La singerie de l’Amérique

Quelqu’un ayant grandi comme moi dans les années 80-90 pouvait raisonnablement penser qu’en matière d’américanisation, notre société avait eu son compte, que l’American way of life avait fait son chemin voire son temps, pénétré notre culture aussi profondément qu’il lui était possible. Quelqu’un comme moi pouvait penser qu’avec la domination écrasante de la musique et du cinéma, l’attrait irrésistible de la langue anglo-saxonne, la demande spontanée de fast-food et de marques vestimentaires, la vénération des stars et starlettes d’outre océan… le processus d’américanisation était achevé.

Or depuis quelques années, tout montre que la marche s’est réenclenchée, qu’il est possible de pousser l’acculturation beaucoup plus loin.

A Paris comme dans d’autres villes, nous voyons fleurir ces boutiques qui sont des copies conformes de commerces américains :

  • ici un restaurant à « bagels » tenu par un type à bonnet new-yorkais, où chaque détail jusqu’au sachet de mayonnaise et au bocal de cornichons a été importé de là-bas pour faire comme si… (pas d’Amora s’il vous plait, merci bien !),
  • là un « Diner » des années 50 où l’on fait bien sûr « le meilleur burger de la ville », celui qui fait tant glousser les imbéciles…
  • ici encore un foodtruck comme là-bas, qui circule et se propose de servir des « classiques californiens »…
  • là enfin, une boutique 100 % spécialisée qui fait d’adorables « cupcakes »… Mais si, vous savez, les cupcakes !

A travers le langage également, un nouveau cap est franchi. Il ne s’agit plus, pour un jeune Français, de parler un bon anglais, un anglais académique, mais aussi et plutôt un anglais parlé, un anglais de rue, l’anglais (ou l’américain) que vous auriez si vous viviez là-bas. Ainsi, Paul, Gontrand et Bernadette échangent quotidiennement du slang américain, argot, abréviations, acronymes, petites phrases et interjections branchées, toutes chaudes sorties des rues américaines… Les ont-ils entendues dans des films ? Le principal est en tout cas d’être réactif, d’adopter le nouveau parlé quelques mois après qu’il soit établi outre-Atlantique, de délaisser suffisamment tôt les expressions passées de mode pour les remplacer par les nouvelles…

Dernier signe d’acculturation totale : le fait de juger la qualité des remakes ou adaptations du cinéma américain. Quand Hollywood transpose sur écran un comics des années 40 que personne ne connaissait et qui n’a jamais pris racine en France, il est de bon ton, pour le critique français, de se prononcer sur la fidélité de l’adaptation par rapport à « l’esprit » de l’original. Le critique français est évidemment infusé de « l’esprit » de la pop culture américaine, de la tête aux pieds, bien plus que le cinéaste californien qui a réalisé le film. Il est le garant de cet esprit et c’est à lui qu’il faut demander, en dernier recours, si tel blockbuster est fidèle ou pas à la BD qu’il fait semblant d’avoir toujours connue.

Ainsi donc, la nouvelle assimilation de l’Amérique consiste à non plus vendre des burgers en France, mais vendre les burgers de là-bas. Non plus ouvrir une boutique de hot dog à Turcoing, mais y proposer le hot dog tel qu’il est vendu sur la 5ème Avenue. Pas seulement le hot dog donc, mais aussi la serveuse et son look, les sacs en papier kraft, le gobelet à pourboires et toute la comédie de l’Amérique

Fausse nostalgie reconstituée. Singerie totale. Il ne s’agit plus de s’inspirer, d’incorporer un peu de culture américaine, mais de la décalquer et de faire comme si on en était. Donner l’impression qu’on était à Miami la semaine dernière. Simuler une passion dévorante pour une saloperie de confiserie censée nous rappeler celles qu’on avait goûtées là-bas, lors d’un voyage en terre sainte américaine. Se prononcer sur le restaurant de Paris qui fait « le meilleur hamburger de la ville » (et sous-entendre ainsi que l’on détient la recette originale et ultime dans un coin de sa tête)…

L’ingestion de culture américaine a rarement réussi aux Français, ce n’est pas nouveau : déjà dans les années 60, nous avions le cas embarrassant de ces rockabillies made in France, qui traînaient au café de Montargis avec leur blouson jean et leur banane tout en sirotant un picon-bière… La vague actuelle de singerie a le même côté ridicule. Le même côté « mal digéré ».

Rebelle déclaré, beau dégonflé

au revoir président

Un jeune collègue se sent pousser des crocs depuis qu’il a posé sa démission et qu’il est en période de préavis. Alors que rien ne semblait le mécontenter jusque-là, il est désormais revanchard, passe ses dernières semaines à ironiser et cracher dans la soupe, et instaure une ambiance délétère. Et puis voici que l’autre jour, entre deux commentaires acerbes, il glisse une idée pour son cadeau de départ (coutume de l’entreprise), sur un ton subitement plus infléchi ! Non seulement il présuppose déjà qu’un cadeau lui est acquis, mais il suggère en plus un très beau cadeau comme on dit, sans proportion avec son ancienneté ou simplement son implication au travail.

Se révolter d’un côté tout en continuant à demander de l’autre… Les rebelles les plus visibles et les plus déclarés sont toujours ceux qui en ultime recours réclament leur pitance à l’autorité qu’ils dénigrent ; sans jamais de honte, sans que cela leur pose de contradiction. C’est l’histoire du chien qui mord quand on lui apporte sa gamelle. Un bon maître sait normalement qu’il convient de lui ôter immédiatement son repas.

faire son baluchon

Les choses sont pourtant simples : si son boulot ne convient pas ou qu’on a quelque chose à reprocher à quelqu’un, il n’y a qu’une chose à faire, s’en séparer. Couper les ponts si nécessaire. Tracer la routeShit or get off the pot ! – et si l’on a un peu de fierté, se faire fort de ne plus accepter un centime ni aucune aide de la personne. Ne pas lui être redevable. Toute attitude autre trahit le fait que le pont n’est justement pas coupé, c’est-à-dire que vous n’êtes pas mentalement libre, que vous n’avez pas les moyens de votre indépendance, et qu’à ce titre vous feriez mieux de rentrer dans le rang jusqu’à temps d’avoir grandi et de vous être fortifié.

C’est pour cette raison que, de longue date, je cultive une méfiance envers ces rebelles trop apparents : rebelles à tresses, à nattes, à tatouages, rebelles à grande gueule, rebelles « moi je », qui préviennent, qui expliquent qu’ils n’ont pas la langue dans leur poche… Rebelles qui annoncent la couleur, rebelles dont c’est marqué sur le T-shirt… J’ai cette profonde méfiance et je la tiens d’une expérience et d’un jour précis.

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Il y avait ce type au lycée, qui à lui seul représentait l’esprit de la folle jeunesse : beau comme un Rimbaud, la frange ébouriffée comme il faut, occupant de tout son long le créneau des musiques alternatives, avec son groupe, ses pantalons reggae, ses blousons grunge, ses coupes de cheveux toujours intéressantes… et en sus l’avantage décisif d’être moitié Américain ! Imbattable, les filles ne s’y trompaient pas. Il était plutôt sympathique, du reste. Pas flambeur, il n’en faisait pas des caisses : il était simplement charismatique et rebelle affiché. Autour de lui gravitait tout ce que le lycée pouvait compter d’underground, de cools et de fumeurs de shit. On était l’année du bac, et ce qui agitait les esprits, outre l’examen, c’était la rumeur que le traditionnel chahut de fin d’année – l’Enterrement des Terminales ! – serait interdit cette fois-ci. Colère. Année après année on avait assisté, admiré et subi ceux de nos aînés, et maintenant que c’était notre tour c’était fini ? Pour tous, il n’en était pas question : autorisé ou pas, l’enterrement aurait bien lieu ! Mais, au fil des semaines et à mesure que le bac approchait, l’atmosphère soixante-huitarde s’est dégonflée. Les élèves dans leur ensemble en avaient de moins en moins à faire, ils cédaient aux pressions faites sur les révisions, passaient à autre chose… A la veille du jour J, alors qu’on s’assurait des soutiens fiables, j’étais allé en causer avec mon rebelle : l’Américain. Jusqu’à présent il avait été vindicatif sur le sujet, mais mince ! voilà qu’il avait changé de ton, en une nuit ! D’un air faussement blasé, il m’expliquait que « c’était vraiment tous des cons », que ça le dégoûtait, que ce « lycée de merde » lui ôtait jusqu’à l’envie de la rigolade, et que tu sais quoi : il n’avait même plus envie d’en découdre mais simplement de se barrer, et qu’au lieu de participer, il allait plutôt se poser avec un djembé dans le couloir des salles de classe pour « les faire chier une dernière fois » avant le dernier cours.

baudruche dégonflée

Bien sûr il ne l’a pas fait non plus. Ni aucun de ses amis anticonformistes. Aucun d’eux n’était là le lendemain, parmi la colonne d’élèves en noir et en peintures de guerre, qui dévala la colline et s’abattit sur le lycée. On jeta des œufs, de la farine, on entarta bêtement ses profs comme il se doit, on glissa du poisson pourri dans les faux plafonds, on fut convoqués les jours suivants et sermonnés tandis que ces élèves qui, les 364 autres jours de l’année arboraient des T-shirt « Che Guevara », avaient plutôt choisi de s’abstenir et de réviser leur bac.

Les seuls à être allés au bout, au contraire, c’était l’autre camp : l’armée des puceaux, des normaux, ceux qu’on appellerait quelques années plus tard les « nobody », ceux qui restaient manger à la cantine, avec leurs jeans trop serrés et leurs polos tout naze sans marque et sans groupe de rock dessus. Cette journée fut une sublime allégorie de la séparation entre ces deux mondes distincts : tandis que les uns avaient bravé l’interdit et se retrouvaient dans la cour du lycée à chercher qui arroser ou enfariner, les autres – les rebelles déclarés – avaient été parqués avec le reste du bétail à l’intérieur des classes, afin de nous priver de cibles. Les visages se faisaient face, de part et d’autre des vitres du rez-de-chaussée. Je repense souvent à cette image, cette vitre de séparation. Peut-être ma mémoire enjolive-t-elle, mais je reste certain d’avoir vu, derrière les reflets ombragés, la moue passive de mon rebelle américain, cloîtré avec les professeurs en attendant que ça passe !

On me dira que c’est anecdotique, dérisoire, que ça ne présage pas de la capacité de ces personnes à entrer en véritable résistance lorsque la cause est sérieuse et que le jeu en vaut la chandelle. Je crois au contraire que c’est très parlant, et que celui qui n’a pas su se solidariser à cette époque où l’enjeu était nul et où il avait très peu à perdre, a encore moins de raisons de le faire dans une vraie situation de risque et de combat.

Qui veut d’un monde multipolaire ?

« Auto-détermination ». « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Voici des expressions qui fleurent bon le cours d’histoire XXème siècle et qui ont totalement disparu du vocabulaire actuel. C’est clairement quelque chose dont on n’a plus envie. Nous arrivons pourtant à un moment intéressant de l’histoire où l’Occident n’a plus la vitalité de faire rayonner son influence ni la puissance et les moyens de l’imposer, et alors que le monde s’apprête enfin à devenir réellement multipolaire, on n’entend pas les cris de joie de ceux qui appelaient à une meilleure distribution.

Avec la fin de la Guerre Froide, ce ne sont pas seulement deux « blocs » qui ont disparu, c’est aussi le tiers-monde, c’est-à-dire le monde tiers, celui qui faisait valoir son droit au non-alignement sur les modèles imposés. Aujourd’hui, l’existence d’un monde tiers qui ait son propre modèle et sa façon d’être n’est plus admise.

Oh, bien sûr, si l’on demande qui est pour la diversité des peuples, tout le monde lève la main. Mais entrez dans les détails, et surgissent alors les conditionnels, les exceptions, les clauses dérogatoires… Au final, bien peu sont ceux qui pensent réellement que les nations peuvent parler d’égal à égal. Bien peu sont ceux qui pensent qu’il n’y en a pas de plus éclairées que d’autres pour leur dicter une conduite, ou pour détenir l’arme nucléaire. Bien peu sont ceux au final qui sont disposés à accorder à ce « tiers-monde » plus que de la charité ou des bombes.

A la place de la multipolarité, on suppute plutôt que le monde porte en lui une seule et même aspiration, plus ou moins consciente, plus ou moins affirmée, plus ou moins empêchée par un tyran… aspiration qu’il faut encourager à éclore notamment là où elle n’a pas de graine. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a laissé place au devoir d’ingérence. Le paradigme tiers-mondiste s’est fait voler sa légitimité par le paradigme mondialiste. Car c’est de cela qu’il s’agit : parce que le monde a pris les dimensions d’un village, le sentiment général est que nous sommes plus ouverts, plus proches des autres pays, des autres cultures… L’impression commune est qu’on se connaît mieux, qu’on se comprend mieux, qu’on n’est pas si différents qu’on a voulu nous le faire croire… On a développé une familiarité qui ne repose pas sur grand-chose d’autre qu’un vague sentiment fortement usurpé. Car en quoi se connaît-on mieux, depuis qu’on a une monnaie commune ? Depuis qu’on consomme les mêmes produits ? Depuis qu’on part en vacances chez les autres ?

Les gens se déclarent similaires, frères, citoyens du monde… Mais nous ne nous connaissons pas. Le citoyen du monde autoproclamé tutoie toutes les cultures, toutes les peuplades, mais à la façon déplacée d’un inconnu qui tutoie celui qui ne l’y a pas autorisé. Il ne connaît pas mieux ces gens-là, il a simplement un a priori positif, qui relève toujours autant d’une méconnaissance. Le meilleur endroit pour constater cette familiarité usurpée est celui des dirigeants et des élites : on le voit très bien si l’on compare les comportements diplomatiques actuels et passés. Dirigeants et voyageurs d’antan ne feignaient pas une amitié automatique avec un peuple qu’ils ne connaissaient pas. Ils ne cherchaient pas à « se sentir à l’aise » coûte que coûte. Ils observaient une certaine distance lors de leurs entrevues, qui était celle de l’invité reçu : on adoptait les codes de l’hôte, on se savait toléré. Il aurait par exemple été sans doute inimaginable qu’un pays se permette de légiférer sur l’histoire et la mémoire d’un autre, comme l’a récemment fait la France avec la Turquie.

Bien plus qu’une simple histoire de courtoisie, ce qui s’est perdu à travers ce sentiment de familiarité mondialisée, c’est la perception des différences et leur respect. A se sentir frères, à se considérer égaux, seulement séparés par la langue ou la distance, on nie l’étrangeté qu’on ne peut pas saisir. On nie simplement que l’autre ait une intimité qui nous sera toujours hors de portée. Sa part d’incompréhension. Dans le même temps qu’on s’est senti plus ouvert et plus proche, notre tolérance s’est en réalité rétrécie. Dans le même temps qu’on s’offusque d’entendre dire que « les civilisations ne se valent pas », on se sent légitime à bouleverser celles qui nous sont réellement déviantes, pour les aspirer vers quelque chose qui nous ressemble plus.

C’est finalement toujours la même histoire d’attitude vis-à-vis de ce qui est étranger : il y aura toujours deux façons d’aimer la différence. L’aimer à la dissoudre pour mieux l’assimiler, ou l’aimer en la tenant à distance, pour mieux la préserver.

Fuir

Les incompris ne sont pas nés à la bonne époque, c’est bien connu. Ou bien ils sont étouffés par un milieu qui ne comprend rien.

Il est tellement plus pratique de déplorer son époque, d’accabler sa famille, de maudire sa société, de fuir sa condition… Tellement plus simple de se dire que ce sont les autres qui n’ont rien compris plutôt que de s’affronter, soi-même et ses responsabilités…

Fuir, ce n’est pas encore être libre.