A une réunion au sommet en Algérie, par un été torride, le Général de Gaulle aurait lancé à un ministre qui s’était pointé en bermuda à cause de la chaleur : « il ne vous manque plus qu’un bâton et un cerceau ! ». Il y a dans ce jugement toute la rigidité un peu conne et absolument pas cool d’un vieil emmerdeur. Mais également une part de vérité : on cède au confort par laisser-aller, et ce laisser-aller vestimentaire passe avant tout par un laisser-aller moral.
Je repense au bon mot du Général chaque fois que je vois, à Paris, ces personnes si pressées de singer les Tropéziens dès les premiers rayons printaniers sur la capitale grise : aussitôt, ils tombent la chemise, sortent les lunettes, le short, et bien sûr les ignominieuses tongs. La tong, portée en milieu urbain, est le signe immanquable d’un affaissement moral. C’est la victoire du soi-disant confort sur la Raison (car évidemment, il n’y a aucun confort à traîner des semelles plastifiées sur le bitume, c’est un confort tout psychologique qui consiste à croire que l’été est là et la plage pas loin). La tong portée en milieu urbain est l’équipement inapproprié par excellence : elle va à l’encontre de l’Evolution et de l’instinct de vie. Le citadin qui n’a à ses pieds que cette semelle ne peut ni courir, ni se défendre ; en somme il est voué à la mort et à la prédation. La tong portée en milieu urbain, celle qui ne tient que suspendue à un orteil, est un effondrement, un lâcher prise. Sous le prétexte que « rhôff… c’est l’été ! », on sacrifie la bonne tenue et la convenance. On laisse sauter une soupape. C’est particulièrement palpable lorsque c’est une connaissance que vous croisez par surprise dans cet état de relâchement estival : une personne que vous croyiez connaître mais que vous croisez ce jour-là hors contexte : la voilà débraillée, plus moche qu’à l’accoutumée, mal rasée, vêtue sans soin… et traînant derrière elle les fameuses tongs ! C’est comme si elle vous disait là :
« Me voici sous mon vrai jour. Toutes les autres fois où tu m’as vu autrement, il m’en a coûté. S’il n’y avait pas ce travail, ces obligations, ces personnes et ces codes à respecter, je vivrais ainsi négligé, vulgaire, traîne-savates, déambulant à l’état sauvage, mine blafarde et tongs aux pieds, emballé dans un T-shirt informe… Je ne garantis pas non plus que je continuerais à me brosser les dents ».
Car c’est un fait : aussi fort que l’on pense être, la tenue, l’élégance, la discipline à laquelle on s’astreint tient à la pression de l’environnement extérieur. Savez-vous pourquoi les expéditions scientifiques, polaires, spatiales… prennent toujours soin d’inclure une femme dans l’équipage ? Parce qu’on a observé que c’était mieux ainsi qu’en laissant des hommes seuls entre eux. Isolés pour de longs mois hors de toute société, de tout regard, les hommes se laissent aller à une vitesse vertigineuse. Ils délaissent les conventions, arrêtent de se raser ou de se tenir propre, jurent, crachent, entamant une descente sûre vers le bourdon et finalement la dépression. Celui qui prête le flanc aux tongs en ville sera le plus prompt à céder sur d’autres plans moraux. Il est passé outre la pression sociale de la décence vestimentaire : combien de temps supportera-t-il encore de ne point voler, ne point tuer, ne point convoiter la femme de son voisin ? Une étude sérieuse sur les tueurs de masse, ces « loups solitaires » qui se pointent un jour avec un fusil et des munitions et font feu dans une école, une mairie, un centre commercial… mettrait peut-être en évidence que tous se sont laissés aller à porter des tongs les semaines qui ont précédé leur forfait !
Maintenir sa discipline, a fortiori lorsque l’environnement n’est pas là pour vous y contraindre, exige une force morale. Il y a ces petites règles à observer, ces contraintes que l’on met comme obstacle entre soi et le confort définitif… Règles qui sont peut-être terriblement arbitraires, terriblement obstinées et idiotes, mais qui sont un rempart contre le délabrement. Rester chic, même à Alger sous 42°C. Ne pas cracher par terre, même lorsqu’il n’y a pas de dame à proximité. Il a beaucoup été écrit sur les bienfaits de l’autocontrainte, sur le paradoxe qui veut qu’on ne soit homme et véritablement libre que lorsqu’on s’attache à une règle, et que l’on se perde définitivement lorsqu’on dispose du champ illimité du vide et de la liberté.
A l’inverse, on peut aussi très bien imaginer un homme élégant qui pense comme un clochard ou un prince en haillon…
Et c’est même plutôt cette version que je préfère.
Excellent ! C’est très agréable – et en même temps troublant – de voir que d’autres font les mêmes constatations que vous ! Je dis troublant, parce que lorsque vous parlez de ce type de chose à un tiers (par exemple un collègue de bureau, que vous n’avez pas choisi), il vous regarde d’un oeil torve : « quoi que ? plaît-il ? où est le problème y a un problème ? » Et vous vous dites alors qu’effectivement, vous ne tournez pas rond. Avec l’expérience on se rend compte qu’il est normal, que la majorité vous regarde de travers quand vous faîtes ce genre de réflexions.
Il n’empêche, la communauté d’opinion et le fait de se sentir compris font du bien.
Concernant cette histoire de tong, je me suis fait les mêmes réflexions que vous. D’abord que c’est laid et très peu pratique, ensuite que ça ne sied pas en ville. Ma conclusion est légèrement différente de la vôtre ; elle est d’ailleurs plus cruelle : la majorité des gens n’ont pas le sens de ce qui sied, de ce qui va, etc… qui est de l’ordre d’une intuition fine que tout le monde n’a pas, à mon avis. C’est comme ne pas avoir le sens de la mesure. Je parle de « sens », parce que c’est difficilement quantifiable et explicable, me semble-t-il. On fait le rapprochement soleil/chaleur/tong, réflexe primaire provoqué par le fait de se déshabiller quand il fait chaud. Mais les liens tong/plage et tong/esthétique, qui demandent une appréciation intellectuelle (et non plus une sensation corporelle) ne se font pas chez tout le monde.
A cela s’ajoutent les effets de mode, d’ailleurs lié avec l’idée précédente, puisque suivre la mode, c’est mettre en berne l’appréciation intellectuelle.
Merci de votre commentaire et de vos développements. Vous êtes l’auteur de Opale de Bactriane ? Est-ce que ce site est définitivement arrêté ?
C’est exact ! Non, il existe toujours, mais étant donné qu’il a été en état de jachère pendant longtemps, et que je n’ai pas renouvelé l’abonnement (j’étais en premium), j’ai perdu le nom de domaine… Mais vous pouvez le trouver à cette adresse: http://opaledebactriane.wordpress.com/
Je suis encore à le débroussailler…
Je viens de découvrir votre blog, Hadrien, et je vous félicite pour celui-ci.
Je viens de m’y abonner en espérant que le débroussaillage arrive rapidement à terme pour continuer à vous lire.
Vos références aux ouvrages et citations anciens sont un régal.
Au plaisir.
J’adore ce billet sur les tongs. il est en outre truffé de phrases savoureuses, qui répétées en boucle pourraient aisément devenir cultes. Bravo.
Merci Vlad.
Oui, bon billet.
Ces histoires de tongs ou plus généralement de tenues peu soignées m’ont toujours interpellé (j’ai fait deux ou trois billets là-dessus), notamment le jour d’épreuves lorsque j’étais convoqué comme correcteur aux écrits et que je voyais défiler certains zigotos pour l’oral…
J’en ai même vu un, une fois, se pointer en BTS « gestion nature » pieds nus avec un chapeau de cow-boy… misère !!!
« Savez-vous pourquoi les expéditions scientifiques, polaires, spatiales… prennent toujours soin d’inclure une femme dans l’équipage ? Parce qu’on a observé que c’était mieux ainsi qu’en laissant des hommes seuls entre eux. »
Pouf, pouf… C’est déjà dépassé. Aujourd’hui, ce sont les expéditions 100 % féminines qui se vantent de sentir mauvais et de ne pas se laver…
http://www.telegraph.co.uk/news/newstopics/howaboutthat/12118801/Ocean-rowing-women-go-naked-after-running-out-of-clean-clothes.html
Elles auraient pu faire ça en secret au milieu de l’océan, personne ne l’aurait su. Mais elles s’en vantent. Et elles ne nous épargnent aucun détail.
Attention, ce sont des mères de famille, hein ! et elles rament pour le Bien : elles financent la lutte contre le cancer.
Bientôt, je pense, ce sont des hommes qu’on prendra soin d’inclure dans les expéditions scientifiques féminines, pour que ces dames se conduisent à peu près correctement.
Excellent et très juste !
J’ai bien rigolé !
Merci Robert.
Je me demandais où vous étiez passé, n’allant plus trop chez Causeur et ne vous voyant plus chez Goux par exemple…
Bonjour Lebuchard,
Il y a bien longtemps que je ne fréquente plus Causeur : depuis qu’ils sont passés en payant, très exactement. Et en effet, je ne commente plus chez Goux. Vous me trouverez chez le Grincheux Grave…
Mince… j’ai oublié de vous saluer, pris dans mon fou rire en imaginant de drôles expéditions de pieds-nickelés féminins… mais le cœur y était !
Je ne vais pas souvent chez le grincheux mais à présent, j’irais y faire un tour plus régulièrement.
Je ne suis pas tjs à 100% d’accord avec tout ce que vous écrivez mais disons que globalement (entre 95 et 98% du temps), les incohérences et crétineries de nos contemporains que vous relevez me hérissent aussi le poil.
Bien à vous.
La rigidité n’est jamais un peu conne !!
Parlez-en, ce sera difficile je vous l’accorde, à mon jeune prunier et son tuteur…
…globalement (entre 95 et 98% du temps)…
Je vais réfléchir à me présenter aux élections.
😉
Pourquoi pas ?!!
Cela changerait sûrement des consensuels stupides que nous subissons !
Dites-donc vous deux ! Je vous dérange pas ?
Non, tant que vous n’êtes pas discourtois, ça va.
Non pas du tout !!!
Pensez-vous… En même temps, vous êtes chez vous !!!
😉
C’est bien connu, les nazis portaient des tongs.