Le mal américain

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De Tocqueville à Chateaubriand, de Céline à Georges Duhamel, il fut une époque où l’observateur français de voyage aux Etats-Unis ne revenait pas sans un rapport d’étonnement, voire d’effarement. L’étrangeté du pays n’était alors, pour l’œil européen, pas moins monstrueuse que celle de n’importe quelle contrée sauvage ou exotique.

La distanciation s’est cruellement réduite à l’heure où le moindre clampin en bas de chez vous feint la familiarité avec l’Amérique, sa culture, ses sous-cultures, ses programmes télévisés, ses campagnes présidentielles… et où ce clampin peut vous indiquer sans aucune humilité quel bar de Manhattan est à ne louper sous aucun prétexte, ou vous entretenir de sa passion pour une petite friandise caramélisée qu’on ne trouve que là-bas – et malheureusement pas encore en France.

Tant mieux. Le décalage n’en est que plus renversant lorsque vous franchissez l’Atlantique et voyez les choses par vous-même. Mal américain, le malaise qui vous saisit du fait d’un déphasage culturel trop important. Vos américanophiles, trop fortement éblouis sans doute, sont passés à côté et c’est pourtant l’une des choses qui justifient le voyage. Se rendre compte que l’on n’est pas comme eux, que l’on n’est pas un Américain en version un peu moins ceci ou un peu plus cela, mais que l’on est simplement et radicalement différent, à jamais, malgré l’américanisation dont on se croit sujet.

Je goûte sans bien le comprendre le plaisir que j’éprouve à le ressentir, tandis que je roule le long de leurs villes plates et perpendiculaires ; tandis que je constate le vide, l’énorme occupation de l’espace. Dans son Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline tombe à la renverse face à la verticalité de New York, mais plus loin dans les terres, c’est bien l’horizontalité qui est vertigineuse. L’horizontalité dans toute sa largeur et sa platitude. Un espace taillé entièrement et uniquement pour la voiture. On s’en rend compte aussitôt que l’on en descend. On pensait entamer une promenade à pied, une errance, et on réalise très immédiatement son erreur : la ville n’était plaisante que derrière une vitre, à une vitesse de 50 km/h. Autrement elle n’est que macadam, stations-service, pylônes, échangeurs, étalés sur des distances qui n’ont absolument pas été faites pour vos yeux ni pour vos pieds.

Occupation de l’espace tout à fait aberrante. Tout à fait aberrant le pays entier. La route se poursuit, les rues, les surfaces de vente, d’une ville à l’autre, comme si ces towns avaient été déroulées au mètre, d’une traite, crachées en préfabriqué au cul d’un gigantesque engin de chantier.

Un matérialisme asphyxiant émane de cet environnement. Tout est pratique, rien n’invite à élever l’esprit ou à le reposer. L’opulence partout, quitte à ce qu’elle soit misérable. Misérablement standard. L’expression « société de consommation », usée par des décennies de sociologie et de journalisme, se gonfle ici de tout son sens et reprend sa vitalité, si l’on peut dire. Elle est incarnée et constitutive. Comme certains dans ce pays ont un attachement vital et philosophique au port d’arme, tous sont persuadés à présent que le frigidaire à distributeur de glaçons, ou bien le micro-ondes, leur est nécessaire. Ils tueront le jour où l’on viendra leur enlever. Siroter est un droit inaliénable. Grignoter du sucre ou de la graisse l’est également.

Les Etats-Unis sont enfin le pays de l’éternelle innocence. C’est finalement cela que nous n’arrêterons jamais de leur envier. L’absence de remise en question. Le fait de se sentir absolument dans son droit. Tandis que ce qu’ils ont fait au pays originel peut paraître un effroyable gâchis, tandis que ce qu’ils ont fait au monde extérieur est un massacre à peu près continu, il n’est pas question de remords, il n’est même pas question de doute. Il n’est pas question de faire moins mais toujours de faire plus. La confirmation de son choix. La pure affirmative. Le choix de petit-déjeuner au bacon alors qu’on est déjà un gros tas qui déborde de sa chaise. Le choix de rouler en camion surdimensionné pour ses petits trajets quotidiens alors que le pétrole met le monde à feu et à sang. Le choix de partir à la recherche d’une nouvelle planète à saloper plutôt que de raisonner d’une once son mode de vie.

Éternelle innocence. Légèreté. Inconséquence. On se prend à rêver, petit Européen complexé, de lâcher prise nous aussi. Par une lâche reddition, rejoindre l’Empire du Bien. Presser le bouton off de ses questionnements, de ses scrupules, de ses considérations. Un jour, prendre sa retraite intellectuelle, une fois pour toutes, et filer là-bas. Dire merde et finir sa vie en Américain. Un pick-up, une remorque, une maison en carton-pâte. Et tout sera plus simple.

La singerie de l’Amérique

Quelqu’un ayant grandi comme moi dans les années 80-90 pouvait raisonnablement penser qu’en matière d’américanisation, notre société avait eu son compte, que l’American way of life avait fait son chemin voire son temps, pénétré notre culture aussi profondément qu’il lui était possible. Quelqu’un comme moi pouvait penser qu’avec la domination écrasante de la musique et du cinéma, l’attrait irrésistible de la langue anglo-saxonne, la demande spontanée de fast-food et de marques vestimentaires, la vénération des stars et starlettes d’outre océan… le processus d’américanisation était achevé.

Or depuis quelques années, tout montre que la marche s’est réenclenchée, qu’il est possible de pousser l’acculturation beaucoup plus loin.

A Paris comme dans d’autres villes, nous voyons fleurir ces boutiques qui sont des copies conformes de commerces américains :

  • ici un restaurant à « bagels » tenu par un type à bonnet new-yorkais, où chaque détail jusqu’au sachet de mayonnaise et au bocal de cornichons a été importé de là-bas pour faire comme si… (pas d’Amora s’il vous plait, merci bien !),
  • là un « Diner » des années 50 où l’on fait bien sûr « le meilleur burger de la ville », celui qui fait tant glousser les imbéciles…
  • ici encore un foodtruck comme là-bas, qui circule et se propose de servir des « classiques californiens »…
  • là enfin, une boutique 100 % spécialisée qui fait d’adorables « cupcakes »… Mais si, vous savez, les cupcakes !

A travers le langage également, un nouveau cap est franchi. Il ne s’agit plus, pour un jeune Français, de parler un bon anglais, un anglais académique, mais aussi et plutôt un anglais parlé, un anglais de rue, l’anglais (ou l’américain) que vous auriez si vous viviez là-bas. Ainsi, Paul, Gontrand et Bernadette échangent quotidiennement du slang américain, argot, abréviations, acronymes, petites phrases et interjections branchées, toutes chaudes sorties des rues américaines… Les ont-ils entendues dans des films ? Le principal est en tout cas d’être réactif, d’adopter le nouveau parlé quelques mois après qu’il soit établi outre-Atlantique, de délaisser suffisamment tôt les expressions passées de mode pour les remplacer par les nouvelles…

Dernier signe d’acculturation totale : le fait de juger la qualité des remakes ou adaptations du cinéma américain. Quand Hollywood transpose sur écran un comics des années 40 que personne ne connaissait et qui n’a jamais pris racine en France, il est de bon ton, pour le critique français, de se prononcer sur la fidélité de l’adaptation par rapport à « l’esprit » de l’original. Le critique français est évidemment infusé de « l’esprit » de la pop culture américaine, de la tête aux pieds, bien plus que le cinéaste californien qui a réalisé le film. Il est le garant de cet esprit et c’est à lui qu’il faut demander, en dernier recours, si tel blockbuster est fidèle ou pas à la BD qu’il fait semblant d’avoir toujours connue.

Ainsi donc, la nouvelle assimilation de l’Amérique consiste à non plus vendre des burgers en France, mais vendre les burgers de là-bas. Non plus ouvrir une boutique de hot dog à Turcoing, mais y proposer le hot dog tel qu’il est vendu sur la 5ème Avenue. Pas seulement le hot dog donc, mais aussi la serveuse et son look, les sacs en papier kraft, le gobelet à pourboires et toute la comédie de l’Amérique

Fausse nostalgie reconstituée. Singerie totale. Il ne s’agit plus de s’inspirer, d’incorporer un peu de culture américaine, mais de la décalquer et de faire comme si on en était. Donner l’impression qu’on était à Miami la semaine dernière. Simuler une passion dévorante pour une saloperie de confiserie censée nous rappeler celles qu’on avait goûtées là-bas, lors d’un voyage en terre sainte américaine. Se prononcer sur le restaurant de Paris qui fait « le meilleur hamburger de la ville » (et sous-entendre ainsi que l’on détient la recette originale et ultime dans un coin de sa tête)…

L’ingestion de culture américaine a rarement réussi aux Français, ce n’est pas nouveau : déjà dans les années 60, nous avions le cas embarrassant de ces rockabillies made in France, qui traînaient au café de Montargis avec leur blouson jean et leur banane tout en sirotant un picon-bière… La vague actuelle de singerie a le même côté ridicule. Le même côté « mal digéré ».

Doubleplusbon

Vu en tête de gondole d’une librairie une collection de petits « livres de cuisine » proposant des recettes à base de produits industriels célèbres : Coca-Cola, bonbons Haribo, crème de marrons Faugier, Carambar…

recettes nutella carambar

Aujourd’hui, il est en effet possible de faire croire à des gens que ces recettes peuvent être appétissantes, et que des sucreries industrielles peuvent être des ingrédients de cuisine honorables. Il y a, pour gober cela, le désormais célèbre public « adulescent » : cette catégorie de personnes qui, à 30 ans passés, n’ont jamais cessé de prendre un goûter, de manger des céréales dans lesquelles un jouet est offert, et dans la vie de qui le Nutella™ ou les Chamallows™ continuent à jouer un rôle important.

L’engouement pour ce type de cuisine (si engouement il y a) repose sur une équation simple : « si A est bon et si B est bon, alors A+B est très bon ». Et ça ne se limite pas au goût : au-delà des « glaces aux Smarties’ » et des « brownies aux M&M’s », il y a une tendance à proposer, dans la culture populaire, des agrégats de saveurs, censés faire saliver comme si cela en démultipliait le goût. On croit ou fait semblant de croire que l’addition de deux choses bonnes donne quelque chose de deux fois plus bon.

C’est ainsi que pour faire un film nouveau et original « encore meilleur », on se permet d’empiler grossièrement deux genres l’un sur l’autre, ou encore de surajouter les héros et les acteurs comme des ingrédients, sans aucune crainte de l’indigestion ou de la faute de goût.

inglourious-basterds aliens cowboys« Cowboys + Aliens » / « Nazis + coolitude » : double ration !

AvengersTous les héros réunis = meilleur film d’action de tous les temps !
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Les-Seigneurs6 acteurs comiques = film 6 x drôle

Cette façon de penser et d’avoir son compte relève d’une logique boulimique, gloutonne et assez américaine. Elle procède d’une inversion complète entre qualité et quantité. Singeant la créativité et l’invention, elle ne fait en réalité qu’empiler et accumuler les matières. Et alors qu’elle devrait apparaître instinctivement fausse et repoussante à un Européen, elle trouve tout de même son terreau chez nous par la grâce de l’américanisation des esprits. Cela passera peut-être, comme une mode, ou cela s’installera au contraire durablement dans notre façon de goûter et d’apprécier les choses.

Rêve américain

Malgré tout le racisme légitime qu’inspirent l’Amérique et ses Américains, on aimerait bien, une fois, tracer dans une vieille Buick sur une route poussiéreuse, sans but précis sinon celui de faire une halte dans une cafétéria où une
« Samantha » nous servirait un pancake mou et un café trop sucré…

Quelle est cette étrange poésie, qui émane de lieux et de personnages pourtant insignifiants sinon lugubres, et qui nous pousse par exemple à rêver d’être, un jour, rien qu’une seule fois, Taxi Driver ?

Si l’homme parvient encore à fabriquer de la poésie avec un monde si désenchanté, alors peut-être, sommes-nous sauvés !