec le marginal et le réprouvé :

« Le fait d’être un professionnel du spectacle et de l’art de divertissement est toujours cité dans les registres judiciaires comme une preuve à charge à l’encontre du prévenu. Déjà le droit romain considérait que se produire sur scène dans le but lucratif était une occupation infamante. (…) Au Moyen âge, les histrions sont méprisés tout autant que les prostituées ; saint Augustin exigeait même qu’ils soient privés de sacrements. Ménestrels et comédiens sont présentés dans les écrits de théologiens comme l’incarnation même du Mal et comme les alliés du diable. Même si, au fil du temps, certains qualificatifs concernant cette profession changent, la juridiction et la littérature théologique restent implacables envers les « jongleurs », les « histrions », les « forains », les assimilant volontiers aux catégories les plus basses de population, mendiants, vagabonds, infirmes. Pour Thomas d’Aquin, il ne fait aucun doute que, pour la plupart, les bateleurs, conteurs et comédiens, sans parler de ceux qui jouent de différents instruments, sont damnés et connaîtront les pires supplices de l’enfer (…) ».